Le temps semblait s’être arrêté. Comme dans un rêve, Ash arracha sa besace, la glissa autour du cou d’Anha et la poussa dans le passage. Il portait ses propres armes dans des étuis dédiés ; elles lui suffiraient bien. Puis il referma le volet alvéolé derrière elle, avant qu’elle ne puisse protester.
Le jeune homme s’éloigna aussi rapidement qu’il le pouvait de l’endroit où elle avait disparu ; dans la confusion, les troupes de Skellet n’avaient probablement pas perçu sa manœuvre. Puis il remit en route son altérateur de pesanteur ; heureusement pour lui, la vague d’énergie ne l’avait pas endommagé. Éteignant son projecteur, il longea les murs, espérant se faire repérer le plus tard possible. Les rayons des lampes le frôlaient, sans jamais l’épingler. Il fonça sous la plate-forme, là où aucun des Régulateurs n’avait encore eu l’idée de le rechercher.
Il ne devait pas réfléchir, juste écouter son instinct ; il bondit sur la paroi en dessous de l'avancée métallique, la seule section qui n’était pas occupée par les cristaux, et remonta jusqu’à hauteur de la porte. Malgré sa vision limitée par la pénombre, il distingua deux hommes de faction devant l'issue. Ash se jeta sur le premier qu’il précipita au sol et profita de la stupéfaction du second pour le bousculer et foncer dans la pièce de contrôle…
… pour se trouver face à un mur de Régulateurs.
Ash savait qu’il possédait un avantage sur eux : les sbires de la Haute administration affrontaient rarement de véritables adversaires, d'autant moins des ennemis décidés à en découdre. Ils traquaient des vieillards, des infirmes qui, dans un vague sursaut de lucidité, tentaient de fuir un sort dramatique. Pas des hommes entraînés à leur faire face et dotés de tout l’équipement nécessaire pour cela.
Il bondit de nouveau vers le mur puis le plafond ; malgré la pénombre, il sentait que l’espace était totalement dégagé pour lui ; le jeune justicier se mit à courir en zigzag en direction de la sortie. Une fois qu’il aurait gagné la ville et sa multitude de passerelles et d’allées, il pourrait disparaître et personne ne parviendrait à le retrouver, même en menant une véritable battue à travers tout Skellet. Il espéra qu’Anha avait pu fuir sans encombre ; avec un peu de chance, leurs adversaires ne s’étaient pas aperçus de son existence.
Une détonation retentit et un projectile heurta le plafond à côté de lui, faisant jaillir une gerbe d’étincelles. Instinctivement, il rentra la tête dans les épaules et intensifia son allure. Il pouvait entendre les Régulateurs s’interpeller à travers la pièce. Trois nouveaux coups de feu percèrent les ténèbres, beaucoup plus près que le précédent.
Ash bondit sur la paroi puis sur le sol, atterrissant au milieu d’une rangée d'adversaires : ils ne pourraient pas le viser sans risquer de se toucher les uns les autres. À l'aide de son dispensateur de chocs électriques, il étourdit les plus proches. Son sang brûlait dans ses veines, le grisant d’une énergie qu’il n’avait jamais ressentie auparavant. Les Régulateurs qui le poursuivaient butèrent sur les formes à terre de leurs camarades. Le jeune homme aurait pu se servir de son arme à projectiles, mais il éprouvait de la réticence à les blesser : après tout, ils ne faisaient que remplir la tâche qui leur avait été imposée, sans savoir ce qui se tramait au sein de Skellet. Mais ses véritables ennemis n’avaient pas les mêmes scrupules…
Il émergea enfin dans une ville plongée dans une obscurité quasi totale, percée par les quelques lumières alimentées par les générateurs de secours, les groupes électrogènes et les batteries, et le rougeoiement de la forge loin au-dessous de lui. Il ralluma son projecteur, conscient qu'il ferait de lui une cible parfaite ; mais il ne pouvait prendre le risque de tomber dans le vide. Ash sauta sur la paroi du Cœur pour atteindre son sommet, en espérant qu’Anha y avait trouvé une sortie. Quelques Régulateurs avaient réussi à se dépêtrer de la situation et à gagner la passerelle qui menait vers l’entrée principale. Les détonnations retentirent de nouveau. Il obliqua vers la gauche, pour se mettre à couvert de la muraille arrondie.
Le feu des ennemis se faisait plus nourri ; sa cuirasse pouvait le garantir des coups directs et des armes blanches, tout en préservant son anonymat, mais elle ne pouvait le garder des balles tirées à courte portée. Ash sentit un choc à cuisse gauche ; un sillon brûlant s’imprima dans sa chair. Sa jambe faiblit aussitôt, mais il serra les dents et continua à courir. Le jeune homme gagna le côté opposé de la structure, qui lui offrait une position plus protégée. Il se plaqua au mur, les genoux pliées. La douleur pulsait dans sa cuisse ; il sentait le sang, tiède et poisseux, couler à l’intérieur de sa combinaison.
Ash disposait d'un peu de matériel médical dans une sacoche à sa taille, mais il devait parvenir en un lieu plus sûr avant de s’occuper de sa blessure. Il ralluma sa lumière, se redressa et boita jusqu’au sommet du Cœur, pour se laisser tomber sur le dessus de la structure. Personne ne pouvait l’atteindre ici, à moins de se trouver en surplomb.
« Ash ? »
Il sursauta légèrement en entendant la voix dans son oreille, avant de réaliser qu’ Anha se trouvait juste au-dessus de lui, sous sa forme désincarnée. La jeune femme se tenait à l'horizontale, le bas du corps disparaissant dans l’épais plafond de métal.
« Où es-tu ? demanda-t-il avec inquiétude.
— Je suis montée par l’escalier et j’ai abouti dans une série de bureaux, expliqua-t-elle d’une voix un peu tremblante. Il n’y avait personne, mais j’ai repéré une fenêtre qui est occultée par un volet métallique pendant la phase nocturne. Si tu viens avec moi, je pourrai t’ouvrir. Malvin a placé un filin métallique dans mon équipement. Nous pourrons l’arrimer et atterrir sur l’une des passerelles qui se trouvent juste sous le Cœur. »
Si cela avait été possible, Ash l’aurait embrassée : elle était décidément la meilleure des partenaires. Il se releva, frémissant légèrement quand le mouvement tira sur sa cuisse endommagée, et suivit les directives de la jeune femme ; un bruit de verre brisé lui indiqua qu’elle avait réintégré son corps artificiel pour lui ouvrir le passage. Il se glissa par l’étroite fenêtre pour se retrouver dans un bureau équipé de façon spartiate, d’une table de travail en métal, de deux ou trois chaises et de quelques meubles à casier. Il se laissa tomber sur l’un des sièges.
Anha tourna vers lui ses étranges yeux facettés :
« Tu es blessé ? s’inquiéta-t-elle, parlant avec sa voix d’esprit pour ne pas attirer l’attention.
— Je ne pense pas que ce soit grave. »
Il détacha la pièce d’armure qui couvrait sa cuisse, puis écarta le cuir déchiré de son pantalon pour observer les dégâts : la blessure semblait superficielle, un simple sillon sanglant, cuisant, mais sans gravité. Avec un soupir de soulagement, il saisit son équipement médical pour nettoyer la plaie et poser un bandage de fortune.
Ash examina ensuite la cuissarde : la balle avait littéralement labouré le métal. Il tira de sa ceinture quelques outils pour couper les ébarbures avant de la replacer et de rattacher les angles. Il se leva et serra les dents en sentant la douleur fuser dans sa jambe, mais elle fonctionnait et c’était tout ce qu’il demandait pour le moment.
Anha rouvrit le volet métallique qu’elle avait abaissé sur la fenêtre pour plus de discrétion puis sortit de sa gibecière le câble d’acier. Elle le fixa solidement au bureau dont les pieds étaient scellés dans le sol, puis les deux jeunes gens se laissèrent glisser jusqu’à une passerelle située en dessous du Cœur. Elle était déserte, à part les esprits qui flottaient tout autour d’eux dans un parfait désordre.
Ash aurait voulu s’arrêter pour leur parler, les aider, mais il n’en avait pas le temps. Il s'obligea à détourner les yeux de leur visage confus et chargé d’interrogations muettes, de ne pas s’attarder au risque de voir accidentellement aspirée une énergie dont il avait désespérément besoin.
Tout compte fait, il semblait qu’ils seraient en mesure de rejoindre tous les deux Malvin. Le jeune homme s’efforça de ne pas laisser le soulagement lui monter à la tête. Il devait rester attentif et rationnel pour ne pas gaspiller leurs chances de s’en sortir. Il fit signe à Anha et partit en courant, malgré la douleur qui fusait dans sa jambe à chaque foulée. Bientôt, ils atteindraient l’avenue de la côte – la Neuvième, selon les apparences – et emprunteraient l’une des trappes de visite vers les boyaux secrets de la ville, qui leur permettrait de progresser en toute sécurité.
Le jeune homme s’arrêta brusquement en voyant sur son chemin un mur transparent d’esprits : des adultes, des adolescents qui avaient dû décéder à peine arrivés à Skellet, des anciens, certes pas aussi vieux que Phyra, mais âgés d’une bonne soixantaine d’années pour certains. Il en compta une vingtaine, éthérés au point d’en être à peine visible – la marque d’une énergie profondément défaillante. Ils tournèrent vers lui le regard effrayant de leurs yeux vides…
Peut-être que leur détresse et leur faiblesse les avaient rapprochés sans qu’ils s'en aperçoivent réellement. Ash connaissait assez bien la nature des esprits pour ne pas minimiser le danger qu’ils pouvaient présenter. Même s’ils ne pouvaient pas absorber sa force vitale au point de le tuer, ils risquaient de l'épuiser voire le plonger dans l'inconscience.
Il chercha en vain une issue autour de lui. Directement sous la passerelle se trouvait le toit à claire-voie de la forge, révélant ses tripes brûlantes. Sans compter la diabolique chaleur qui s’en échappait, l’altitude était trop élevée pour qu’il espère survivre à la chute. Avant qu’il puisse faire quoi que ce soit, Anha se précipita devant lui, cala ses pieds sur la surface métallique et émergea sous sa forme impalpable pour se dresser crânement face à ses congénères :
« Vous devez le laisser en paix ! supplia-t-elle. Ce n’est pas un Capteur ! Il est là pour vous aider ! C’est lui qui vous a libérés. Il va trouver une solution pour que vous puissiez poursuivre votre route. Je vous en supplie, contrôlez-vous ! »
Les regards posés sur elle exprimaient l’incompréhension la plus totale, mais elle refusait de lâcher prise :
« Vous devez vous dissimuler ! Ou les Capteurs viendront vous prendre une seconde fois. Est-ce ce que vous voulez ? »
L’hésitation toucha certains, qui commencèrent à lentement s’écarter du duo. Ash sentait son cœur frapper dans ses côtes, presque au point de les briser. Il ne pouvait se permettre de perdre trop de temps ou les troupes de Skellet finiraient par les rattraper et s’emparer d’eux…
Quelques esprits reprirent leur route, lévitant hors de la passerelle, mais d’autres restaient fermement en place, la bouche ouverte et les yeux écarquillés, comme s’ils se préparaient à dévorer leur proie. L’un d’entre eux, une femme mince qui avait sans doute été brune avant que sa nature fantomatique ne lui vole toutes ses couleurs, s’avança et toisa Anha :
« Qui es-tu pour te permettre de nous dicter quoi faire ? »
Ash se figea en la reconnaissant :
« E… Evaly… ? balbutia-t-il, la voix étranglée par l’émotion. C’est bien toi. C’est moi, Vertigo… Ash. Je t’avais sauvé, tu ne te souviens pas ? Tu as même vécu avec nous avant de… disparaître… »
Elle tourna vers lui un regard vide de l'émotion qui l’avait tant touché autrefois chez la jeune femme, où ne subsistait que colère et avidité.
« Tu n’as fait que prolonger ma torture ! lança-t-elle avec hargne. Tu ne vaux pas mieux qu’eux. Tu vas payer comme les autres ! »
Elle traversa le corps de métal d’Anha pour se lancer sur Ash ; le jeune homme leva les mains pour se protéger, mais il ne pouvait rien faire contre cette forme impalpable. Un mélange de peur et d’intense chagrin lui tordait les entrailles. Elle saisit son visage entre ses doigts transparents et approcha sa bouche de la sienne comme pour lui infliger un baiser dénué de la moindre affection, un baiser de mort. Il songea avec amertume que ce serait son premier… et probablement le dernier.
Déjà, il sentait ses forces s’amenuiser tandis que la forme d’Evaly devenait de plus en plus distincte ; une vague de nausée s’empara de lui ; il réalisa qu'il n'avait aucune chance d'échapper à son avidité.
« Non ! »
Une forme mince bondit au milieu de la curée ; un étrange rayonnement s’était emparé d’elle ; comme des feuilles dans le vent, les esprits furent repoussés vers le vide béant en dessous d’eux ; même Evaly s'envola, emportée par un souffle puissant qui l’arracha brutalement de son corps sans volonté. Il ferma les yeux…
« Ash ! »
Il était si épuisé…
« Ash ! Je t’en supplie, tu dois te relever ! » le supplia la voix familière.
Malgré les efforts d’Anha, une poignée d’autres esprits s’étaient rapprochés pour le festin.
Il savait qu’elle avait raison, mais il se sentait si fatigué. Soudain, une poigne vigoureuse saisit ses épaules et le secoua violemment :
« Ash ! »
Enfin éveillé, il rouvrit les paupières, pour se trouver face au visage métallique et aux yeux facettés de l’automate. Les événements lui revinrent en mémoire :
« Co… comment as-tu fait ça ?
— Je ne le sais pas moi même, avoua-t-elle, un peu gênée.
— Tu n’es pas un esprit ordinaire, murmura-t-il pensivement.
— Peu importe. Tu dois te lever. Tu t'en sens capable ? »
Il hocha la tête et se mit péniblement sur ses pieds. Sa blessure avait recommencé à saigner ; une légère nausée lui tordait encore le ventre et ses membres lui paraissaient si lourds qu’il parvenait à peine à les bouger. Invoquant toute sa volonté, soutenu par Anha, moité courant, moitié trébuchant, il se dirigea vers l’allée de la Neuvième côte et, au-delà, vers la sécurité…
Mais au débouché de la passerelle, encore une fois, une mauvaise surprise les attendait, sous la forme d’une équipe de cinq Capteurs. Le jeune homme se sentit défaillir : il n’était pas assez fort pour les combattre. Dans cet état, il ne pouvait même pas utiliser son système d’altération de gravité pour fuir sous la structure sans risquer la chute mortelle. Peut-être était-ce la meilleure solution : s’il était pris vivant, la Haute administration parviendrait sans doute à lui faire avouer la cachette de Phyra et de Malvin. Heureusement, ses adversaires ne semblaient pas avoir réalisé la nature d’Anha ; aucun d'entre eux n’avait enclenché son « immobilisateur d’esprits ».
« Fuis, lança-t-il à sa compagne. Poursuivez comme nous l’avons prévu… Je vous rejoindrai, d’une façon ou d’une autre. »
Elle le fixa de ses yeux scintillants ; il parvenait presque à y lire un profond désespoir. Mais il savait quel être exceptionnel était Anha, une personne que la ville de Skellet avait sacrifiée sans se donner la peine de connaître ses capacités, encore moins les exploiter.
La jeune femme acquiesça ; tandis qu’il bougeait lentement pour lui servir de bouclier, elle enjamba la passerelle et prit pied sur le montant avant de disparaître en dessous. Il lança un coup d’œil vers le vide à côté de lui, prêt à se jeter sur le toit de la forge s’il le fallait, mais on ne lui en laissa pas le temps ; un choc terrible le frappa à l’épaule, le soulevant du sol et le précipitant à terre.
La pénombre l’engloutit…
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