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tome 1, Chapitre 14 « Angelia - 3 - Une émouvante rencontre » tome 1, Chapitre 14

Angelia ne pouvait que rester immobile, respirant à peine, tandis que la femme examinait la blessure du prisonnier. Elle la vit sortir un petit flacon au contenu transparent. La soignante employa le liquide pour se nettoyer les mains avant d'imbiber un morceau de charpie et d'essuyer le sang. Le captif laissa échapper un gémissement étouffé. La jeune fille préféra fermer les yeux quelques secondes pour se couper de la scène.

Elle se demanda si la balle était restée dans la plaie et si la femme allait opérer ainsi, sur place, sans plus de matériel que cela. Probablement, car elle sentit l'odeur reconnaissable de l'éther se répandre dans la pièce. Angelia enfouit son visage entre ses bras, en se répétant, encore et encore, qu'elle ne pouvait rien y faire, du moins pas tant que les deux employés de Skellet se trouvaient dans la cellule. Elle espérait juste que l'intervention ne ferait pas plus de mal que de bien.

En attendant que cette épreuve soit terminée, la jeune fille s'isola des bruits, des odeurs et des relents de souffrance en laissant ses perceptions psychiques prendre le relais. Sa conscience plana au-dessus de la scène ; elle se sentit rassurée en constatant que l'aura du blessé restait stable. Au-delà, elle pouvait toujours discerner le gouffre béant où le Cœur avait palpité, où ne demeuraient que les éclats sanglants des cristaux chargés ; les esprits disséminés se faisaient plus rares, sans doute parce que les Capteurs en rattrapaient un nombre croissant. Angelia tenta de trouver la femme-automate, mais elle réalisa qu'elle ne savait pas vraiment par où commencer. Les habitants de la ville dormaient encore, pour la plupart, inconscients de la portée du drame, même si leur sommeil semblait un peu plus agité que de raison.

La jeune fille parvint malgré tout à repérer son complice, dans la petite chambre qu'il avait usurpée. Elle ressentit son étonnement, mêlé d'un certain amusement. Elle avait envie de le morigéner pour sa désinvolture, mais elle savait que cela n'affecterait pas son travail. C'était un survivant, contrairement à elle qui avait toujours connu la protection vigilante de son père. Elle l'assura que les choses allaient bien de son côté avant de se recentrer dans la cellule.

Le garde soutenait le patient en position assise pendant que la femme achevait sa tâche. Après avoir méticuleusement pansé la plaie, elle passa une bande en huit autour de ses deux épaules, comme pour les maintenir en arrière, puis de placer son bras en écharpe dans un large triangle de toile. Puis elle refit un bandage propre autour de sa jambe, avant de tirer sur lui une couverture grossière.

La soignante prit tout son temps pour récupérer ses affaires et les ranger dans sa sacoche avant de sortir, suivit du Régulateur qui verrouilla derrière eux, laissant la pièce dans l'obscurité la plus totale. Angelia s'estimait heureuse de se trouver dans la cellule : elle tremblait à l'idée de ce que pouvait ressentir un homme qui se réveillait seul et blessé dans le noir le plus complet. Elle dégrafa son projecteur et le posa sur le sol, allumé, à un angle où la lumière ne serait pas trop visible du couloir, puis vint s'asseoir sur le bord de la couche et saisit la main valide du prisonnier dans la sienne.

Elle détailla attentivement les traits ciselés, touchés d'une pointe de sang exotique ; la peau trop pâle à force de vivre dans cette nuit perpétuelle, les paupières closes, frangées de cils sombres, la bouche mince et finement dessinée, les pommettes hautes et élégantes. Elle laissa sa main libre s'attarder dans les cheveux cuivrés, s'émerveillant de voir que le petit garçon réservé d'autrefois avait laissé place à cet homme si déterminé.

Peut-être n'était-ce pas si étonnant : Vesper avait toujours été obstiné, un trait qu'il tenait de ses deux parents. Comment avait-il atterri ici ? Qui l'avait enlevé ? Ses dons l'avaient-ils destiné à devenir un Capteur ? Comment avait-il pu s'enfuir ? Se souvenait-il de son passé ?

Elle n'obtiendrait aucune réponse pour le moment, aussi laissa-t-elle ses questions de côté – et ses émotions avec. Elle préféra se concentrer sur l'état physique du jeune homme. Les arts thérapeuthiques n'étaient pas son domaine, mais elle avait eu un bon professeur en la personne de son oncle, qui lui avait appris suffisamment pour qu'elle puisse rafistoler son père quand il revenait abîmé de ses dangereuses équipées. Mais les âmes éveillées – et d'autant plus les éveillés majeurs – guérissaient plus facilement que les humains ordinaires.

Son aura demeurait aussi forte et stable que possible dans de telles conditions. La plaie de sa cuisse était superficielle, à peine plus qu'une profonde éraflure. Elle posa avec précaution la main sur la blessure de son épaule et s'efforça de sonder sa nature, même si la façon dont la femme l'avait pansé l'avait déjà renseignée.

Même si l'hémorragie avait affaibli le jeune homme, elle n'avait pas mis sa vie en danger. L'armure avait empêché la balle de pénétrer trop profondément, mais le choc lui avait brisé la clavicule. La fracture avait été immobilisée au mieux, mais il devrait recevoir des soins plus appropriés dès que possible. En attendant, le bandage stabilisait suffisamment son épaule pour qu'il puisse se déplacer sans trop aggraver les choses.

Angelia se demanda une nouvelle fois s'il était bien ce fameux Vertigo qui s'était dressé contre les Capteurs et s'il avait réellement perpétré l'attentat contre le Cœur. Si elle l'interrogeait, il ne lui répondrait pas forcément ; elle devait se faire à l'idée que Vesper ne la reconnaîtrait pas et qu'il ne serait pas naturellement disposé à lui faire confiance.

Et dans les faits, elle devait bien avouer que cet homme inconscient devant elle était un parfait inconnu : s'il avait subi l'amnésie et la suggestion de Skellet, sans oublier la pénombre et l'absence totale de bonheur ou d'espoir pendant huit longues années, il ne devait plus rester grand-chose de l'adolescent qu'elle avait côtoyé.

Si seulement Gladius Irae avait pu repérer plus tôt l'existence de Skellet...

« Je suis désolée, murmura-t-elle à son oreille. Tout va s'arranger. »

La jeune fille n'en était pas pleinement certaine. Le plus dur restait devant eux : son partenaire et elle-même n'avaient pas été introduits dans la ville pour ramener Vesper chez les siens. Mais ses actes avaient irrémédiablement modifié la teneur de leur mission.

Un gémissement attira son attention.

« Vesper... ? »

Les traits réguliers du blessé se crispèrent brièvement, puis ses yeux s'ouvrirent, plus brusquement qu'elle ne l'aurait cru possible chez un homme qui sortait juste d'une anesthésie. Il tourna la tête vers elle, plissant les paupières pour la distinguer dans la pénombre :

« Mais qui...

— Ne vous inquiétez pas, répondit-elle, en serrant sa main de façon rassurante, je suis de votre côté, Vesper. »

Il prit une grande inspiration et tenta de se redresser, mais retomba aussitôt sur la paillasse avec une grimace de douleur. Elle appuya la main sur sa poitrine :

« Il vaut mieux que vous ne bougiez pas pour le moment. Vous avez été blessé lors de votre capture. Vous avez la clavicule fracturée. »

Il baissa les yeux vers l'écharpe qui retenait son bras :

« Je... Je me souviens, murmura-t-il. Mais... qui êtes-vous ? Comment connaissez-vous ce nom... Vesper ? »

Angelia baissa la tête, se demandant par où commencer.

« Mon nom est Angelia. Vous ne vous souvenez sans doute pas de moi, mais disons... que nos parents se fréquentaient et que nous nous sommes croisés de temps à autre. Avant que vous arriviez ici. »

Il demeura silencieux un long moment, le visage pensif : il ressemblait tant à son père, en cet instant, que c'en était presque amusant.

« Ce qui veut dire que vous avez vos souvenirs de... d'avant... murmura-t-il pensivement. Est-ce qu'ils sont... revenus ? Ou les avez-vous conservés depuis le début ? »

Angelia rit doucement :

« En fait, ni l'un ni l'autre. Disons que je suis rentrée à Skellet... par une porte dérobée. »

Malgré sa mise en garde, il se redressa, appuyé sur son bras valide, serrant les dents pour maîtriser sa souffrance :

« Par une porte dérobée ? répéta-t-il avec étonnement. Vous avez trouvé une entrée secondaire de Skellet ? »

Elle perçut la note d'enthousiasme dans sa voix : était-ce ce qu'il cherchait ? La sortie de la ville ?

« À vrai dire, non, répondit-elle, décidant de garder un peu de mystère. C'est mon partenaire qui a créé cette porte. Il peut entrer pour ainsi dire n'importe où. »

Vesper secoua la tête :

« Peu importe. Vous êtes donc volontairement venu ici, à Skellet...

— C'est une longue histoire, mais je vais essayer de la résumer. Je fais partie d'un groupe dont l'objectif est de combattre l'usage dangereux ou maléfique des sciences ésotériques. Je l'ai intégré un peu avant la guerre, au même temps que mon père, ma belle-mère et mon frère adoptif. C'est ainsi que j'ai connu vos parents, vos sœurs et vous-même.

— Mes... sœurs ? »

Il haussa un sourcil surpris ; Angelia comprit qu'elle en avait un peu trop dit. Il n'était pas encore temps pour Vesper de se concentrer sur autre chose que sa situation. Les retrouvailles seraient sans doute compliquées, même si dans l'intervalle, il parvenait à récupérer l'intégralité de ses souvenirs.

« Oui, plus jeunes que vous. Des fausses jumelles. À ma connaissance, toute votre famille va bien. »

Il hocha la tête :

« Je l'espère. »

Il se rallongea avec précaution, le regard perdu dans les ténèbres du plafond.

« Et si vous me disiez ce qu'il s'est passé dans le Cœur ? reprit Angelia. C'est vous qui en êtes responsable ? »

Il demeura muet, mais elle voyait à la petite crispation de ses lèvres qu'il hésitait à lui répondre.

« Je sais que je n'ai aucun moyen de vous prouver que ce n'est pas la Haute Administration de Skellet qui m'envoie, poursuivit-elle. Mais mon équipier et moi sommes là pour aider les gens de la ville à s'échapper de cette prison. Vous devez me dire ce que vous aviez projeté, afin que nous puissions l'intégrer à nos plans. »

Il soupira, avant de déclarer d'une voix sombre :

« Vous êtes sans doute de bonne foi, mais pour l'instant, vous êtes enfermée ici avec moi. Je n'ai plus mon équipement et même si je le récupère, je ne suis pas en état de m'en servir. Je ne suis même pas sûr de pouvoir tenir debout. »

Elle posa gentiment la main sur son front. Surpris, il tenta d'échapper à son contact avant de se raviser et de la laisser faire.

« Je vais essayer de réaligner vos énergies, expliqua-t-elle avec douceur. Ça ne fera pas de miracle, mais vous devriez regagner un peu de forces. Ne soyez pas surpris. »

Vesper esquissa un sourire tendu :

« Je ne sais pas pourquoi... mais je crois qu'il n'y a plus grand-chose qui puisse me surprendre.

— Peut-être parce que vous avez côtoyé le surnaturel depuis votre plus tendre enfance.

— À moins que Skellet ne m'ait volé ma capacité à m'étonner, répondit-il d'un ton lugubre.

— Non, je ne le pense pas. »

Elle hésita un peu avant de poursuivre :

« Vous avez toujours été comme votre père : vous vous efforcez d'analyser les choses de la façon la plus rationnelle possible. Même, ajouta-t-elle malicieusement, ce qui n'est pas du tout rationnel. Maintenant, taisez-vous, restez immobile et tâchez de respirer régulièrement. Ça ne devrait pas prendre beaucoup de temps. »

Il hocha imperceptiblement la tête avant de fermer les yeux, probablement soulagé qu'elle ne cherche pas à le faire parler davantage sur les actions de « Vertigo ». Angelia plaça délicatement ses mains sur son corps, libérant les énergies contraintes et régularisant les flux, jusqu'à ce qu'elle soit certaine d'obtenir le meilleur équilibre possible. Durant l'opération, le blessé était tombé dans un état de somnolence qui ne l'étonna guère.

La jeune fille regarda autour d'elle et aperçut, sur une étagère rabattable, un pichet et un gobelet. Elle se leva pour les prendre, renifla l'eau pour être sûre qu'elle ne contenait aucune substance suspecte et remplit le gobelet qu'elle ramena à Vesper.

« Vous devez boire un peu. Vous pourrez vous reposer ensuite. »

Avec son aide, il avala le contenu du gobelet avant de se laisser sombrer dans un sommeil réparateur. Elle éteignit le projecteur pour en conserver la batterie, puis alla s'asseoir le dos au mur de métal, afin de songer à un plan pour délivrer le jeune homme sans mettre en danger sa mission.

***

Au bout d'un long moment de réflexion, Angelia se dit qu'elle ne pourrait rien faire seule. Quand l'un des régulateurs revint en compagnie de la femme du corps médical, elle en profita pour se glisser dehors, mais demeura dans le couloir le temps de vérifier que Vesper n'était pas emmené en un autre lieu. Elle espérait qu'ils le laisseraient encore un peu récupérer avant de le traîner vers leur Haute autorité, quelle qu'elle soit. Elle avait besoin de ce délai.

Une fois rassurée, elle se fondit de nouveau dans les ombres et sortit du bâtiment ; le nombre d'esprits flottant dans la ville avait considérablement diminué. Il ne s'était pas passé très longtemps depuis l'attentat sur le Cœur, quelques heures tout au plus ; il était bien trop tôt pour que les réparations aient commencé et le peu d'éclairage ambiant fonctionnait grâce aux batteries et aux groupes électrogènes.

Angelia se demanda si son équipe l'avait cherchée. Si elle la croisait, elle pourrait toujours prétendre s'être égarée... même si la perte de son équipement serait bien plus délicate à expliquer. Tout d'abord, elle devait rentrer au centre d'entraînement afin de pouvoir récupérer les quelques affaires personnelles qu'elle avait emportées à Skellet.

Elle s'arrêta, regarda autour d'elle pour se repérer ; il n'était pas si compliqué de visualiser le plan de la ville : elle ressemblait... à une gigantesque cage thoracique. Il suffisait de se souvenir à quelle Côte se situait un lieu, puis de son positionnement dans le niveau. Par contre, si l'on se risquait à emprunter le fouillis de passerelles, d'échelles et d'escalier, il devenait difficile de s'y retrouver. Du moins, quand on n'était pas doté d'un sens de l'orientation qui tenait du surnaturel... Elle portait la main à son cou, tournant entre ses doigts la fine chaîne qui retenait un pendentif d'argent figurant deux ailes. Mais contrairement à celles de son père, les siennes encadraient un rouleau de papier ou de parchemin.

Elle était la Messagère (1), après tout.

Elle ferma les yeux, envoyant sa conscience sonder l'espace, visualisant les auras de chaque être, vivant ou mort, qui peuplait la ville. Vesper était resté au même endroit, tout comme son partenaire.

Mais deux choses attirèrent son attention. L'une était un esprit errant, plus brillant que les autres : sans doute la femme de métal. Il faudrait qu'elle aille la trouver pour lui expliquer ce qui était arrivé à son compagnon. La seconde l'effraya presque : une présence puissante, mais inquiétante, à hauteur de la Tête. Elle n'avait jamais perçu une aura aussi remarquable – en dehors de celles de son père et de sa famille, les plus vénérables des éveillés majeurs qui arpentaient encore ce monde.

Elle sentit un frisson lui parcourir l'échine : ce qui se terrait tout là-haut ne devait surtout pas repérer son existence... ni celle du second intrus dans la ville. Elle se hâta vers le centre ; le temps pressait, plus qu'elle ne se l'était imaginé...

(1) En grec ancien, Αγγελια (Agellia ou Angelia) est une divinité mineure de la Grèce antique qui faisait fonction de messagère.


Texte publié par Beatrix, 5 janvier 2017 à 22h59
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