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tome 1, Chapitre 18 « Swan - 2 - La Confrontation » tome 1, Chapitre 18

Swan s’était rarement retrouvé sans voix. Au contact de son père adoptif, il avait acquis une impressionnante faconde, qui l’avait aussi souvent plongé dans les ennuis qu’elle l’en avait sorti. Mais il avait également gagné une certaine expérience, celle de se taire et de ne pas provoquer ce qui risquait de le mordre. Il se tassa un peu dans sa chaise et leva un regard de chien traqué vers le maître des lieux :

« Qui... Qui êtes-vous ? balbutia-t-il en portant une main hésitante vers sa blessure supposée.

— Je pourrais vous retourner la question », répliqua l’homme en remontant ses lunettes sur son nez.

Swan se demanda comment agirait Vesper en la circonstance. Sans doute commencerait-il par se taire et observer avec attention son ennemi. Oui, cela lui ressemblait bien. D’après Angelia, les questions se brisaient sur lui comme les vagues sur un rocher. Il baissa la tête en tentant d’adopter un visage pensif.

Un sourire se dessina sur les lèvres minces de l’homme :

« Allons. Vous avez intérêt à tout me dire. »

Swan releva lentement les yeux, espérant que la pénombre dissimulait la couleur singulière de ses iris.

« Pour quelle raison ?

— Parce que, voyez-vous, je suis particulièrement intéressé par les gens qui se révèlent être… un peu plus motivants que cette foule banale et obtuse qui encombre le monde. À vrai dire, la plupart des gens ne sont bons qu’à être des rouages. Mais vous, vous êtes différent, n’est-ce pas ? D’ailleurs… »

Il se pencha légèrement par-dessus la table, ajusta de nouveau ses lunettes, et scruta son visiteur avec un intérêt presque gourmand.

« Vous êtes… plus que différent. Vous me semblez… familier. »

Swan se raidit. Il se doutait de ce que le titan avait perçu en lui. Même si la filiation était un phénomène purement biologique et qu’une âme ne pouvait en faire naître une autre, il arrivait que des parents dont l’énergie était puissante ou singulière laissent une empreinte indélébile sur l’âme de leur enfant. Comme… une part d’essence.

Le prisonnier déglutit péniblement, tiraillé entre l’inquiétude et la colère : son géniteur avait été un titan particulièrement dangereux ; tout comme l’homme en face de lui. L’un des six frères qui s’étaient partagé le pouvoir au détriment de leurs semblables comme de l’humanité ordinaire. Il avait un nom pour le maître de Skellet : Céos. Aussi connu comme Polos. La voûte céleste. L’axe du monde. Le penseur. Il y avait certes quelque chose d’impressionnant quand on songeait aux mythes dont sa personnalité était l’origine. Mais n’était-ce pas le cas de toutes les âmes éveillées majeures ?

« Allons, poursuivit Céos avec un sourire crispé, dites-moi la vérité. Vous n’êtes pas ce rebelle que nous cherchons, n’est-ce pas ? Vous simulez jusqu’à vos blessures… mais vous n’avez pas vécu dans Skellet. Vous n’en portez pas l’empreinte. »

Swan éclata de rire : il n’était pas autrement étonné de la clairvoyance du titan.

« Je sens une autre influence sur vous… »

Ses yeux se plissèrent pensivement :

« C’est étrange… Vous portez l’empreinte des Douze… Et vous êtes plus qu’un simple initié… Un éveillé. Et pas le moindre. Si j’avais pu me douter… »

Il se leva lentement, toisant le jeune homme de son étrange regard couleur d’abysse :

« Encore une fois, qui êtes-vous ? »

Swan comprit qu’il était trop tard pour le détromper. Il prit le temps de se débarrasser de l’écharpe devenue inutile avant de relever ses pupilles couleur de sang vers le titan :

« Quelqu’un qui pense que vous n’auriez jamais du sortir des limbes où votre âme avait été exilée », lança-t-il d'un ton rude.

Le visage de l’homme se crispa brièvement :

« C’était une situation inique. J'imagine que les Douze ont dû vous bourrer le crâne…

— Oh, non. De fait, les Douze… cela ne veut plus dire grand-chose. Chacun a décidé de mener son existence comme il l’entend sans se préoccuper des vieux liens familiaux. J’ai eu la chance, en échappant aux griffes… de votre frère, de trouver en l’un d’eux un père adoptif dévoué et affectueux, qui m’a aidé à franchir le pas pour faire de moi un éveillé.

— Les griffes de mon frère ? Ainsi, vous seriez un titanide ? Mais peu importe… Celui qui vous a éveillé n’en avait pas le droit. Ce temps-là est révolu. Pourquoi diviser notre puissance quand elle a été amoindrie à ce point ? Ce monde n’a plus de sens, depuis bien longtemps. Les non-initiés – et même les initiés ne savent plus rester à leur place. Si même les éveillés perdent tout sens commun… »

Swan passa la main dans les boucles qui commençaient à sécher :

« Allons, ce n’est pas comme si vous n’aviez pas renversé votre propre père. Avant d’être vous-même renversés par les Douze. Vous vous êtes épuisés en guerres dynastiques et consumés dans votre désir de contrôler les non-initiés et d’en faire vos esclaves. Mais ce genre d’emprise n’a qu’un temps.

— Les Douze ont toujours été trop bons avec les humains, gronda Céos en appuyant les deux mains sur la surface du bureau, une ombre dangereuse dans le regard.

— Pas toujours, non, mais au moins ont-ils compris, pour la plupart, un fait essentiel : ils sont eux-mêmes humains. »

Swan croisa une jambe par-dessus l’autre et porta sur le titan un regard couleur de sang qu’il n’avait plus aucune volonté de dissimuler :

« Vous ne pensez pas qu’il est grand temps de cesser de vous voir comme des dieux ? Et d’employer vos capacités et votre longévité pour autre chose que dominer le monde et régler vos comptes ? »

Il prit le temps de considérer l’effet de ses paroles sur son interlocuteur ; Céos crispa les mâchoires et se redressa vivement.

« Je vois encore une fois que la jeunesse n’apprend rien, lâcha-t-il d’un ton dégoulinant de mépris.

— Apprendre quoi ? À asservir l’humanité ? Qu’est-ce que cela vous apporte, en fait ?

— À rendre l’ordre au monde. À remettre le peuple à leur place. Depuis que ses membres ont commencé à maîtriser la technologie, ils se prennent eux-mêmes pour des dieux… Quand elle était notre seul apanage, elle était un facteur d’ordre, pas d’errements !

— L’ordre… Vous n’avez que ce mot à la bouche. Je n’ai pas encore entendu de votre part une seule justification valable. »

Il haussa négligemment les épaules :

« Oh, sachez que j’ai apprécié votre création. C’est très ingénieux, vraiment. Impressionnant. Mais au nom de cet ordre qui vous obsède, vous n’avez pas hésité à enfreindre une des règles les plus anciennes en exploitant l’énergie des âmes…

— Des esprits. Les âmes sont juste mises… en pause.

— Blanc bonnet et bonnet blanc, rétorqua Swan avec un geste désinvolte de la main. En attendant, vous arrêtez les esprits dans leur route vers leur cycle naturel, vous les tenez en esclavage puis vous les emprisonnez. En quoi cela sert-il l’ordre ?

— Ces âmes ne sont pas éveillées, répliqua Céos en haussant les épaules. C’est comme s’apitoyer sur les chiens, les chevaux… ou les fourmis. Ils existent pour servir un plus haut dessin.

— Un ordre que vous dominez, j’ai bien compris. »

Swan prit une grande inspiration et secoua la tête :

« Pardonnez mes propos, Céos, mais vous me semblez particulièrement monomaniaque. Cronos n’était pas différent. Je doute d’ailleurs que depuis l’endroit où il a été renvoyé, il soit en train d’applaudir vos actes. »

Il leva les yeux vers la coupole au-dessus de lui, observant le dessin des constellations qui y était tracé :

« Vous devez vous sentir très seul, non ? Même si j’étais tenté de m’allier à vous, je n’aurais pas vraiment envie de me commettre dans une initiative aussi isolée. »

Céos se redressa avec autorité, un spectacle assez amusant au regard du corps qu’il habitait pour le moment.

« Ne croyez pas cela, fit-il d’un ton sec. Pensez-vous donc que ce titan de métal soit le seul destiné à assurer notre pouvoir sur ce monde ? »

Swan se renfonça légèrement dans le fauteuil, tâchant de garder son expression impassible : il commençait à en savoir assez pour songer à une honorable retraite.

« Je vous fais confiance pour ne rien avoir laissé au hasard.

— Je n’ai rien laissé au hasard, mais on ne peut en dire autant de ces humains limités. Cela ne m’explique pas comment un éveillé… même aussi mineur que vous, a pu prendre la place de cette vermine de Vertigo, ou quel que soit son nom. »

Il ôta ses lunettes, dévoilant les abîmes de son regard :

« Je dois en déduire que d’une façon ou d’une autre, vous êtes son complice. Et vous serez traité en fonction ! À moins, bien sûr, que vous reveniez à de meilleurs sentiments en comprenant où se situent vos intérêts.

— Et où se situent-ils, à votre avis ? »

Il pencha la tête sur le côté et sourit légèrement, ouvrant un peu plus grand ses yeux écarlates. Céos n’était pas le seul à posséder un regard particulier. Il savait qu’à cet instant, des particules de lumière pure, trahissant sa nature, devaient jouer dans ses iris.

« Ne poussez pas trop votre chance, déclara le titan en se rasseyant. Et évitez de me prendre pour un primitif, monsieur…

— Vous pouvez m’appeler Odoïporos, si vous le souhaitez, offrit le jeune homme.

— Le Voyageur. Bien sûr… Je pense que vous n’êtes pas là de votre propre initiative. Je vois très bien certains trublions se mêler des affaires qui ne les regardent pas. Un en particulier… dont je sens en vous une part d’essence. Mais passons. Je vous offre le marché suivant : vous pouvez partir maintenant pour négocier avec votre… famille. Vous pourrez lui expliquer mon projet si vous le souhaitez. Je n’exigerai même pas que vous me livriez vos complices. Vous êtes un éveillé, je ne peux donc vous traiter comme un simple humain. De plus, je ne suis pas certain de pouvoir vous arrêter, mais par contre… »

Un lent sourire anima ses traits ordinaires, le transformant en un masque effrayant :

« Par contre, je ne vous promets pas la sauvegarde de tous ces humains auxquels vous tenez tant. Je vous laisserai mettons, trois heures, parce que je suis magnanime, et vous viendrez me donner la promesse de votre protecteur qu’il laissera Skellet en paix. Au-delà de ce délai, à chaque heure sans signe de vous, j’en annihilerai une petite centaine. Ils ne sont pas durs à remplacer. »

Swan sentit son estomac plonger : il ne s’était pas attendu à cela. Mais encore une fois, sa seule expérience des titans concernait son géniteur ; mais s’il partageait avec Céos un manque absolu d’empathie, il faisait preuve de plus de subtilité…

« Trois heures ? Tant que cela ? Quelle générosité !

— J’aurais pu définir un délai bien plus court, mais je connais la faconde de votre protecteur. S’il veut venir lui-même, il en est tout à fait libre. Je pense qu’une discussion avec lui serait très intéressante. Mais soyez bien sûr… »

Il se pencha lentement, regardant le jeune homme par-dessus la monture dorée de ses lunettes :

« Soyez bien sûr que si je sens votre présence ici, ou si une seule… porte s’ouvre, à l'exception à celle que vous allez sans nul doute créer dès maintenant, j’exécute sur le champ ma menace ! À présent, quittez cet endroit, Odoïporos ou qui que vous soyez. Avant que je ne revienne sur ma décision.

— Très bien répondit Swan avec toute la sérénité qu’il était capable d’invoquer en la circonstance. Au plaisir de vous revoir… ou pas. »

Il rassembla son énergie, posa la main sur son médaillon et visualisa le tissu du temps et de l’espace. Son esprit le déchira comme un drap usé ; il traveersa cet accroc scintillant, sous le regard de Céos qui cachait mal sa curiosité.

Son passage menait hors de la poche de réalité spécifique de Skellet, mais il créa une seconde issue qui le ramenait vers la ville, si proche de la première que même Ceos ne pourrait la percevoir. Ce « passage dérobé » le fit émerger juste derrière le cylindre qui servait de quartier général au titan. Il se retrouva en équilibre sur une étroite passerelle, éreinté par l’effort, le cœur battant à tout rompre dans sa poitrine.

Swan ne s’était pas attendu à un adversaire aussi incisif : il s’était souvenu un peu tard que contrairement aux autres titans, Céos était connu pour sa vivacité d’esprit. Un caractère qui n’était pas très répandu dans leur famille élargie. Il se doutait que le maître des lieux s'était moqué de lui : d’emblée, il avait dû percevoir son essence et il savait qu’il ne pouvait pas être Vertigo. Il n’aurait servi à rien de nier ou de jouer la comédie.

Mais Swan était bien décidé à lui rendre la monnaie de sa pièce. Il s’accroupit sur ses talons, inspira longuement et entreprit d'assourdir son aura. Les plus anciens éveillés ignoraient tout de cette technique : ils n’avaient jamais eu besoin de la pratiquer. Son père adoptif avait commencé, quelques décennies plus tôt, à offrir ses services au gouvernement français pour traiter des cas qui relevaient de phénomènes ésotériques. La discrétion était devenue une nécessité vitale et il s’était particulièrement appliqué à la travailler.

Le jeune homme réalisa que son énergie faiblissait dangereusement. La création de ces portes complexes l’avait épuisé, mais il n’avait aucune intention de jouer le jeu de son « hôte ». Il devait rejoindre Angelia et les rebelles au lieu convenu pour leur rendez-vous. Mais déjà, il devait sortir de la Tête, ce qui n’était pas gagné. Avec un soupir, Swan regarda attentivement autour de lui : il finit par repérer une trappe, à peine discernable dans la pénombre. S’approchant avec précaution, il la souleva et aperçut des barreaux horizontaux scellés dans le métal, qui permettait de descendre dans un des conduits de maintenance si chers à Malvin.

Le jeune homme s’enfonça dans la noirceur absolue, sans trop savoir où il allait émerger. Il n’avait même pas la possibilité d’employer ses pouvoirs pour déterminer où se trouvaient les autres : il ne mettrait pas que sa vie en danger s’il commettait une telle imprudence.

L’obscurité devenait si dense que Swan devait chercher ses appuis à tâtons, avec une lenteur insupportable. Il regretta de ne pas avoir le don de localisation de sa sœur. Il n’aimait pas évoluer dans la pénombre ; il en éprouvait toujours un sentiment d’insécurité et une irrépressible nervosité. Sentant enfin un sol ferme sous ses pieds, il esquissa quelques pas avant de se laisser tomber assis par terre. Le jeune homme passa une main un peu tremblante sur son front et ne fut pas surpris de le découvrir trempé de sueur.

Un sourire chargé d’autodérision étira ses lèvres : il se trouvait aux antipodes de cette image de désinvolture étudiée qu’il se plaisait à assumer.

Trois courtes heures encore…

Ou plutôt, deux heures quarante-cinq, à présent.

Et il faudrait sans doute des siècles pour retrouver son chemin dans ce dédale obscur. Swan avait joué… et manifestement, il avait perdu. Peut-être aurait-il dû faire ce qu’avait exigé Céos : revenir auprès de son père adoptif, lui expliquer la situation et déterminer avec lui de la conduite à tenir. Il avait l’impression humiliante d’être de nouveau un enfant.

Le jeune homme blond s’obligea à se remettre sur ses pieds et prit une grande goulée d’air aux relents de rouille et de renfermé. Ce n’était pas en se morfondant dans un coin qu’il arrangerait les choses. Il entreprit d’explorer à tâtons son nouvel univers ; soudain, il sentit le vide sous son pied et n’échappa à la chute qu’en faisant un bond en arrière. Avec précaution, il s’allongea sur le sol et tâta le rebord du bout des doigts, à la recherche d'échelons permettant de descendre au niveau inférieur, sans succès.

Swan se redressa lentement, essuyant machinalement ses mains sur son pantalon. De vieilles terreurs venaient l’assaillir, en écho aux expériences les plus douloureuses de son passé : comme celle de se retrouver seul, arraché aux siens, sans que personne ne se soucie de lui. Sa raison avait beau lui dicter que tout cela n’avait aucun fondement, il se sentait de plus en plus désespéré. Il ignorait s’il devait en rire ou en pleurer.

L’éveillé se releva, percevant presque physiquement l’écoulement du temps, qui s’accélérait avec une cruauté malicieuse. Il décida, en dernier recours, de remonter ; après tout, plus personne ne devait le rechercher à présent.

Il s’apprêtait à gravir les échelons, quand il aperçut quelque chose du coin de l’œil : une forme pâle et élancée qui surgissait des profondeurs du gouffre. Avec un immense soulagement, il reconnut Anha.


Texte publié par Beatrix, 10 septembre 2017 à 21h17
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