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volume 1, Chapitre 3 « La disparition de Maître Valaddir (Tome 1) » volume 1, Chapitre 3

Chapitre 3

« Asseyez-vous ici, nous ne serons pas longs, assura Polydos en s’engouffrant par une petite porte avec Vélarianna et Igor. Nous allons prévenir l’Archimage de votre requête et voir s’il peut vous recevoir. »

Le ton était, comme à l’accoutumée, neutre, mais on y décelait une très légère pointe d’anxiété. Fledge pensait que c’était sûrement causé par le fait que l’Archimage se montrait très peu et avait perdu l’habitude des visites.

Aussi surprenant que cela puisse paraître, le Conseil avait accédé à sa demande de voir le responsable en chef de l’Académie pour obtenir un ordre de mission officiel, et signé de sa main qui plus est. Ils avaient gravi les étages du bâtiment administratif promptement, Polydos en montant les marches de façon très mécanique ; Vélarianna, elle, avait semblé flotter au-dessus des escaliers ; quant à Igor, il avait imposé un rythme assidu en grimpantt d’un pas lourd et ferme les marches deux à deux.

À présent, Fledge était dans l’antichambre de l’Archimage, qui était à l’image du bureau du Conseil : dépouillée. C’était une salle de pierre grise de taille moyenne, percée par deux fenêtres dont les vitraux transparents orientés d’est en ouest laissaient passer la lumière du soleil une bonne partie de la journée. La décoration était réduite à sa plus simple expression : au centre trônait une antique table ronde en bois blanc, qui devait être plus vieille encore que l’Archimage à en juger par les marques d’usure et de coups qu’elle avait subi au gré des années. Sur celle-ci se trouvait un vase de couleur beige dans lequel on avait mis des tiges de coton séchées. Sur le mur en face de l’entrée se trouvait une peinture délavée et écaillée représentant l’Académie à une époque indéterminée tant l’aspect du bâtiment semblait immuable. Enfin un large et imposant banc en chêne était posé le long d’un mur, celui-là même sur lequel Fledge était assis, et où d’autres avant lui avaient dû s’asseoir pour s’entretenir avec l’Archimage.

Véritable maître des lieux, nommé parmi les Maîtres de l’Académie, approuvé par le Conseil de la Magie, ainsi que par l’Empereur en personne et béni par nul autre que le Grand-Pèlerin, l’Archimage était le cœur et le cerveau de l’Académie : tout tournait autour de sa personne à défaut de sa présence. Car l’Archimage Salmanzar, dit le Prudent, n’avait pas été revu en public depuis près d’un demi-siècle, depuis l’assaut donné sur l’Académie par les pillards de Séréternias. L’Académie avait résisté, comme elle l’a toujours fait, et Salmanzar lutta de toutes ses forces pour repousser les troupes rebelles qui voyaient dans ce bâtiment un coffre-fort rempli de richesses à revendre.

Toujours est-il qu’après cet événement, l’Archimage se fit rare, se contentant d’apparitions fugaces, pour ne pas dire de jeux d’ombres, depuis la fenêtre de son bureau, ainsi que de vœux formulés chaque année aux nouveaux arrivants, et lus par les membres du Conseil de la Magie. Mais malgré cela, la personne de l’Archimage irradiait toujours de sa puissance magique chaque parcelle de l’Académie, ce qui était encore exceptionnel dans le sens où un absent, dont le statut était considéré plus comme honorifique qu’autre chose, pouvait imprégner tout un lieu de son aura.

Après une attente relativement importante, la petite porte en ogive par laquelle le Conseil était sorti s’ouvrit. Vélarianna passa sa tête et invita Fledge à la suivre. Il arriva dans un escalier de pierre en colimaçon. Les marches étaient grossièrement taillées, de sorte que chaque pas réalisé était scrupuleusement étudié sous peine de dégringoler, le plafond était très bas et Fledge dut rentrer les épaules, puis courber et la tête et le dos pour continuer à se mouvoir : on avait de toute évidence rendu difficile l’accès aux quartiers de l’Archimage. Les quelques meurtrières présentes laissaient filtrer un peu de lumière, suffisamment pour y voir à peu près correctement. Une fois arrivés en haut, Polydos, qui se trouvait sur le palier, avertit Fledge.

« L’Archimage n’est pas au mieux de sa forme, mais il a tout de même accepté de vous voir pour accéder à votre requête. Seulement, votre visite sera de courte durée : il ne faut pas le fatiguer.

— Je comprends, et je vous remercie Grand-Maître. »

Polydos poussa la lourde porte en bois qui grinça dans un bruit effroyable, et Fledge pénétra dans les appartements de l’Archimage.

C’était une pièce circulaire d’un diamètre d’environ cinquante à soixante pieds : il était difficile de donner une mesure précise à cause de la pénombre qui y régnait. Six meurtrières laissaient passer quelques rayons de soleil pour toute lumière naturelle, le reste de l’obscurité étant combattu par des chandeliers posés çà et là. Malgré cette contrainte visuelle, Fledge distingua un grand fouillis de meubles et d’objets en tous genres. Il y avait pêle-mêle de vieux pots poussiéreux contenant des liquides poisseux et colorés, d’autres renfermant des poudres, des morceaux de cristaux ou encore des insectes morts. Un squelette de lion des cavernes, que l’on trouvait jadis dans tout le continent, était monté sur un large morceau de bois, sentinelle silencieuse et presque invisible de cet antre.

Un vieil établi en noyer servait de laboratoire d’alchimie, pour y préparer des potions et autres compositions servant à améliorer l’endurance des Magiciens et décupler les effets des formules magiques. À plusieurs endroits, il était tâché de cercles colorés, marques laissées par les fioles dont le contenu avait coulé après utilisation. Le côté droit était complètement noirci par la flamme qui avait, jadis, servi à chauffer différents ingrédients.

Des manteaux en fourrure de loup et de zibeline étaient entassés sur une antique chaise en bois, tandis qu’une cape faite avec ce qui semblait être des plumes d’aigle était accrochée au mur juste au-dessus. Une collection de vieux poignards, dont l’acier était rongé par la rouille et le bois du manche troué par des forages de termites, s’entremêlaient sur une vague commode, comme les cheveux en bataille d’un mendiant. Fledge se rappela alors qu’auparavant, une dague similaire était fournie à tout Magicien à l’issue de sa formation, pour qu’il puisse se défendre si la Magie lui faisait défaut. Depuis longtemps, cette pratique avait été abolie : de même qu’un Magicien n’avait pas le droit d’utiliser la Magie pour des intérêts personnels ou fallacieux, il n’avait plus le droit de porter une arme sur lui.

Continuant son état des lieux, Fledge remarqua des cadres accrochés sur la paroi de pierre. Il y en avait beaucoup, et tous représentaient des Magiciens célèbres, qui furent tour à tour Archimages de l’Académie : il y avait Barkas Barbe-Torte, Jehan le Fier, Tilred l’Étincelant, Markos Sombre-Crin, et bien d’autres dont les visages n’évoquèrent que peu de souvenirs chez le jeune Initié.

Et puis sur le mur opposé à la porte, dans la zone la plus reculée et la plus obscure, Fledge distingua une forme carrée : il reconnut un trône en bois d’acajou que le vernis rendait rouge brillant, et dessus, avachi plus qu’assis, tel un pantin désarticulé, se trouvait l’Archimage. Salmanzar le Prudent, Deux-Cent-Soixante-Septième Archimage de l’Académie se tenait là, à quelques mètres. Peu de personnes avaient eu l’occasion de le rencontrer, surtout depuis l’attaque des pillards il y avait déjà tant d’années. Normalement, tout Initié aurait dû ressentir une appréhension, une gêne et un honneur tout à la fois, mais ce qui animait le cœur de Fledge était de la pitié. Pitié de contempler ce vieillard rabougri, habillé de haillons, arrivant péniblement à se maintenir. Il avait les yeux mi-clos, si bien qu’on pouvait le penser endormi. Sa tenue officielle, consistant en une longue robe violette avec un liseré blanc sur le bras gauche et vert sur le bras droit et représentant les deux Magies enseignées à l’Académie, était ternie par des années d’isolement dans une pièce sans clarté. Même sa respiration semblait lui demander un effort inouï : on voyait sa poitrine se soulever et se rabaisser péniblement et il sortait à chaque fois de sa gorge ou un râle ou un sifflement.

Polydos s’approcha et lui dit quelque chose à l’oreille. Peu après, Fledge vit cette vieille mécanique se mettre tant bien que mal en branle. L’Archimage s’agrippa de ses mains pâles et squelettiques aux accoudoirs de son trône et geignit pour se relever dans un effort surhumain. Le Grand-Maître l’aida à se maintenir debout, le temps qu’Igor lui fournisse un solide bâton en bois de charme, taillée en forme de crosse, relique d’un ancien temps où la Magie imposait naturellement autorité et puissance. Vélarianna s’approcha avec un chandelier à la main pour fournir une lumière plus que bienvenue.

Une fois que l’Archimage se fut assuré de sa stabilité, il écarquilla les yeux et fixa son regard sur Fledge. Ce dernier répondit avec le ton le plus poli qu’il put :

« Archimage, c’est un honneur pour moi que de vous rencontrer, et je… »

Avec une vivacité qui le surprit, l’Archimage lui coupa la parole sans qu’il s’y attende.

« Trêve de ronds-de-jambe, jeune homme ! Vous avez demandé à nous voir, n’est-ce pas ? Et vous avez exigé de nous un document officiel ? Tout cela est-il vrai ? »

Fledge fut surpris par la réponse du vieillard qui fusa.

« Il est sûrement proche d’être centenaire. Comment une personne qui semble aussi moribonde peut-elle encore avoir autant d’énergie ? À moins que tout cela ne relève que de la mise en scène… », pensa-t-il en son for intérieur.

L’Archimage le tira de ses réflexions en reprenant la parole.

« Nous vous signerons le document officiel que vous avez réclamé. Après tout, l’affaire qui nous concerne est des plus importantes et il nous semble normal de vous fournir tout ce qui sera nécessaire pour la mener à bien.

— Je… je vous remercie, Archimage, bredouilla Fledge.

— Ne nous remerciez pas trop vite, jeune Initié. Vous avez été mis au courant de secrets importants, et vous savez la complexité de la tâche qui vous attend, car vous allez vous attaquer à un Magicien très puissant, qui plus est votre mentor.

— Attendez, coupa Fledge, je vais faire en sorte de convaincre Maître Valaddir de renoncer à sa folle entreprise, mais quant à l’attaquer, et je ne parle pas de le vaincre, ça me semble inimaginable. C’est pour cela que je vous demande un sauf-conduit : s’il se passe un problème grave, qui dépasse mes compétences, ou que je ne puisse gérer, je veux les garanties que tout ce que j’aurais tenté ne me retombe pas dessus. De même, si j’abandonne ma mission parce que je la juge impossible à réaliser, je ne veux pas de poursuites ni de condamnations de la part de l’Académie. C’est une condition non négociable : si celle-ci n’est pas acceptée, vous devrez vous trouver quelqu’un d’autre ! »

Le ton employé impressionnait Fledge lui-même. Jamais il n’aurait pu imaginer qu’il parlerait ainsi à un supérieur, encore moins à l’Archimage en personne. Le silence qui suivit dura suffisamment longtemps pour qu’il se demande s’il n’y était pas allé un peu fort. Il regarda tour à tour les quatre personnes devant lui, sans obtenir le moindre signe d’approbation ou de refus, lorsque d’un bref signe d’acquiescement, l’Archimage lâcha un « d’accord » enroué.

Il tourna ensuite la tête vers Polydos qui sortit un parchemin de sa manche, le déroula sur une planche, et le tendit à l’Archimage avec une plume d’oie qui avait auparavant trempé dans un petit encrier. Ce dernier prit la plume entre ses doigts décharnés et effleura faiblement le bas de la page d’un geste tremblant. Il rendit le tout à Polydos, qui fit couler de la cire violette à côté et appuya fermement dessus avec le sceau officiel de l’Académie. S’assurant que tout avait été rempli dans les règles, le Grand-Maître relut le parchemin à voix haute.

« Par le présent document, Nous, Salmanzar, dit le Prudent, Archimage légalement nommé de l’Académie de Magie, reconnaissons que son porteur, le ci-nommé Fledge Griffiths, est entièrement amnistié, exonéré et gracié de tout châtiment pour les infractions à la Loi impériale qu’il a pu, qu’il peut ou qu’il pourra commettre dans le cadre de la mission que nous lui avons confiée. Mission qui est confidentielle et dont il ne peut ni ne doit révéler le contenu à quiconque le lui demandera.

Nous soussignés, Salmanzar le Prudent, Archimage de l’Académie de Magie. »

Polydos tendit ensuite le document à Fledge qui le relut, et jeta un coup d’œil tout en bas. Le sceau marquait très nettement les quatre crosses, l’emblème de l’Académie de Magie. À côté, la signature tremblante de l’Archimage achevait de donner un côté officiel à tout l’ensemble. Fledge roula le parchemin précautionneusement et le rangea dans sa sacoche, qu’il portait en bandoulière.

« Je vous remercie, et je vais tâcher de faire de mon mieux pour convaincre Maître Valaddir de réparer son erreur.

— Nous le souhaitons, mon garçon, nous le souhaitons, lui répondit l’Archimage. Pourtant… »

Le vieillard se mit alors à marcher avec l’aide de son bâton, lentement, par petits pas, vers Fledge. Cela surprit tout le Conseil qui ne s’attendait pas à de tels gestes. Polydos se précipita sur lui, pensant qu’il chutait, mais le vieil homme fit un geste de la main pour repousser une aide qu’il estimait superflue.

« Polydos, Vélarianna, Igor, merci de votre aide et de votre travail, mais nous aurions besoin de nous entretenir avec ce jeune homme tout seul, maintenant. Vous pouvez nous attendre dans le vestibule. Nous vous ferons mander quand nous en aurons terminé. Allez ! »

Aucun des trois Grands-Maîtres ne discuta ou n’objecta. Ils firent une révérence ostensible et sortirent les uns après les autres. Le dernier, Polydos, tira la porte en veillant à ce qu’elle soit correctement fermée.

« Bien. Maintenant que nous sommes seuls, parlons en détail de ce qui vous attend. Vous savez déjà que Maître Valaddir s’est enfui avec un artefact très précieux, n’est-ce pas ?

— Oui, j’ai été mis au courant de ce « livre de Magie ».

— Nous entendons à votre ton que vous nous jugez, jeune Initié.

— Eh bien, c’est-à-dire que je suis surpris qu’un tel ouvrage se trouve entre ces murs, où l’on répète à l’envi que la Magie est un art oral, et où les écrits sont pour ainsi dire bannis.

— Nous vous comprenons, et pour ainsi dire nous pensons comme vous : l’oralité de la pratique magique est une condition essentielle à ce que sa connaissance ne soit bradée et qu’elle ne tombe entre de mauvaises mains. Ce « livre » est un recueil très important qui décrit avec moult précisions l’art de la Magie : certes, il représente un danger entre de mauvaises mains, et c’est pour cela que son existence reste cachée à la plupart des Magiciens. Mais, il y a plus grave que de consigner par écrit le danger, c’est de l’oublier : un danger qui disparaît des mémoires est encore plus fatal en ce qu’il finira par ressurgir si personne ne se rappelle plus de sa gravité. »

Fledge restait circonspect devant tout cela : l’Archimage avait sans doute raison. Le moindre mal face à un danger était sûrement de s’en souvenir pour éviter qu’il ne recommence dans un lointain futur. Il sortit de ses introspections rapidement et répondit à son interlocuteur.

« Les Grands-Maîtres m’ont expliqué tout cela, Archimage, et j’ai appris tout à l’heure qu’il existait une Magie Noire dont je soupçonnais à peine l’existence.

— Vos soupçons sont déjà plus avancés que ce que la plupart de vos pairs sait. Comment aviez-vous entendu parler de la Magie Noire avant aujourd’hui ?

— Eh bien, je viens d’un petit village du sud de Centrelieu, La Terre-Blanche, et là-bas, dans l’auberge de mon oncle, j’ai entendu, enfant, un grand nombre récits de voyageurs. La plupart n’était qu’élucubrations sous l’effet de l’alcool. Pourtant, un jour, un marin moins aviné que les autres, s’est mis à parler d’une chose qu’il avait vue en haute mer. J’entends encore le son de sa voix résonner dans ma tête. Il disait que par un temps brumeux, alors qu’il tentait de s’orienter au large de l’Île-aux-Épices, il entendit des voix. Il crut d’abord qu’il s’agissait d’autres marins perdus, comme lui, mais nous raconta que les mots prononcés l’étaient dans une langue qui lui était inconnue, à lui qui s’était frotté à tant de dialectes dans ses voyages. A ce moment, toute l’assemblée de l’auberge avait cessé de magner ou de boire pour écouter son histoire. Le vieux loup de mer, visiblement satisfait d’avoir un auditoire, poursuivit alors. Il dit alors qu’à la suite de mots inconnus prononcés à voix forte, un éclair jaillit. Il précisa que ce dernier ne pouvait être le fruit d’un orage, de par sa puissance hors-norme, et surtout parce qu’il suivait une trajectoire horizontale. L’éclair ainsi envoyé toucha une malheureuse baleine qui était remontée à la surface pour respirer, la tuant sur le coup. L’homme mentionna alors la Magie Noire, en précisant que c’était de ça dont il avait été témoin. Les gens présents dans l’auberge furent alors partagés par l’effroi et le scepticisme. Voyant que son histoire n’avait pas convaincu tout le monde, le vieil homme lança un avertissement, en prétendant que d’ici quelques jours, plus personne ne mettrait sa parole en doute. Après cela, il disparut, et je n’ai pas le souvenir de l’avoir revu.

— Et que s’est-il passé ensuite ?

— Quelques jours plus tard, nous avons retrouvé le cadavre d’une baleine échouée. Si cela était déjà suffisamment rare pour susciter l’émoi de notre village, ce le fut encore plus quand nous constatèrent que la mort n’était ni naturelle ni causée par une attaque de prédateurs. Bien sûr, le corps avait reçu quelques morsures, mais rien que soit fatal. En revanche, la baleine avait une large entaille sur le côté du corps, qui avait littéralement fait exploser les chairs, ouvrant ce gigantesque animal en deux, si bien que personne ne comprit comment ce genre de chose avait pu arriver. On se souvint alors de l’histoire du vieux marin, et parmi les rumeurs qui se propageaient, certaines évoquaient la Magie Noire. Bien que je n’étais encore qu’un enfant, je me souviens très bien avoir entendu cela à plusieurs reprises, avant que le temps n’efface peu à peu le souvenir de cet événement. C’est ainsi que je connais quelque peu la Magie Noire.

— Hmm, fit l’Archimage dans un sourire énigmatique, les récits et les légendes sont comme un miroir déformant la vérité. Il existe bien une Magie Noire, et quelques-unes de ses formules étaient consignées dans ce recueil, mais nous avons pris la lourde décision d’arracher ces pages et les avons détruites.

— C’est ce que m’a dit tout à l’heure le Grand-Maître Polydos. Et pourquoi avez-vous fait ce geste à l’opposé de vos idées ? Je veux dire que vous avez choisi délibérément de laisser tomber dans l'oubli un danger important, au risque qu'il se reproduise un jour ! »

Fledge se rendit alors compte du ton sec qu'il venait d'utiliser contre l'Archimage. Il se confondit en excuses, le visage rouge jusqu'aux oreilles. Salmanzar ne sembla pas lui en tenir rigueur.

« Nous comprenons votre colère jeune homme : nous serions aussi déçu que vous, à votre place.

— Il ne s'agit pas de déception, s'empressa de le rassurer Fledge, mais plutôt d'incompréhension.

— Eh bien, commença l'Archimage, il y a cinquante-deux… non, cinquante-trois ans, corrigea-t-il, la plus gigantesque horde de pillards provenant de Séréternias a déferlé sur Paramatria, ainsi que sur l'Académie. On a parlé de milliers de soudards à l’époque. Les troupes impériales furent taillées en pièces face à leur nombre impressionnant : c'était alors aux Magiciens que la tâche incombait de neutraliser ce fléau. Malgré la puissance magique, nous avons eu du mal à les contenir et à les repousser, puisqu’il y avait un problème d’effectif, déjà en ce temps. Pris par le désespoir, nous… avons recouru à la Magie Noire.

— Et que s’est-il passé ? Les histoires parlant de cet épisode restent relativement vagues sur la manière dont vous avez fait fuir les pillards. »

L’Archimage prit une profonde inspiration qui fit tressauter tout son corps.

« Il y a cinquante-trois ans, nous avons été forcé d’utiliser la Magie Noire, répéta-t-il. Le sortilège que nous avons utilisé fut si puissant qu’il anéantit instantanément le gros de la horde en peu de temps. Paramatria fut sauvée. Mais..., commença-t-il d'une voix chevrotante, il en alla différemment de ses habitants : le sort utilisé était efficace, oui, mais difficilement contrôlable, et il coûta la vie à de nombreux habitants de la ville venus se réfugier en ces murs. Il nous en coûta aussi. »

Là-dessus, Salmanzar s’approcha de Fledge et lui montra son visage. Parmi les rides, il vit une large balafre qui serpentait sur le côté gauche, remontant jusque sur le haut du crâne et se faufilant avant de se perdre sous le duvet de sa longue barbe blanche. Tout autour de la cicatrice la peau était flétrie, desséchée et constellée de petits trous comme si elle fut frappée par une grêle intense.

« À la défiguration s’ajoutèrent aussi des difficultés de déplacement, comme vous avez pu le constater. Mais la véritable cicatrice reste à l’intérieur : la culpabilité d’avoir causé la mort de nombreux innocents nous ronge chaque jour un peu plus, c’est une blessure qui ne se referme pas, un mal pour lequel il n’existe aucun traitement. Aussi, nous avons pris la lourde décision de faire disparaître les traces de Magie Noire de ce livre, en espérant qu’elle ne revienne jamais à la surface. Comprenez-vous maintenant notre choix ?

— Je comprends, fit Fledge avec humilité. Mais permettez-moi de vous poser une question.

— Allez-y, l'encouragea l'Archimage.

— Si vous êtes la dernière personne à connaître les formules de Magie Noire, alors il n’y a plus guère de danger aujourd'hui.

— Vous êtes encore jeune, dit le vieux Magicien en soupirant, vous ne connaissez que peu le monde qui vous entoure.

— Que voulez-vous dire ? fit Fledge légèrement vexé par cette remarque.

— Autrefois, certains Magiciens étaient intéressés, ou plutôt... fascinés par cette Magie Noire, et tentaient de la maîtriser. Elle faisait peur, à raison, et très peu de personnes en connaissaient les secrets, et moins encore acceptaient de les divulguer. Nous étions de ceux-là. Même nos Initiés, du temps où nous étions Maîtres, n’ont pas eu le droit d’en apprendre davantage. Toutefois, les choses ont changé après la débâcle des pillards : plusieurs Magiciens ont souhaité en apprendre plus, arguant que sa maîtrise pourrait fournir une meilleure protection à la population. Parmi ceux-là se trouvait un grand Magicien du nom de Ravenfield.

— Ravenfield… ? Ce nom ne me dit absolument rien, répondit Fledge en cherchant dans sa mémoire, en vain.

— Et pour cause : il a disparu il y a près d’un demi-siècle, et nul ne sait ce qu’il est devenu. Petit à petit, son nom fut oublié. Toujours est-il que Ravenfield était un adepte de la Magie Noire, et qu’il était assez raisonnable et mesuré pour pouvoir devenir l’un de ses plus éminents représentants. Mais nous lui avons refusé de poursuivre dans cette voie.

— Et, si je puis me permettre, pourquoi avez-vous refusé s’il vous semblait digne de confiance ?

— Nous avions confiance en lui, pas en sa soif d’apprendre. Je ne pense pas que Ravenfield aurait pu se retenir de vouloir en savoir davantage. Mais cette voie est dangereuse, et on ne peut se le permettre avec la Magie Noire.

— Qu'avez-vous fait ?

— Nous... nous avons dénoncé Ravenfield et les quelques dizaines de Magiciens qui le suivaient aux autorités impériales, qui ont pris les choses en main. Ils les ont condamnés au bannissement. Mais cela s'est révélé inutile : avant de recevoir leur sanction, ces derniers avaient déjà quitté l’Académie, s'affranchissant des règles.

— Vous voulez dire qu’ils ont été…

— Non, non… Ils ont embarqué depuis un port dans les Cinq Cités et ont mis le cap à l’est, sous la houlette de Ravenfield. Ils n’ont jamais redonné signe de vie après leur départ. Il est raisonnable de penser qu’ils sont morts maintenant.

— Ils sont partis à l’est, dites-vous ? Mais il n’y a rien, rien que la mer qui s’étend à l’infini au-delà de l'Île-aux-Épices. Sauf si c'est là-bas qu'ils sont allés s'installer...

— Cela est impossible, assura l'Archimage. Avec le nombre de personnes qui transitent sur cette île, nous aurions forcément été au courant.

— Donc, ils sont sûrement morts, en conclut Fledge.

— Ou bien ils ont changé de cap et ont débarqué ailleurs. Ou encore ont-ils trouvé une nouvelle terre où s’installer, qui sait. Une chose est sûre, aucun n’est jamais revenu, et nous n’avons plus jamais entendu parler de Magie Noire depuis tout ce temps. Finalement, c’était peut-être la moins grave des solutions.

— Je n’avais jamais entendu parler de tout ça, d’aussi loin que je me souvienne, répéta Fledge, encore étonné de cette découverte qu'il n'avait jusque-là jamais soupçonnée. Qui d’autre est au courant ?

— En dehors de nous, le Conseil est au courant, vous aussi maintenant. Sans oublier Maître Valaddir, j'imagine.

— Comment serait-il au courant ? demanda Fledge.

— Nous ne savons pas, mais une chose est sûre : il n'a pas volé ce livre pour les formules de Magies Blanche, Verte et Grise qu'il contient. Elles ne lui seraient que de peu d'utilité, étant donné son niveau de maîtrise et de connaissance. Toutefois, sait-on jamais, il pourrait finir par dénicher quelqu'un pouvant le renseigner, ne serait-ce que partiellement, sur la Magie Noire. Et de toute façon, ce livre est déjà suffisamment dangereux pour être dans la nature. »

Salmanzar continua à marmonner quelques instants, perdu dans ses vieux souvenirs qui remontaient brusquement à la surface, quand Fledge l'interrompit par une nouvelle question.

« Pardonnez ma remarque, mais après ces événements, pourquoi ne pas avoir simplement… pris du repos ?

— Ah, démissionner ! Nous y avons pensé, plusieurs fois, mais au final ça n’aurait servi à rien d’autre qu’à fuir les problèmes au lieu de les assumer, et nous ne pouvions nous le permettre. Ceci dit, il nous était impossible de continuer à mener la même vie qu’auparavant. Autant pour éviter le regard des familles des victimes que pour montrer cette infirmité aux gens, nous avons décidé de nous reclure ici, en attendant… eh bien… la délivrance naturelle. »

Il apparut alors à Fledge que l’Archimage, symbole de la toute-puissance de la Magie, et personnage de haut rang craint et respecté, n’était rien d’autre qu’un pauvre vieillard devenu l’ombre de lui-même depuis des années. Par respect autant que par pitié, il conserva tout cela dans sa tête. L’Archimage semblait épuisé. Fledge prit poliment congé.

« S’il n’y a rien d’autre, avec votre permission, je vais aller me préparer pour partir à la recherche de Maître Valaddir.

— Fort bien, jeune homme, allez-y. Soyez prudent, parlez le moins possible aux autres gens que vous croiserez et évitez particulièrement de mentionner ce recueil.

— Ne vous en faites pas, Archimage, je comprends les risques et je connais les enjeux. Je vais à présent me retirer. »

Fledge salua respectueusement l’Archimage et frappa trois coups nets contre la porte. Elle s’ouvrit quelques secondes plus tard, et Polydos passa la tête, puis entra complètement dans la pièce, allant aider le vieil homme à se rasseoir sur son trône.

« Comment allez-vous ? Ce jeune Initié vous semble-t-il fiable ?

— Polydos, notre ancien Initié, nous avons tout autant confiance en lui qu’en vous. Veillez bien à ce qu’il quitte l’Académie avec suffisamment de préparation pour affronter ce qui l’attend.

— Bien, Archimage, nous allons nous y mettre tout de suite. Votre repas est arrivé, je vous l’amène.

— Polydos, donnez plutôt tout cela au jeune homme : il aura besoin de forces. Quant à nous, le peu d’énergie que nous

utilisons nous autorise à sauter un repas de temps à autre.

— Mais…

— Assez, Polydos, nous perdons du temps. Après son repas, conduisez ce jeune homme à l’entraînement.

— Très bien, Archimage, comme vous le souhaitez. Je repasserai demain pour vous tenir informé des résultats. Reposez-vous maintenant », ajouta-t-il en lui installant une couverture en fourrure de loup sur les jambes.

Il sortit à reculons jusqu’à la porte qu’il referma lentement, puis se tourna vers Vélarianna et Igor, qui étaient restés à l’attendre.

« Nous allons préparer efficacement monsieur Griffiths avant son voyage, déclara-t-il en regardant Fledge. Vous êtes plus que familier de la Magie Blanche, eu égard à votre rang d’Initié. Il ne sera donc pas nécessaire de faire une révision en profondeur, mais je tiens personnellement à éprouver votre niveau. Le Grand-Maître Vélarianna vous enseignera les rudiments de Magie Verte, puisqu’elle vous est inconnue, et qu’elle vous servira à coup sûr. Quant au Grand-Maître Igor, il vous dispensera un enseignement limité (Polydos souligna ce mot en l’appuyant fermement) de la Magie Grise, qui sera du reste plus une mise en garde contre son utilisation. »

Il jeta un regard neutre envers Vélarianna, attendant son approbation qu’elle donna en faisant un bref signe de tête ; puis un regard plus sévère envers Igor, qui répondit par un « bah » informe qui teintait son approbation d’un certain détachement qui était propre à énerver un homme aussi rigide que Polydos.

« Bien. Mais avant tout, vous allez me suivre, monsieur Griffiths : ordre m’a été donné de vous nourrir convenablement, dit Polydos en emportant le plateau repas destiné à l’origine à l’Archimage. Allons dans le réfectoire ! »

Polydos de Paramatria était le premier des Grands-Maîtres. Expert en Magie Blanche, né et élevé dans la capitale où son père fut un proche conseiller du précédent empereur, il avait été façonné à la fois par l’Empire et par l’Académie. Jamais l’Archimage Salmanzar n’eut pu compter sur pareil soutien : Polydos était littéralement la main qui tenait la plume de l’Archimage. « La main qui torche le cul de l’Archimage », disaient certains bruits de couloirs.

Polydos, la quarantaine finissante, était de taille moyenne, sans musculature ni embonpoint. Son visage, qui disparaissait partiellement derrière une barbe poivre et sel impeccablement taillée et entretenue laissait entrevoir un regard d’une neutralité effrayante, et lorsqu’il parlait sa voix ne trahissait pas la moindre émotion. Il était comme on était à Centrelieu : froid, mécanique, protocolaire. Il ne montrait pas d’émotion car il ne semblait n’y en avoir jamais eu en lui. Ses discussions étaient pré-rédigées dans sa tête, ses loisirs étaient la gestion de l’Académie de Magie, rien d’autre. Polydos avait la charge du bâtiment de Magie Blanche : c’était un administrateur hors-pair qui connaissait chaque professeur, chaque Maître, chaque Initié et chaque élève de l’aile ouest. Son esprit de synthèse allié à une formidable efficacité lui permettait de solutionner avec aplomb tout problème se présentant à lui. Polydos était un rouage de l’Académie bien huilé, bien entretenu et fonctionnel au possible.

Fledge le suivit machinalement dans le dédale des couloirs. La ferveur ne s’était pas calmée pour autant : les Maîtres retournaient à nouveau toutes les pièces du gigantesque bâtiment, espérant retrouver celui d’entre eux qui avait osé les trahir. Fledge eut de la pitié à les voir se démener comme ça pour rien, mais il éprouva aussi de la condescendance devant ces Magiciens, confirmés et reconnus, qui se comportaient comme des moutons, agissant sans comprendre et, pire, sans réfléchir.

Ils arrivèrent finalement au réfectoire qui était vide à cette heure-ci. Polydos posa le plateau au coin d’une longue table de bois et invita Fledge à s’asseoir.

« Restaurez-vous, tant que c’est encore chaud. Je vais aller vous chercher de l’eau. »

Depuis le début de cette affaire, Fledge réalisa qu’il n’avait rien bu ni mangé : il s’était forcé de finir son sac pour accompagner Maître Valaddir avant son petit-déjeuner, puis ensuite Maître Falkirk était venu et il s’était enchaîné une suite d’événements qui mit sa faim et sa soif de côté, jusqu’à maintenant.

Il souleva la cloche d’acier gris aux reflets irisés et découvrit en guise de repas un morceau de viande de taille respectable, qui lui sembla être du sanglier, accompagné de navets coupés en tranches, rissolés dans du beurre à l’ail, ainsi que des pommes de terre coupées en dés et frites dans de l’huile. En outre, il disposait d’une grosse tranche de pain gris encore tiède, avec dessus une grande tranche de fromage de brebis qui s’était légèrement ramollie du fait de la chaleur du pain. Enfin, il y avait une grosse part de tarte à la crème sur laquelle étaient disposées des fraises fraîches. Clairement, on était à un autre niveau que les repas des élèves…

Fledge ne se fit pas prier et commença à manger, en savourant cette nourriture dont il n’avait pas l’habitude depuis ses onze années à l’Académie.

Polydos réapparut avec une cruche ébréchée remplie à ras bord d’eau fraîche et limpide. Il la posa, accompagnée d’une timbale en étain, et lança d’un ton absolument neutre.

« Bon appétit. Je repasse dans trente minutes et nous commencerons l’entraînement. »

Puis il tourna les talons et sortit du réfectoire, le bruit de ses pas résonnant dans la salle vide.

« À quoi pouvait bien rimer cette histoire ? Dans quoi est-ce que je me suis embarqué ? Quels dangers m’attendent, là dehors ? »

Toutes ces questions se bousculèrent dans sa tête en même temps, lui donnant de mauvais pressentiments pour la suite. Il termina tant bien que mal ce copieux repas, puis attendit le retour du Grand-Maître Polydos qui revint exactement trente minutes après être parti.


Texte publié par Maxime Rep, 24 avril 2024 à 10h38
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volume 1, Chapitre 3 « La disparition de Maître Valaddir (Tome 1) » volume 1, Chapitre 3
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