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tome 1, Chapitre 7 « Ash - 1 - Mémoire brisée » tome 1, Chapitre 7

Ash avait toujours eu conscience d’être différent ; pas seulement par son don, qui lui permettait de voir les morts et toutes les choses que la Haute Administration de Skellet tentait de dissimuler, mais aussi par un détail qui avait une certaine importance : il était le seul habitant de la ville à avoir gardé en sa possession des témoignages de son ancienne vie.

Certes, ce n'était pas grand-chose – juste ce qu’il avait pu sauver de l’incinérateur. Sa veste – une bonne veste de lainage à carreau, qui portait l'étiquette d’un fabricant basé dans un endroit nommé Londres, et qu’il ne pouvait plus enfiler depuis plus de six ans ; la gibecière qu’il avait en sa possession quand on l’avait arraché à son univers et qui contenait un couteau de poche, une montre, un porte-monnaie renfermant quelques pièces, un cadre en carton avec une photo et un livre, autant d’objets qu’il avait religieusement conservés. Il lui semblait, quand il les touchait, qu’il pouvait presque ressentir des émotions et des souvenirs fluctuants ; il n’avait, hélas, jamais pu les retenir assez longtemps pour qu’ils trouvent un sens.

Parfois, il se sentait accablé par une étrange nostalgie ; il songeait que le fait d’être moins affecté que les autres par la chape de persuasion de Skellet était plus une malédiction qu’autre chose.

En un sens, aussi bien Phyra, que Malvin et même Anha étaient des énigmes en soi : ils étaient les trois seules personnes qui, à un moment donné de leur vie – ou de leur mort pour la jeune femme, avaient pu secouer les illusions qui embrumaient l’esprit des habitants de la ville et qui leur laissaient juste assez d’initiative pour vaquer à leur tâche. Pour Phyra, cela s’était passé tout doucement, sans qu’elle sache vraiment pourquoi : aux alentours de son cinquantième anniversaire, elle s’était retiré de son équipe de travail au sein des serres ; personne ne s’en était vraiment rendu compte. Elle avait trouvé l’espace en dessous de la petite serre, qui n'était alors pas encore désaffectée, et y avait survécu tant bien que mal.

La conscience d’Alvin s’était éveillée une vingtaine d’années plus tôt, après la perte de son bras dans un accident. Sans doute avait-il, de la même manière qu’Ash, été amené à Skellet en raison de ses compétences spécifiques – il avait toujours été un mécanicien plus que brillant. Il faisait partie des rares personnes habilitées à intervenir au niveau de la « tête » ; peut-être lui avait-on, d'emblée, accordé une autonomie qui s’était développée par elle-même.

Après son accident, il n’avait dû sa survie immédiate qu’à la nécessité pour ses supérieurs de lui trouver un successeur digne de ce nom avant de se débarrasser de lui. Mais il avait vite subodoré quel serait son destin. Il s’était aussitôt enfui dans les réseaux de maintenance qu’il connaissait mieux que tout autre, bien décidé à échapper au sort terrible qui l’attendait. Il avait rencontré Phyra et tous deux s’étaient organisé une vie routinière : la vieille femme s’occupait de l’intendance, Malvin était libre de se livrer à ses bricolages divers. Quand ils avaient trouvé Ash, terré dans la serre que le mécanicien avait habilement désaffectée, ils l’avaient tout naturellement inclus à la famille.

En accompagnant son protecteur dans ses maraudes, l’adolescent avait réalisé toute la teneur de son don. Quand le mécanicien lui avait longuement parlé de tout ce qu'il avait pu voir quand il était encore en activité, l’idée de « Vertigo » avait germé dans leur esprit. Il y avait quatre ans à présent que le hors-la-loi en armure intervenait dans les ruelles de la ville, défiant la gravité artificielle de Skellet et ses règles les plus cruelles.

Ash se souleva légèrement, étouffant un léger gémissement de douleur, pour prendre le livre toujours posé à côté de lui et l’ouvrir à sa page de garde : elle avait été déchirée, ne laissant que les premières lettres d’un ex-libris rédigé d’une main enfantine :

« V. E. R. Ash… »

La fin du mot manquait, là où un bout de la page de garde avait été arrachée. Il avait gardé comme nom le morceau déchiffrable. Plus tard, quand il avait commencé à arpenter la ville dans son armure, il s’était basé sur les trois premières lettres pour créer son pseudonyme.

Le livre lui-même était une édition d’une œuvre appelée Les Métamorphoses, d’un certain Apulée. Il était rédigé dans une langue qui n’était pas celle dont Ash usait chaque jour, mais dont il avait acquis, par le passé, une bonne connaissance. Le récit parlait d’un homme qui avait été transformé en une sorte d’animal nommé « âne », et qui avait traversé bien des péripéties en tentant de retrouver sa forme première ; d’autres histoires plus fantastiques les unes que les autres étaient abordées au cours de l'oeuvre, dans un monde ancien plutôt insolite, empli de magie et de divinités fantaisistes. Il savait que ce livre avait été son préféré, dans l'univers d’où il venait : il s’y accrochait comme à une précieuse relique, même s’il peinait parfois à comprendre à quoi il faisait référence.

De temps à autre, d’autres bribes de langages étranges lui revenaient en mémoire, ainsi que des parcelles de connaissances qu’on lui avait sans nul doute transmises avec soin. Il avait été élevé dans un milieu aisé et éduqué, même si ces notions n’avaient pas grand écho à Skellet.

La photo dans le cadre était tout aussi précieuse à ses yeux – et peut-être plus mystérieuse. En serrant les dents, il se pencha pour la prendre dans le tiroir à côté du lit.

Il caressa du bout des doigts la surface légèrement fendillée du verre, le bois écorché par les frottements et le temps, la mention d’un certain « F. Jonhson », photographe spécialisé dans les mariages. Il savait ce que cette notion recouvrait, même si à Skellet, personne ne s’aimait, ne se mariait, n’avait d’enfants. Il scruta une nouvelle fois les personnes qui constituaient le groupe : au centre se trouvait une jeune femme avec un joli visage et des boucles brillantes, dans une robe claire très simple, à côté d’un homme élégant dans un costume noir dont la veste longue soulignait la taille svelte.

Même si la photo n’était colorée qu’en dégradés de brun, il aimait à penser que la femme était rousse, d’une nuance plus pâle que sa propre teinte. Son cavalier avait des cheveux de jais, mais il présentait des pommettes hautes et ses yeux étirés vers les tempes, dont les verres grisés ne pouvaient cacher la limpidité ; des caractéristiques qui se retrouvaient dans sa propre physionomie en moins marqués. Il n’avait pas le moindre doute sur le fait qu’ils étaient ses parents.

Les gens autour d’eux le laissaient un peu plus perplexe : que ce soit l’homme à la mine attendrie et à l’allure endimanchée derrière la mariée, le colosse au visage rude et aux prunelles transparentes, la mince jeune femme blonde au sourire lumineux, le vieux gentleman dont les longs cheveux blancs retombaient sur un costume excentrique ou le jeune homme à la tignasse indisciplinée et à l'expression renfrognée, une brunette aux traits pointus agrippée à son bras… Les autres étaient moins distincts à ses yeux, peut-être parce que dans une vie disparue, il avait mieux connu le groupe central. Quand il les contemplait, Ash se sentait tout à la fois empli d'affection et de frustration.

En soupirant, il reposa l’image et se rallongea, le regard fixé sur le plafond de cuivre de la Tanière. Il entretenait encore l’espoir, ténu, de sortir de cet endroit, de retrouver ses souvenirs et d’être réuni avec les siens. Mais plus le temps passait, plus il songeait que s’il était nécessaire d’arrêter ce cercle infernal, de faire cesser cet odieux esclavage des morts et des vivants, ce n’était pas pour lui-même qu’il devait le faire, mais pour tous les autres. S’il pouvait changer les choses, son existence n’aurait pas été vaine.

Ash se demanda ce que ses parents oubliés auraient pensé de sa décision. Ils n’avaient pas l’air d'être portés sur l’action, mais il savait qu’on ne pouvait pas toujours juger sur les apparences. Après tout, il s’était fondu assez facilement dans la peau de Vertigo.

Un léger bruit mécanique attira son attention. Il se redressa en position assise, avec lenteur et précaution, et replia une jambe contre sa poitrine, le regard curieux. Ses yeux s’élargirent en se posant sur la personne qui venait d’entrer.

Une femme artificielle.

Du même métal cuivré que les parois de la Tanière, elle possédait une silhouette fuselée ; un métal plus sombre simulait de hautes bottes et des gants longs, un alliage plus doré une combinaison moulante dévoilant un cou gracile. Le léger sourire sur le visage lisse et figé lui prêtait une expression sereine. Ses grands yeux étaient facettés comme ceux d’un insecte, d’un bleu étrange et brillant parcouru de reflets irisés. Enfin, de l’acier argenté la casquait comme une chevelure mi-longue.

Il la contempla comme on regardait une œuvre d’art, avant de réaliser qu’elle bougeait, certes avec raideur, mais avec une intention et une initiative dont une mécanique n’aurait pas été capable.

« Ash ? »

La voix sonnait de façon artificielle, mais quelque chose dans l’intonation lui parut extrêmement familier. Il se redressa un peu plus, oubliant ses blessures.

« Ce n’est pas possible, souffla-t-il. Vous êtes… »

Du fond de la pièce, Phyra, de retour des serres, battait des mains comme une enfant.

« C’est vous Anha ! Je suis si heureuse de vous voir enfin ! Vous êtes si belle ! »

Ash secoua lentement la tête, incrédule :

« Vous êtes vraiment… Anha ? »

Il se leva péniblement et s’avança vers la jeune femme, portant la main jusqu’à sa joue : la surface de métal vibrait légèrement sous ses doigts. Une lueur passa dans les yeux de l’automate.

« Elle est belle, non ? se rengorgea Malvin qui était apparu juste derrière lui.

Posant les mains sur les épaules de la femme mécanique, il la fit légèrement pivoter, jusqu’à lui faire face. Il ouvrit un compartiment sur sa poitrine, montrant dans l’habitacle un des cristaux rouges que les capteurs employaient pour piéger les esprits. Ash fronça les sourcils :

« Tu as piégé Anha ?

— C’est elle qui a accepté, de son propre gré, rétorqua le mécanicien.

— Mais comment marche-t-elle ?

— En partie grâce à son énergie propre, une partie grâce à une batterie qui évite qu’elle s’épuise trop – ou qu’elle ait besoin de nous en soutirer. Le cristal marche plus comme une interface… elle n’est pas totalement prisonnière, ce qui lui permet de reconstituer son énergie comme le font les esprits… grâce aux vivants qui les entourent, à petite dose, mais pas plus que quand elle était parmi nous. »

La jeune femme leva ses doigts de cuivre pour les poser à son tour sur sa joue, avec une douceur dont il n’aurait pas cru capable ce corps métallique.

Encore éberlué, Ash ne parvint qu’avec une grande difficulté à décrocher son regard de la femme-automate ; il secoua la tête avec un sourire incrédule :

« Ne me dis pas que tu n’as mis que vingt jours pour produire… ça !

— Oh, non, répondit le mécanicien, évasif. En fait, cela faisait longtemps que j’avais mis au point le système et le châssis. J’ai vu combien la disparition d’Evaly t’avait affecté et je me suis dit qu’il était temps de trouver un moyen pour que nos amis esprits puissent mieux interagir avec ce monde. Mais depuis que nous avons notre invitée, j’ai pris du temps pour le finaliser et créer une enveloppe digne de ce nom. Charmante, n’est pas ? »

Ash entendit Anha rire, juste pour eux deux :

« Au départ, je n’étais pas très emballée. Cela n’a rien à voir avec… la vie… mais je vais enfin pouvoir vous être utile. Du moins, j’espère. »

Malvin referma soigneusement l’habitacle, avant de poursuivre :

« Je l’ai également équipée du module de réaffectation de gravité que possède ton armure. Qui est réparée, soit dit en passant… »

Il poussa un petit grognement méprisant :

« Il faut bien reconnaître que la mécanique est parfois supérieure au corps humain : elle est bien plus simple à rafistoler. Il te faudra plus de temps pour être opérationnel.

— Désolé », répondit Ash d’un ton neutre.

Il avait l’habitude de ce style de diatribe de la part de son vieil ami, qui était aussi devenu, par la force des choses, un médecin – ou plutôt, un chirurgien – plus que compétent. Ce n’était pas la première fois que le jeune homme subissait des dommages lors de ses sorties.

« J’avais oublié de préciser qu’en cas de soucis, elle peut quitter ce corps aussi bien que le réintégrer », précisa Malvin, dont la fierté vis-à-vis de sa réalisation était plus que manifeste.

Anhan se tourna vers Malvin, et lui tendait une main de bronze soigneusement articulé :

« Je tenais à vous remercier », déclara-t-elle, en utilisant sa voix mécanique qu'Ash trouvait plutôt désagréable - surtout en comparaison de la véritable voix d’Anha, si douce, avec ce léger souffle qui lui prêtait un soupçon de fragilité, en dépit de la résolution qu’il y entendait bien souvent. Mais au moins, elle n’était plus un… fantôme. Le jeune homme n’avait jamais employé ce terme pour les esprits de Skellet, mais il savait que cette nature invisible et éthérée avait fini par user la volonté de ceux qu’il avait sauvés par le passé.

Malvin serra gravement la main d’Anha. À ce signal, Phyra s’approcha à son tour et se fraya un passage jusqu’à la jeune femme, en évitant soigneusement de bousculer Ash. Elle prit dans ses bras frêles l’automate, qui lui rendit délicatement la pareille. Sans doute craignait-elle de ne pouvoir contrôle sa force probable et de faire craquer les os fragiles de la vieille femme. Ash ne put réprimer un sourire : il se sentait un peu bête de s’être attristé sur sa famille perdue, alors qu’il en avait une, ici même, ce qui était plus que ce que possédaient les autres habitants de Skellet.

« Bien, gamine, je peux dire que ça fait du bien de ne plus parler dans le vide. Je compte sur toi pour me rendre service à l’atelier. En tant qu’électricienne, je pense que tu pourras m’être utile ! Je compte aussi sur toi pour alléger la tâche de Phyra. Tu t’es assez tourné les pouces ces derniers jours et vu qu’Ash ne sera pas en condition de faire quoi que ce soit avant quelques jours au mieux, je compte sur toi pour mouiller la chemise… »

Il fronça les sourcils, fit raisonner d’un doigt artificiel la tenue métallique de l’automate et ajouta :

« Enfin, façon de parler… »

Ash ferma à demi les paupières, laissant l’ambiance chaleureuse réconforter son corps douloureux et son esprit à vif. Il savait ce qui avait fini par provoquer le départ ou la perte de tous les esprits qu’il avait sauvés : le fait d’être devenus des fantômes, hantant ce monde, n’existant aux yeux qu’un seul homme impuissant. Cela dit, aucun d’entre eux ne semblait avoir eu la force d’âme d’Anha.

Pas même Evaly.

C’était celle qui était restée le plus longtemps, une brune petite et fine, aux grands yeux chargés de ténèbres et à l’humour caustique. Elle l'avait côtoyé deux mois avant de s’évaporer, sans qu’il ne sache ce qu"il était advenu d'elle. Il s'en était senti tellement peiné qu’il s’était juré de convaincre tout esprit qu’il recueillerait de choisir la paix d’un cristal. Mais quand il avait ramené Anha, il n’avait pas pu s'y résoudre.

Contrairement à ce qu’il lui avait laissé croire, elle avait sa propre beauté, un peu androgyne, un peu rêveuse… Mais il s’était interdit de la regarder comme une femme, pas quand il avait commis l’imprudence de se laisser toucher par une autre créature impalpable auparavant. Pas quand dans ce monde, toute forme d’amour était proscrite et que l’amitié n’existait que pour une poignée de marginaux.

« C’est d’accord, répondit-elle d'une voix grinçante et monocorde, mais qui avait l’avantage de pouvoir être entendue de tous. Je ferai tout ce que vous me direz de faire. Je serai là… pour vous. »

Ash sourit et s’avança vers elle ; ses lèvres effleurèrent le métal froid de sa joue ; il savait qu’elle ne pouvait pas le sentir, mais il ne fallait jamais tourner le dos à la valeur symbolique des gestes. Anha n’avait pas fui et n’avait pas reculé ; il devait en faire de même. La tâche qui l’attendait semblait énorme, mais ils seraient désormais trois à y travailler activement. Et s’ils disparaissaient dans la bataille, au moins auraient-ils essayé de survivre jusqu’au bout à la chape d’inertie qui asservissait les esprits.

Anha lui prêta la force de son nouveau corps pour l’aider à se rallonger dans son lit : sa convalescence serait une bonne occasion d’étudier une bonne fois pour toutes un véritable plan d’action, pas de vagues projets insensés. Chacun avait quelque chose à y mettre, même Phyra. Et peut-être… peut-être, si un jour il voyait le ciel s’éclaircir pour faire briller sur eux ce qui jadis s’était appelé « jour », les gens de la photo le regarderaient avec fierté.


Texte publié par Beatrix, 5 novembre 2015 à 00h59
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