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tome 1, Chapitre 9 « Ash - 3 - La Salle des Esprits » tome 1, Chapitre 9

Au départ, Ash avait eu l'impression que le temps s'était figé, comme s'il avait renoncé à s'écouler. Mais tandis que se succédaient les phases diurnes et les phases nocturnes, il s'était inexplicablement accéléré, comme pour les précipiter vers la terrible échéance qui se profilait.

Anha avait très justement remarqué qu'à la suite de ses blessures puis de son propre entraînement, Vertigo ne s'était pas montré depuis longtemps ; la Haute Administration ne risquait-elle pas de supposer que quelque chose se tramait ? Aussi Ash avait-il repris ses rondes à travers la ville, mais il n'avait pas ramené d'esprits errants, seulement des cristaux soutirés aux Capteurs. Si certains étaient vides, d'autres emprisonnaient déjà des proies. Il avait été lui-même les placer dans la pièce sous la Tanière, en s'efforçant de ne pas trop les manipuler pour éviter tout contact avec leurs occupants. Il ne se sentait pas la force de supporter l'aura de détresse et de confusion des captifs.

Il s'était également contraint à plus de prudence qu'à l'accoutumée : ce n'était pas le moment de se retrouver immobilisé par une blessure, ce qui obligerait à remettre encore leur projet. Même si en son for intérieur, il l'espérait presque...

À présent, allongé sur son lit, Ash contemplait trois montres avec attention : Malvin les avait réglées la veille pour qu'elles soient parfaitement coordonnées, mais il avait décidé de les surveiller plusieurs jours durant pour être bien certain qu'aucune ne prenait de retard, même de la façon la plus infime, par rapport aux autres.

Ils interviendraient dans huit heures exactement, quand la population de la ville serait, dans son immense majorité, plongée dans le sommeil. Ce qui ne leur garantissait pas forcément plus de sécurité : lors des phases nocturnes, les Régulateurs et les Capteurs tendaient à se montrer bien plus vigilants. Ils pouvaient traquer plus facilement les esprits ou les éventuels contrevenants, sans être gênés par les gens qui vaquaient à leurs occupations quotidiennes.

Satisfait, le jeune homme remonta soigneusement les montres avant de les reposer, puis croisa les bras sous sa nuque, en essayant de se détendre. Malheureusement, ce fut le moment que choisit Phyra pour les appeler à table, tirant un Malvin ronchonnant de son antre. Le mécanicien avait réussi à trouver une grande partie de ce qu'il cherchait : des schémas techniques de la Tête, plus avancés et fiables que dans ses souvenirs, mais pas aussi complets qu'il l'aurait voulu. Ce qui obligerait la petite troupe à allonger le délai à observer entre l'activation des portes de Skellet et la coupure des flux d'énergie, avec tous les risques que cela comporterait.

Même si Anha ne pouvait rien consommer, elle s'asseyait avec eux autour de la table branlante, à la droite d'Ash. La jeune femme dut percevoir sa nervosité ; quand il se glissa à côté d'elle, elle posa brièvement sa main sur la sienne en tournant vers lui son insondable visage de métal. Phyra plaça devant eux un faitout fumant, d'où s'échappait l'odeur d'un ragoût de poule aux légumes. Elle s'était surpassée pour leur offrir le réconfort d'un repas plus riche qu'à l'accoutumée, mais Ash sentait à peine le goût de ce qu'il mangeait. Il fit cependant honneur au dîner pour ne pas troubler la vieille femme.

Ils occupèrent le temps restant par la vérification du matériel : avec la maniaquerie qui le caractérisait souvent, Malvin insista pour que le fonctionnement des pièces mécaniques soit revu trois fois pour chacune, au point que le jeune homme finit par en avoir le tournis. Une fois l'opération terminée, ils mirent au point les derniers éléments de leur plan.

Ash gardait un vague malaise à propos de la chape de suggestion. Il avait toujours été plus sensible à l'aspect « mystique » des choses et même s'il ne doutait pas qu'elle soit alimentée par le Cœur, une autre origine demeurait possible : peut-être était-elle en fait soutenue par l'énergie des vivants ou issue d'un conditionnement initial. Quand il avait mentionné cette hypothèse, Malvin avait haussé les épaules, en déclarant que dans tous les cas, l'extinction des systèmes de la ville induirait un choc qui « éveillerait » la conscience des habitants de Skellet.

Finalement, ils avaient décidé de consacrer les deux dernières heures à se reposer. Ash était persuadé qu'il serait incapable de fermer l'œil, mais il avait rapidement plongé dans un sommeil profond et sans rêve, dont il s'était réveillé une heure après, parfaitement dispos. Le jeune homme était à présent submergé par l'impatience ; sans doute parce qu'il espérait que tout serait bientôt terminé, même si c'était par un échec cuisant. Rien ne lui semblait pire que l'attente et l'incertitude.

Malvin lui fit signe de venir s'équiper. Après une préparation attentive – suivie d'une nouvelle vérification – ils furent enfin prêts à partir. L'un après l'autre, ils serrèrent Phyra dans leurs bras et la noyèrent de recommandations. Ash repéra une moiteur suspecte dans les yeux troubles de la vieille femme, mais il apprécia la vaillance et la dignité avec lesquelles elle les encouragea.

« Je suis sûre que tout se passera bien ! déclara-t-elle d'un ton rassurant.

— Quand nous serons sûrs que la situation est sous contrôle, nous viendrons te chercher, répondit Malvin d'un ton assuré. Tu as assez de batteries pleines pour tenir plusieurs jours si tu fais attention.

— Oui, je sais, Malvin, tu me l'as déjà dit, je m'en souviens très bien ! » lui rappela-t-elle sur un ton de reproche affectueux.

Phyra se tourna vers Ash, le serrant longuement entre ses bras frêles malgré son armure :

« Prends soin de toi, mon petit ! »

Elle tapota sa joue avant de poser ses mains sur les épaules d'Anha :

« Veillez les uns sur les autres ! souffla-t-elle en plongeant son regard dans les yeux facettés du corps métallique.

— Promis... »

Sous l'effet de l'émotion, même la voix mécanique de l'esprit tremblait légèrement.

Puis ils partirent, abandonnant le lieu qui avait été leur cachette, leur maison, leur refuge sans savoir s'ils pourraient la retrouver au terme de cette aventure insensée.

***

Leurs chemins respectifs devaient se séparer très tôt : tandis que Malvin s'enfonçait dans le labyrinthe des conduits de maintenance, Ash et Anha quittaient la Troisième côte par le réseau arachnéen de passerelles qui se jetaient dans le vide en direction du Cœur.

Les deux jeunes gens exploitaient leur capacité à courir sur toutes les surfaces de la ville pour éviter les rondes des Capteurs et des Régulateurs. À cette heure, Skellet avait repris une obscure magnificence, avec ses chapelets de lueurs orangées ou bleutées selon les endroits et le brasillement rougeâtre de la forge tout en contrebas. Avant de se lancer vers le cylindre du Cœur, Ash vérifia sa montre : il était exactement deux heures après la mi-nuit. La phase nocturne commençait à dix heures pour cesser à six : ils étaient pile au moment où la tension se relâchait, ou la torpeur envahissait tout Skellet. Avec le couvre-feu, il n'y avait personne sur les Côtes ni sur les passerelles. Les quelques équipes de maintenance seraient aisément visibles grâce à leurs projecteurs portables ; pour le moment, le jeune homme n'en remarquait aucune.

Il pouvait distinguer, par contre, quelques esprits attardés, pas encore repérés par les Capteurs, qui erraient dans les allées ou flottaient sans but dans l'espace central. Il devrait renoncer les sauver, que ce soit de leurs poursuivants... ou d'eux-mêmes. Il se détourna à contrecœur et vit du coin de l'œil Anha agir comme lui. Ils ne devaient pas perdre de temps : dans deux heures exactement, ils devraient se trouver au sein du cœur pour déconnecter les circuits d'alimentation.

Ils avaient mis au point une technique de progression d'une extrême prudence : l'un des deux avançait jusqu'à un endroit donné, puis faisait signe à l'autre de le rejoindre si le chemin était dégagé. Vertigo devait agir en premier, en raison de sa plus grande expérience. Le jeune homme sauta sur la paroi puis descendit de quelques mètres, avant de bondir vers le dessous de la passerelle la plus proche. Il demeura un moment la tête en bas, avant d'intimer à Anha de le suivre. L'esprit le rejoignit sans encombre, mais lui transmit la consigne de s'immobiliser : une patrouille de Régulateurs, reconnaissables à leur armure d'acier noirci, arrivait juste en dessous d'eux. Il espéra ardemment qu'ils ne lèveraient pas les yeux pour regarder dans sa direction.

Ash attendit que le groupe soit suffisamment éloigné pour reprendre sa progression ; depuis l'envers de la passerelle, il gagna une allée plus large qui montait en pente douce vers le cœur, souhaitant que personne n'entende le son de ses semelles sur la surface métallique. Il se cala dans l'angle où les deux voies se rejoignaient, virtuellement invisible pour quiconque n'avait pas littéralement le nez sur lui.

Il se demanda bien si Anha avait repéré l'endroit où il s'était posté, mais il faisait confiance à son sens de l'observation comme à ses perceptions particulières. Au bout d'un laps de temps qui lui parut interminable, il l'entendit approcher ; elle se glissa à côté de lui.

« Nous y sommes presque », lui souffla-t-il, pour la rassurer autant que lui-même.

Ash s'apprêtait à repartir quand une vibration rythmée l'alerta : une troupe entière de régulateurs progressait en direction du Cœur. Il proféra un juron muet ; il était prêt à se battre, éventuellement, pour arriver à son but, et avec tout l'arsenal dont il disposait ‒ dispensateur de chocs électriques, lames, armes à projectiles de plomb ‒, mais il ne survivrait sans doute pas à un affrontement contre une bonne dizaine d'opposants.

Une fois le silence revenu, il se demanda quelle décision prendre : attendre encore ? Il avait une marge importante avant l'heure convenue, après tout. Il ne pouvait renoncer, pas quand Malvin avait lancé sa propre opération dans la Tête. Il ferma les yeux et inspira profondément, puis sortit prudemment de sa cachette : les Régulateurs avaient disparu. Peut-être effectuaient-ils juste un contrôle de routine ? Ou une ronde qui ne les mènerait pas deux fois au même endroit ? Il regrettait de ne pas avoir mieux surveillé l'activité coutumière autour du cœur. Il tira sa montre de sa sacoche et observa pensivement les aiguilles : il se donna un quart d'heure avant de se résoudre à bouger.

Jamais le temps ne s'était écoulé plus lentement, comme si les rouages étaient pris d'une soudaine paresse. La décision devait être arrêtée à deux heures quarante, et le mécanisme s'était apparemment bloqué vers deux heures et demie. Son visage était couvert de sueur ; il étouffait littéralement dans son armure et ses muscles commençaient à se tétaniser dans cette attitude inconfortable, les pieds plaqués sous la surface de la passerelle, les jambes repliées et le dos contre la paroi. Il enviait presque Anha de ne pas avoir à subir cette épreuve. Sentant sa nervosité, la jeune femme posa la main sur son genou, comme pour lui enjoindre de rester patient.

La grande aiguille avait presque achevé son trajet quand un nouveau bruit de pas se fit de nouveau entendre : les intrus semblaient moins nombreux cette fois – peut-être six ou sept plutôt que dix ; le rapport de force était déjà bien plus encourageant. Ils demeurèrent heureusement à distance de leur retraite. Une fois qu'ils furent suffisamment éloignés, avec un soupir de soulagement, Ash déplia son corps engourdi et prit pied sur le cylindre du Cœur, remontant par une série d'enjambées rapides avant de se plaquer juste au-dessus de la porte. Il attendit qu'Anha l'ait rattrapé pour l'examiner de plus près : elle n'était visiblement pas fermée à clef, ce qui signifiait qu'elle donnait sur un premier espace bien gardé. Comme convenu, l'esprit manipula le battant tandis qu'il se glissait dans la pièce, progressant au niveau du plafond.

Par chance, l'intérieur était chichement éclairé. Deux gardes se tenaient de part et d'autre d'une porte verrouillée ; avant que le bruit de ses pas n'attire leur attention, Ash se laissa tomber sur eux et les étourdit d'un choc électrique puis les délesta de leurs armes à projectiles ; il vérifia qu'elles étaient chargées et les glissa dans sa gibecière, puis referma l'entrée grâce au loquet intérieur.

À regret, il dut assener aux deux hommes un nouveau choc, afin d'être sûr qu'ils ne se réveilleraient pas de sitôt, puis se concentra sur la porte qui donnait sur le cœur du bâtiment. Elle était verrouillée, mais Malvin avait pris soin de lui fournir le matériel adapté à ce genre de situation : il tira de sa besace un petit chalumeau et commença à attaquer le métal, qui n'était heureusement ni aussi épais ni aussi résistant qu'il avait pu le craindre. Après une éternité, il parvint à affaiblir suffisamment le dispositif de fermeture pour le faire céder d'un coup de pied énergique.

Le battant s'écarta, lui donnant accès à ce qui ressemblait à une salle de contrôle. Deux personnes s'y trouvaient, de simples techniciens d'après leur apparence. Anha et lui se jetèrent sur eux avant même qu'ils puissent crier. Encore une fois, le système de chocs électrique fut mis à bon usage, tandis que l'esprit, incapable de se résoudre à employer une arme qui lui rappelait les causes de sa mort, assommait son adversaire du revers d'un bras métallique. Ash frémit en songeant qu'elle lui avait peut-être infligé plus de dégât de cette manière, mais ce n'était pas le moment de lui en faire la remarque... Surtout quand tout s'était déroulé, au moins jusqu'à présent, de façon aussi parfaite.

Le jeune homme était vaguement étonné que la surveillance se révèle si faible. Il se rassura comme il le pouvait, en se disant que les responsables du Cœur n'avaient aucune raison de penser qu'une attaque pouvait avoir lieu. Ce qui ne devait pas l'empêcher d'être prudent. En fouillant les corps inconscients des deux techniciens, il trouva deux trousseaux de grosses clefs au découpage complexe. Anha lui désigna un ensemble de leviers : sans doute les commandes des lumières. La plupart étaient baissés pour réduire l'éclairage en phase nocturne, mais deux d'entre eux demeuraient levés. À titre de sécurité, il les manipula : aussitôt, la pièce plongea dans le noir. Il alluma le projecteur sur le côté de son casque, imité par Anah.

« Tout va bien ? lui souffla-t-il.

— Ça va », assura-t-elle de sa voix naturelle, dans laquelle elle s'efforçait de faire passer une note confiante.

Il esquissa un sourire, même s'il savait qu'elle ne pouvait le voir, avant de se diriger vers la lourde porte qui devait mener à la salle des Esprits. Les clefs s'enclenchèrent parfaitement dans les serrures et il n'eut plus qu'à tourner le volant de déverrouillage.

Encore une fois, il prit soin de refermer derrière lui, avant de se retourner pour visualiser l'endroit où il venait de pénétrer : ils avaient pris pied sur une plate-forme qui surplombait l'espace central du Cœur : il y régnait un étrange mélange d'ombre et d'éclats lumineux, qui fluctuaient et palpitaient tout autour des parois percées d'alvéoles. Dans chacune d'elle, un cristal abritant un esprit était inséré, fournissant son énergie au dispositif. Au milieu de la pièce s'élevait une petite tour métallique, dont le sommet vitré laissait apercevoir une flamboyante boule rouge qui tournait sur elle-même en crépitant. Il sentit Anha le heurter légèrement comme elle se rapprochait de lui, manifestement aussi troublée que lui par cette vision.

Même si Malvin ne possédait pas de plans pour cette salle, Ash supposa que s'il sabotait la tourelle qui concentrait l'énergie, le dispositif deviendrait inopérant. Il s'avança, cherchant un moyen de gagner le sol, où des allées rayonnaient vers leur objectif. Il comptait sur Anha pour qu'elle l'aide à détruire le système sans les mettre plus en danger qu'ils ne l'étaient déjà. Il repéra un escalier de tôle légère qui descendait en vrille vers les bords de la pièce.

Préférant ne pas utiliser l'altération de gravité à l'intérieur de la salle, le jeune homme emprunta les marches branlantes, pour pénétrer dans cette luminosité malsaine. Il commençait à se sentir mal à l'aise : la tête lui tournait ; une vague de nausée s'empara de lui. Anha ne semblait pas particulièrement vaillante non plus. Son corps métallique vacillait légèrement.

Ils ne pouvaient pas renoncer maintenant.

Pas si près du but...

Il observa attentivement la tourelle, en songeant qu'il devrait sans doute employer le dispositif que Malvin lui avait donné en dernier recours : une charge explosive susceptible d'endommager les installations de façon assez conséquente pour mettre hors d'état l'ensemble du mécanisme. Il devait la placer à l'endroit où elle risquait le moins d'atteindre les cristaux, puis se précipiter à couvert...

Il sortit sa montre, regarda l'heure : il avait encore dix minutes avant d'intervenir.

Les dix minutes les plus longues de sa vie...


Texte publié par Beatrix, 21 février 2016 à 15h57
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