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tome 1, Chapitre 15 « Angelia - 4 - Ailes mécaniques » tome 1, Chapitre 15

Angelia ne se sentait pas particulièrement rassurée en arrivant au centre de formation. Elle s'inquiétait autant pour elle-même et son partenaire - ils ne possédaient ni l'un ni l'autre une aura ordinaire – que pour Vesper et la femme-esprit au corps de métal. Si une âme éveillée de puissance majeure avait pénétré dans la ville à la suite du désastre du Cœur, c'était sans doute pour demander des comptes à Vesper, voire se venger sur lui. Elle ne pouvait même pas vérifier si tout allait bien du côté du jeune homme de crainte d'attirer l'attention de cette dangereuse entité.

Le centre était presque intégralement déserté ; les équipes devaient encore se trouver en plein travail dans les allées de Skellet. Elle n'eut aucune difficulté à se faufiler dans le bâtiment, sans même se donner la peine de dissimuler sa présence. Un superviseur l'arrêta sur le chemin de la chambrée, mais elle lui expliqua que son matériel était cassé et qu'elle avait été renvoyée par le chef d'équipe. On ne lui posa aucune question supplémentaire – à Skellet, personne n'était censé mentir. Même la porte de la chambre n'était pas verrouillée ; il n'y avait rien à y voler, après tout.

Elle s'allongea sur le ventre pour déloger sa mallette de l'espace sous le placard ; aucun de ses camarades ni de ses encadrants n'avait découvert sa présence. Elle l'épousseta d'un revers de manche et fit jouer le mécanisme qui la déployait. Tout semblait marcher correctement. Elle la referma et la sangla sur son dos, en espérant que le personnel du centre la prendrait pour une batterie ou un autre matériel de secours. Mais personne ne la stoppa sur le chemin du dehors ; elle émergea dans la pénombre de la ville en toute impunité.

En dépit de sa longue expérience, la situation sensible et l'urgence qui s'en dégageait la faisaient littéralement trembler. En toute honnêteté, la jeune fille avait rarement du supporter une telle responsabilité : elle avait plus souvent servi d'appui et d'auxiliaire. Son père l'avait toujours épargnée et protégée des influences parfois néfastes du reste de sa famille, comme des aspects les plus dangereux de ses activités. La Grande Guerre avait tout changé. Il y avait trop à faire pour que ses compétences soient économisées.

Angelia avait alors été confrontée au pire de ce que les hommes étaient capables de s'infliger les uns aux autres, que ce soit par les armes classiques, par l'emploi de la technologie ou encore par un usage perverti des sciences dites occultes. Quelque chose lui soufflait que la situation ne ferait que s'aggraver au cours de ce siècle. Mais contrairement à d'autres, elle ne se lamentait jamais très longtemps sur les aspects les plus sombres de l'humanité. Comme pour toute chose en ce monde, son génie avait plusieurs facettes. Ce qui faisait sa grandeur était bien souvent aussi la cause de sa chute.

Angelia s'arrêta devant la rambarde et regarda en contrebas : avec cette obscurité, il serait particulièrement délicat de manœuvrer. Elle repéra une passerelle qui ne devait être qu'à trois mètres en dessous d'elle ; elle décida de tester son équipement, dans un premier temps, sur cette distance relativement courte.

Elle grimpa sur la barrière et baissa le levier qui actionnait le dispositif. Aussitôt, la pesanteur artificielle de la ville relâcha sa prise sur elle. La jeune fille ne put s'empêcher de songer à la femme automate, qui semblait non seulement échapper à la gravité, mais carrément la défier. Sans doute son père et son oncle seraient-ils ravis d'examiner le système dont elle bénéficiait, si Angelia parvenait à mettre la main dessus.

Dans un bruissement métallique, les ailes d'alliage léger se déployèrent dans son dos ; le vrombissement du petit propulseur s'éleva dans le silence nocturne. D'une poussée des jambes, Angelia se projeta dans le vide, couvrant aisément la brève distance. Encouragée par ses premiers essais, elle décida de se lancer pour de bon, en se guidant à l'instinct vers la Douzième côte, où son partenaire avait pris ses quartiers. Cela faisait à présent plus de deux semaines qu'elle ne l'avait pas vu. Il commençait à lui manquer...

Comme quoi, tout pouvait arriver !

Elle ne put s'empêcher de goûter à cette sensation magique de planer à travers les airs, aussi légère qu'une plume, en se dirigeant grâce aux mouvements de son corps. Elle spirala autour du Cœur, montant lentement vers sa destination. Elle en profita pour observer attentivement la situation, laissant ses perceptions surnaturelles prendre la relève : la présence était toujours au même endroit, dans la Tête. C'était d'autant plus inquiétant que toute la ville était gouvernée de ce lieu. Elle se retira avec précaution, préférant contempler Skellet de façon plus classique. Certains esprits avaient réussi à se tenir à l'écart des Capteurs, en se regroupant dans les zones où leurs immobilisateurs ne pouvaient les atteindre. Ils flottaient tout autour d'elle, arborant tous les mêmes expressions tristes et confuses, la regardant passer avec un léger étonnement.

Finalement, en se guidant sur les veilleuses qui brillaient au débouché des passerelles, Angelia prit pied sur l'avenue, soulagée de constater que la suggestion dont les habitants de la ville étaient victimes leur ôtait toute espèce de curiosité envers les situations inhabituelles. Elle replia ses ailes et se mit en marche, cachée sous sa large casquette, le profil bas. Elle s'avança rapidement vers l'immeuble, scrutant les fenêtres afin de repérer celui qu'elle cherchait.

La jeune fille finit par l'entrevoir – ou, plutôt, par saisir une silhouette en contre-jour d'une pièce faiblement éclairée. Elle pouvait voir briller ses boucles blondes, un peu plus longues que ne l'étaient généralement les cheveux des habitants de la ville, mais personne n'y prenait garde. Pas plus, sans doute, qu'à la couleur étonnante de ses yeux, alors qu'il était obligé de la dissimuler par des verres grisés quand il évoluait dans le monde « normal ». La jeune fille lui adressa un signe discret de la main. La silhouette s'effaça de l'encadrement de la fenêtre. Quelques minutes plus tard, son partenaire se trouvait devant elle, son visage serein animé d'un sourire, accoudé au chambranle de la porte en contrebas de son logement de fonction.

Elle était parfois énervée par son approche désinvolte de la vie, mais elle en connaissant les causes : principalement, les terribles épreuves qu'il avait dû traverser durant son enfance et son adolescence, mais aussi l'influence de son père adoptif – le propre père d'Angelia. Mais chez les deux hommes, cette légèreté n'était qu'apparente, une simple attitude qui les faisait paraître, aux yeux de leurs interlocuteurs, bien moins attentifs et compétents qu'ils ne l'étaient réellement.

Angelia leva vers lui un visage préoccupé, tâchant de l'informer par sa seule expression que l'heure était grave. Il inclina la tête sur le côté, lui lançant un long regard de compréhension.

« Swan... ?

— Montons ! » proposa-t-il au bout d'un moment.

Sans discuter, elle le suivit dans la bâtisse, plissant les yeux avec suspicion :

« Est-ce que c'est sûr ? souffla-t-elle.

— C'est la phase nocturne. Tout le monde dort encore... »

Il hésita un instant, avant de rajouter :

« En théorie... »

Angelia s'immobilisa, soudain inquiète :

« En théorie ? Que veux-tu dire ?

— Eh bien... »

Il leva les yeux vers les hauteurs de la ville, les sourcils légèrement froncés :

« Je les ai sentis agités. Certains sont même sans doute éveillés... Mais comme ils n'ont pas à quitter leur chambre... Ils ne le font pas. Du moins pour l'instant. »

Il s'effaça pour la laisser passer ; Angelia s'engagea dans le vestibule. Ces murs de métal omniprésents pesaient à la jeune fille, peut-être plus encore que la nuit perpétuelle. Le soleil lui manquait, mais aussi la pierre et le bois. Elle en venait à regretter de ne pas avoir choisi de s'infiltrer parmi les équipes qui s'occupaient des serres, mais elle n'aurait pas pu y glaner autant d'informations.

La chambre de Swan se trouvait au premier étage, juste à la droite du palier. Contrairement à la sienne, c'était un logement individuel, mais elle n'était pas sûre qu'il avait gagné au change. Une veilleuse au-dessus de la porte l'éclairait d'une faible lueur, suffisante pour en distinguer l'intérieur, meublé avec parcimonie : un lit étroit, une table de nuit, une chaise et un petit bureau, quelques placards et, dans un réduit, de minuscules sanitaires et un lavabo dont le débit était rationné.

Ce détail lui rappela que l'approvisionnement en air et en eau était le plus grand mystère de Skellet. La Ville n'existait dans aucune des réalités possibles ; elle n'avait de sens qu'au sein de ses frontières mystiques. Même le ciel statique au-dessus d'eux n'était sans doute qu'une sorte de décor. Cependant, comme des circulations subsistaient entre son monde et la cité de métal, elle supposait que l'ouverture régulière des communications devait suffire à son ravitaillement.

Son frère adoptif l'aida à se débarrasser de ses ailes mécaniques avant de lui avancer la chaise. Elle s'y laissa tomber, réalisant seulement à quel point elle était épuisée, pas tant physiquement que moralement. Elle ôta sa casquette, libérant sa longue chevelure sombre. Pendant ce temps, le jeune homme s'installa sur son lit, à moitié allongé, la tête appuyée sur sa main. Angelia le considéra gravement : il présentait une image indéniablement esthétique, avec ses traits réguliers et spirituels, ses boucles dorées et sa silhouette élancée.

Mais au-delà des apparences, elle savait quelles altérations avait subi son corps ; la dangereuse expérience qui l'avait sauvé d'un sort pire que la mort avait pâli et ondulé ses cheveux, raffiné sa physionomie et rendu ses prunelles de la couleur du sang. Il semblait presque déguisé dans ces vêtements rudes, même s'il demeurait élégant comparé à elle, avec sa chemise de lin épais et son pantalon de toile noire. Il avait laissé sa veste sur le dossier de sa chaise ; Angelia percevait sa fragrance familière, l'odeur qui était propre à son frère. Légère, chaleureuse, humaine.

« Alors, dis-moi. Que s'est-il passé ? »

Tâchant de garder son calme, elle commença à lui raconter ce dont elle avait été témoin. Ses théories sur l'attentat du Cœur. Vertigo et l'étrange femme-esprit au corps de Métal. Sa rencontre avec Vesper et la situation délicate dans laquelle se trouvait ce dernier. Et enfin, la terrible présence dont elle avait ressenti l'écho. Il l'écouta en silence, les paupières mi-closes, sans l'interrompre – ou seulement pour demander une précision ou l'encourager à lui livrer la suite de son récit. Quand elle eut terminé, il se redressa en position assise, le front soucieux.

« Nous allons devoir très vite décider quoi faire, Angelia. Comme tu l'as souligné, il est difficile de définir une priorité. J'aurais tendance à penser qu'il nous faut vérifier l'étendue des dégâts provoqués par Vertigo et déterminer s'il a des complices. Peut-être mettre la main sur cette mystérieuse femme-automate. Mais sans attirer l'attention de cette... présence.

— As-tu une idée de son identité ?

— À vrai dire... »

Il secoua lentement la tête :

« Nous avions commis l'erreur de penser qu'il ne restait plus un seul des éveillés majeurs de l'ancienne génération en ce monde. Mais cela s'est révélé faux. »

Son visage s'assombrit, sous l'effet des sentiments désagréables qui jouaient dans son esprit.

« Tu crois réellement qu'il pourrait s'agir... souffla-t-elle.

— C'est... troublant. As-tu remarqué la morphologie de la ville ? »

Angelia haussa les épaules :

« Bien sûr. Même son nom en témoigne... Skellet.

— Nous semblons nous trouver comme... dans le corps d'un géant. D'un monstrueux titan. »

Ses paupières se plissèrent tandis qu'il poursuivait :

« L'idée est totalement folle, mais... je pense que les habitants rassemblés ici font partie du système vital d'une gigantesque créature de métal. Les êtres humains sont devenus, en quelque sorte... les organes qui le constituent, afin d'obtenir, à terme, une autarcie parfaite. »

Angelia sentit sa bouche devenir sèche. Son frère avait généralement beaucoup d'intuition pour ce genre de chose. Même si cela pouvait paraître totalement dément... et profondément déstabilisant. Elle secoua la tête : la folie des hommes ordinaires était déjà particulièrement difficile à réprimer. Alors la folie d'une âme éveillée particulièrement ancienne et puissante... c'était tout bonnement effrayant.

« Nous avons donc affaire à un antique titan... qui souhaite se doter d'un corps conforme à sa légende. Ce qui veut dire, poursuivit-elle doucement, que nous avons tout intérêt à sauver Vesper. Et cela, dès que possible.

— Il t'a fait une grande impression...

— Pourquoi dis-tu cela ? rétorqua-t-elle vivement.

— Je n'ai rien dit de plus, répondit-il avec un demi-sourire songeur. Mais je dois avouer, ajouta-t-il plus gravement, que je comprends tout à fait ce que peut ressentir quelqu'un qui a été arraché à sa famille... Et même si ce n'est pas forcément dans notre intérêt, je t'aiderai à le sauver... et le rendre aux siens. »

Angelia sentit une vague de chaleur envahir sa poitrine. Elle tendait toujours à sous-estimer son frère. En dépit des apparences, il était plus jeune qu'elle... beaucoup plus jeune. Mais il avait subi durant sa courte vie bien plus d'expériences terribles qu'elle en avait traversé en sa longue existence. N'était-ce que pour cela, elle s'efforçait de respecter ses avis.

« C'est d'accord. Il faut que nous trouvions un plan.

— Oh, mais j'en ai déjà un... »

Angelia leva les yeux au ciel : elle craignait le pire, mais elle laissa tout de même Swan lui exposer son projet : s'il y avait bien quelque chose qui sortait de l'ordinaire chez lui, c'était probablement ses capacités d'analyse. Il pouvait rivaliser avec leur père par sa faculté à élaborer des plans tortueux. Leur facilité à travailler ensemble les avait rapprochés à travers les moments terribles qu'ils avaient traversés au début du siècle ; les épreuves de la Grande Guerre avaient achevé de souder leur famille hétéroclite, constituée sur des bases insolites, mais solides. Au départ, la jeune fille n'avait pas été sans en concevoir une certaine jalousie. À présent, elle s'en amusait plutôt.

« Rejoins-moi devant le bâtiment des Régulateurs dans une heure, conclut-il. Pour le moment, notre titan de chair et d'os, s'il en est vraiment un, doit gérer la crise provoquée par le sabotage de Vertigo. Je vais me rendre sur place dès que possible, afin de pouvoir intervenir s'ils tirent Vesper de sa cellule. En attendant, tâche de retrouver cette femme métallique. »

Elle lui lança un regard paniqué :

« Mais si j'emploie mes sens surnaturels, je vais me faire repérer, protesta-t-elle. Déjà qu'en l'état, je crains que cette... présence puisse nous remarquer...

— Si nous restons assourdis, ça ne pose aucun problème. Tu ne m'as pas dit que les Capteurs étaient tous choisis parmi des individus dotés de... dons particuliers ? Des médiums, des gens possédant une « vision » particulière ? Notre aura ne doit pas être trop différente de la leur, en l'état...

— Peut-être, admit-elle en croisant les bras. Je ne les ai jamais vraiment sondés. Je ne me suis focalisée sur toi, Vesper et la femme mécanique. Mais à partir du moment où nous commencerons à laisser parler nos pouvoirs, le titan pourra nous repérer. »

Swan fronça les sourcils :

« Il doit y avoir un moyen de distraire son attention, je veux dire... une sorte de diversion ? »

Même dans la pénombre ambiante, ses prunelles couleur de sang brillaient d'excitation à l'idée de ce défi.

« Je pourrais ouvrir une porte vers un lieu... disons, un peu plus peuplé ! »

Angelia se redressa, surprise et choquée :

« Tu ne vas pas faire une chose pareille ! C'est... c'est trop dangereux !

— Peut-être, répliqua son frère calmement, mais entre le dégagement d'énergie que cela provoquera et l'irruption d'entités plus remuantes que nos esprits locaux, les Régulateurs auraient largement de quoi faire ! »

Il la fixa d'un regard facétieux :

« Je propose de laisser libre cours à mes talents juste devant le quartier général des Capteurs. Pendant ce temps, commence à réfléchir à l'endroit où pourrait se trouver la femme, d'accord ? »

Elle hocha la tête, vaguement inquiète face aux audaces de son frère. Mais le sort des habitants de la ville, comme la sécurité de Vesper, était à ce prix.


Texte publié par Beatrix, 18 mars 2017 à 23h11
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