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volume 1, Chapitre 2 « La disparition de Maître Valaddir (Tome 1) » volume 1, Chapitre 2

Chapitre 2

Fledge était accaparé par la préparation de son sac de voyage quand des coups sourds et saccadés se firent entendre contre la porte de sa chambre. Il releva la tête et regarda en direction de l’antique rectangle imparfait, irrégulier, en bois de frêne, noirci par le temps et criblé par les termites. Les soubresauts qui redoublaient d’intensité lui ôtèrent tout doute : c’était bien lui qu’on voulait voir. Il enjamba prestement ses affaires de voyage posées çà et là, attendant d’être rangées dans son sac, et ouvrit un petit judas découpé dans la porte. À travers les barreaux d’une petite grille, il vit le visage de Maître Falkirk qui s’impatientait.

« Ah ! Tout de même ! Ouvrez vite, Fledge, c’est urgent : le Conseil requiert votre présence sur-le-champ ! »

Le jeune homme ne se le fit pas répéter : le Conseil avait besoin de le voir, ça devait être au minimum préoccupant, au pire d’une gravité importante. Il claqua le judas, tira la barre de fer qui faisait office de verrou et ouvrit la lourde porte dans un grincement métallique.

« Que se passe-t-il, Maître Falkirk ?

— Je n’en sais rien, mais je viens de recevoir l’ordre de venir vous amener devant le Conseil. Ordre direct du Grand-Maître Polydos ! crut-il bon de préciser. Allez, dépêchons-nous ! »

Fledge ne prit même pas la peine de refermer la porte, et suivit à la hâte Maître Falkirk qui enfilait le long couloir du dortoir d’un pas rapide. À leur passage, nombre d’élèves se plaquèrent contre le mur, comme s’ils espéraient y rentrer, tout en les dévisageant avec un air d’étonnement. Il faut dire que Falkirk était impressionnant : à vue d’œil, il mesurait bien six pieds et demi de haut et devait peser bien plus qu’un quintal. Son corps était si musculeux et taillé en carré que sa tunique de Magicien lui collait un peu trop aux bras et au torse. Mais plus encore, les élèves semblaient jeter ce regard interrogateur à Fledge tout en murmurant quelque chose d’inaudible, ce qui acheva de le préoccuper : de toute évidence, il se tramait quelque chose de louche, et il semblait être au cœur de ce quelque chose.

Ils descendirent l’escalier jusqu’au rez-de-chaussée et bifurquèrent dans l’aile ouest, celle qui était réservée à la Magie Blanche, qui était avant tout utilisée pour la défense et la protection, mais n’en restait pas moins redoutable. Les Magiciens Blancs, bien que certains fussent impressionnants par leur maîtrise, n’utilisaient pas de sorts offensifs ou létaux, ainsi en allait-il de leur réputation. Pour autant, il serait illusoire de voir dans ces derniers de simples prestidigitateurs faisant des tours de passe-passe pour impressionner les badauds sur les marchés de village. Les Magiciens Blancs, quoique conspués comme tous les autres, étaient tout de même craints dans tout le continent, et c’est justement parce qu’ils n’attaquaient pas qu’ils l’étaient : peu de choses sont plus dangereuses qu’un Magicien qui peut se passer d’attaques.

Fledge eut bien du mal à reconnaître ce bâtiment qui lui était pourtant si familier. Il grouillait d’une multitude de personnes, toutes sur le qui-vive : les autres Maîtres semblaient inquiets, courant dans tous les sens, ouvrant chaque pièce en inspectant du regard, retournant systématiquement étagères et coffres. À leur mine déconfite et aux quelques bribes de phrases entendues, ils semblaient chercher quelqu’un et quelque chose. Il y avait même des Maîtres en Magie Verte qui aidaient dans les recherches, pourtant il était très rare de les voir hors de leur bâtiment. Les élèves et les Initiés, livrés à eux-mêmes, formaient des petits groupes compacts, discutant à voix basse et jetant des coups d’œil à la fois inquiets et curieux dans toutes les directions.

« Maître Falkirk, que signifie tout cela ? Je n’ai jamais vu pareille agitation dans l’Académie, ni pareil désordre, d’ailleurs.

— Je n’en sais pas plus que vous, Fledge. Nous serons vite fixés sur votre sort dans quelques instants. Pressons-nous ! »

De toute évidence, Falkirk mentait : tous les autres Maîtres semblaient préoccupés, fouillant frénétiquement chaque pièce de l’Académie et lui serait le seul d’entre eux à n’être au courant de rien, alors qu’on l’avait envoyé spécifiquement le chercher ? Il lui cachait forcément quelque chose, mais quant à savoir ce que c’était… Quoi qu’il en soit, il ne tarderait pas à être fixé sur ce qu’on voulait de lui.

Ils arrivèrent dans le bâtiment administratif, de loin le plus beau et le plus grand de l’Académie. Le hall principal, qui accueillait visiteurs, élèves et Magiciens imposait une écrasante majesté : des colonnes de marbre, d’un blanc immaculé, soutenaient un plafond dont les fresques s’étalaient à une bonne trentaine de pieds de haut au-dessus d’un sol en damier noir et blanc, d’une perfection et d’une brillance absolument impeccable. De grands vitraux azurs, pourpres, orangés et verts reflétaient une lumière irréelle et attirante, donnant à cette pièce une allure singulière qui étonnait encore un habitué des lieux comme Fledge. Falkirk coupa court à sa rêverie.

Sur les quatre murs de la pièce s’étalaient les portraits des Archimages du passé, seuls Magiciens à avoir droit à leur portrait représenté dans l’Académie. Ils étaient tous là, depuis le premier d’entre eux, nommé Jehan le Fier, jusqu’à l’actuel, Salmanzar. Deux-cent-soixante-sept portraits, beaucoup d’hommes, quelques femmes. On pouvait nettement voir les différentes évolutions picturales a contemplant ces portraits : la technique, les couleurs, les poses… Ces tableaux étaient comme un véritable voyage dans le passé pour les spectateurs. Et même si les plus anciens avaient vu leur vernis remplacé par une patine naturelle, si la mince couche de peinture s’était craquelée, si les couleurs avaient passé, si les visages de certains Archimages s’étaient estompés, cela restait toujours un grand spectacle pour chaque pensionnaire des lieux, qu’il soit débutant en Magie ou Maître confirmé depuis des années. Ce jour-là, cependant, ni Fledge, ni même Falkirk ne prirent le temps d’admirer les portraits.

« Allons-y, nous avons encore huit étages à monter ! »

L’escalier de bois grinçait sous le poids de leurs pieds. Il flottait dans l’air une odeur d’ancienneté, un mélange de vernis et de poussière. À chaque palier, sur les murs, se dressait fièrement le sceau de l’Académie : un blason écartelé de sinople et d’argent, rappelant les couleurs des deux magies en vigueur, sur lequel venaient se placer quatre crosses en miroir, symboles de la puissance et de l’omniprésence de la Magie, et dont les couleurs étaient inversées avec le fond sur lequel elles se trouvaient.

« Enfin, nous y sommes », lâcha Falkirk essoufflé. Cette traversée au pas de course l’avait épuisé alors qu’il était encore dans la force de l’âge, mais un corps aussi musclé était un handicap pour se mouvoir rapidement. Fledge, qui était mince, ne ressentait que très légèrement les effets de l’effort qu’il venait d’accomplir.

« Maître Falkirk, ça va aller ?

— Oui, bien sûr, dit-il en se redressant, mais en gardant la main appuyée sur le mur. Encore un petit instant. »

Il ne voulait pas se montrer au Conseil avec le visage rouge, le souffle coupé, la poitrine tressautant à la recherche de bouffées d’air salvateur. Après quelques secondes qui semblèrent durer une éternité, Falkirk frappa d’une façon polie mais ferme à la porte du bureau du Conseil. Ils entendirent pour toute réponse un « Entrez » qui semblait venir de partout et nulle part à la fois. Il ouvrit la porte.

C’était la première fois que Fledge pénétrait dans cette pièce, et ce qu’il vit n’était pas à la hauteur de ce qu’il s’était imaginé. La salle de travail du Conseil se résumait à trois bureaux de bois disposés en U, avec trois fauteuils, eux aussi en bois, qui, bien qu’ouvragés, ne présentait aucun confort particulier.

Trois étagères étaient placées côte à côte contre l’un des murs, derrière les bureaux. La première était impeccablement rangée et contenait quelques objets liés à la Magie tels que des pots de verre remplis d’ingrédients variés, de rares parchemins jaunis et quelques ouvrages dont la couverture en cuir était craquelée. Ces derniers devaient sûrement être des traités d’histoire politique, de diplomatie et des documents administratifs liés à l’Académie, ce qui était déjà exceptionnel dans ce lieu où les ouvrages ayant trait à la Magie étaient formellement interdits. La deuxième étagère, tout au contraire, fourmillait et débordait même d’un bric-à-brac que n’aurait pas renié un vendeur de quincaillerie : pots, fioles, plantes, animaux séchés, poudres colorées et rochers de toutes tailles remplissaient l’étagère de haut en bas dans un joyeux désordre. La dernière étagère, elle, était quasiment vide, à l’exception d’un sac de toile grise posé dans un coin du meuble.

Hormis ce modeste mobilier, la salle impressionnait plus par son vide : pas de décorations, pas de tapis au sol, pas d’éléments pour adoucir l’austérité de cette pièce. Même les vitraux des fenêtres étaient d’une blancheur morne, comparés à leurs homologues flamboyants du hall d’entrée. Un feu crépitait dans la cheminée, diffusant une onde de chaleur continue et apaisante.

« C’est toujours ça… », pensa Fledge quand il fut interrompu.

« Si vous avez fini votre petite visite, nous pourrons passer à la raison de votre convocation, jeune Initié. »

La phrase avait été dite avec un ton neutre, mais avait eu le tranchant d’un couperet. Fledge se rendit compte que, l’espace de quelques minutes, il avait été totalement absorbé par la nudité de la pièce et avait négligé les formules de politesse et les personnes qui se trouvaient en face de lui. Maître Falkirk lui adressa un regard noir et une bourrade dans les côtes pour le faire redescendre sur terre. Le jeune homme rougit alors et bredouilla quelque chose d’incompréhensible. Maître Falkirk crut nécessaire de le seconder.

« Grand-Maître, ce que ce jeune homme essaie maladroitement de dire, c’est qu’il s’excuse de son comportement, parce qu’il est impressionné de se retrouver ici et appréhende de savoir pourquoi il…

— Merci, Maître Falkirk, coupa celui qui s’était adressé à Fledge, mais il ne sera pas nécessaire de jouer au chaperon plus longtemps. Nous vous sommes reconnaissants pour votre efficacité. Vous pouvez disposer à présent.»

Et l’homme lui indiqua la sortie d’un mouvement de la main. Après une brève mais nette révérence, Maître Falkirk quitta la pièce. En partant, il jeta un regard à Fledge qui semblait lui dire d’être courageux face à ce qui allait suivre, ce qui ne manqua pas de l’inquiéter davantage, si tant est que c’était encore possible. Lorsque la porte claqua, le jeune homme regarda tour à tour avec un air anxieux les trois visages en face de lui, cherchant du regard lequel des membres du Conseil lui parlerait en premier. Il régnait dans la pièce un silence glacial qui lui sembla s’étirer indéfiniment.

Le Conseil de la Magie était formé de trois Grands-Maîtres, des sommités dans leur domaine. Leur rôle était de faire perdurer l’Académie, de veiller à la bonne utilisation de la Magie et d’assister l’Archimage. Rien de ce qui se passait dans l’Académie n’était fait ou décidé sans leur assentiment.

« Monsieur Fledge Griffiths, je suis le Grand-Maître Polydos de Paramatria, voici ma consœur Vélarianna d’Antenaris et mon confrère Igor de Syborriah. Comme vous vous en doutez, vous êtes devant le Conseil de la Magie.»

Si Fledge avait connu une formule pour se changer en insecte microscopique, il l’aurait utilisé sur-le-champ tellement il fut impressionné. Bien sûr, il connaissait le Conseil, il connaissait le nom de ses membres, mais plus encore il connaissait leur importance. S’il l’avait convoqué, ce n’était pas pour lui demander son avis sur la qualité des repas du réfectoire. Il prit alors son courage à deux mains et dit d’une voix qu’il voulait ferme.

« Bonjour. Je suis au service du Conseil, donc si vous le voulez bien, expliquez-moi la raison de ma venue dans votre bureau, s’il vous plaît ? »

Il lui avait fallu du courage pour sortir cette phrase d’un seul tenant, sans s’embrouiller ni bégayer. Il se sentit comme s’il venait de fournir un effort surhumain et allait tomber au sol d’épuisement.

« Très bien, dit Polydos, je vais aller droit au but puisqu’il vous sied ainsi. Tôt ce matin, nous avons découvert qu’un vol avait eu lieu dans ce bâtiment, un vol de la plus extrême gravité qui implique une réponse rapide et ferme.

— Grand-Maître, s’offusqua Fledge, j’ignore de quoi vous parlez, et si l’on m’accuse de ce vol, sachez que je n’ai pas quitté ma chambre depuis hier soir : j’étais tout occupé à préparer mes affaires de voyage pour suivre Maître Valaddir dans le sud. Elles… elles jonchent encore le sol de ma chambre, à l’heure où je vous parle !

— Du calme, jeune Initié, dit Vélarianna dans un souci de détendre l’atmosphère, personne ne vous accuse d’avoir volé quoi que ce soit ici.

— Personne ne vous accuse, reprit Polydos d’un ton sec et indifférent, mais… »

Il laissa sa phrase en suspens avant de reprendre.

« … mais vous êtes tout de même concerné par tout cela, puisque c’est vraisemblablement Maître Valaddir qui est à l’origine de ce vol. Il est porté disparu depuis cette nuit, et ce n’est pas tout : il a manqué d’occire un autre Maître et deux gardes qui venaient de prendre leur poste. Nous les avons retrouvés inconscients peu après sa disparition avérée. »

Fledge était en train de tomber dans le vide. Vélarianna vit son malaise, et lui proposa son fauteuil qu’il refusa poliment, se contentant de marcher nerveusement dans le bureau, allant et venant sur ses propres pas tout en scrutant intensément le sol à la recherche d’une invisible réponse.

« Vous êtes en train de dire que Maître Valaddir a volé quelque chose dans l’Académie, s’est enfui, et pour cela, n’a pas hésité à mettre la vie d’autres personnes en jeu ?! Sauf votre respect Grand-Maître, comment puis-je être sûr que ce que vous dites est la vérité ?

— Donc, vous ne nous croyez pas, fit Polydos d’un ton neutre, mais avec un regard soupçonneux. À vrai dire, je me doutais un peu que vous répondriez de la sorte, monsieur Griffiths.

— Que voulez-vous dire ? Expliquez-vous, s’il vous plaît, Grand-Maître ! crut devoir exiger Fledge, au comble du malaise.

— C’est évident, après tout : vous qui avez suivi assidument les cours de Maître Valaddir, vous qui avez été son « protégé » si j’en crois les discussions surprises au hasard de mes déplacements dans l’Académie, vous qu’il a entraîné pour votre Démonstration l’année dernière, vous qu’il a réclamé pour le seconder lorsque vous êtes devenu Initié il y a quelques mois, allant ainsi à l’encontre de la procédure en faisant fi de la responsabilité du Conseil dans ce domaine… Pour toutes ces raisons, oui je comprends votre réponse, mais elle n’aide personne ici, ni vous, ni nous.

— Tout ceci est… vrai mais…

— Mais quoi ?! trancha Polydos d’un ton plus sec qu’à l’accoutumée, tellement inhabituel que Vélarianna se permit d’intervenir.

— Polydos, ne vaudrait-il pas mieux laisser ce jeune homme finir son explication avant de poursuivre ? dit-elle d’un ton empreint de bienveillance, mais qui restait suffisamment neutre pour ne pas mettre en confiance Fledge.

— Fort bien, ajouta Polydos. Monsieur Griffiths, poursuivez, nous vous écoutons attentivement. »

Fledge regarda les trois Grands-Maîtres dans les yeux, fit un bref et respectueux signe de tête à Vélarianna et posa son regard sur Polydos avant de parler.

« Comme j’allais vous le dire, tout ce que vous avez dit est vrai : dès mon arrivée dans l’Académie, Maître Valaddir s’est pris d’affection pour moi et s’est mis au défi de me faire réussir ma Démonstration en Magie Blanche. Il m’a toujours épaulé, notamment lors de ma huitième année, qui fut difficile pour moi comme pour les autres Magiciens si j’en juge par ce qui se dit dans l’Académie », dit-il sur un ton plus léger, sûrement dans l’idée de détendre l’atmosphère.

Polydos se racla la gorge d’agacement, Vélarianna sourit de façon polie tandis qu’Igor restait impassible.

« Ne nous égarons pas sur de futiles détails, monsieur Griffiths. Poursuivez.

— Oui, excusez-moi, bredouilla-t-il, conscient qu’il avait échoué dans sa tentative. Donc, je disais que Maître Valaddir fut d’un soutien inestimable et sans faille pour moi, notamment en-dehors des heures de cours où il m’entraîna à parfaire les incantations de Magie Blanche les plus difficiles à pratiquer, mais toujours à ma demande, je le jure. C’est aussi à ma demande qu’il m’a entraîné pour mon épreuve de Démonstration, mais je ne pense pas avoir commis quelque entorse au règlement en requérant son aide.

— En effet. Cela est autorisé, admit Polydos.

— Ensuite, lorsque je suis devenu Initié, au début de l’année en cours, j’ai été le premier surpris d’avoir à assister Maître Valaddir, car nous n’en avions jamais parlé auparavant.

— Pas une seule fois ? le coupa Polydos.

— Pas une seule, je le jure. L’envie de lui demander cette faveur me démangeait, bien sûr, mais jamais je n’aurais osé intercéder pour cela. Toujours est-il qu’un jour il vint me voir et me dit qu’il avait demandé à la direction de l’Académie une faveur spéciale pour m’avoir auprès de lui pour mes cinq années en tant qu’Initié. Pour ma part, n’ayant reçu aucune contre-indication ni de convocation de l’administration de l’Académie, je pensais que vous, le Conseil, lui aviez donné votre approbation. »

Polydos se gratta le menton, regarda tour à tour Fledge et ses deux collègues, avant de prendre la parole.

« Merci pour vos explications. Vous me semblez sincère, pour le moment, et vous avez fourni des arguments qui plaident en votre faveur, mais ce qui nous intéresse maintenant c’est ce que vous savez à propos de la raison du geste de Maître Valaddir et de l’endroit où il s’est enfui.

— Grand-Maître Polydos, là-dessus tout ce que je peux vous dire est que, s’il s’avère que mon Maître a commis ce dont vous l’accusez, je n’ai jamais eu connaissance de tels desseins. Nous nous apprêtions à partir, lui et moi, dans les Cinq Cités. Comme je vous l’ai dit, j’étais en train de préparer mes affaires de voyage quand Maître Falkirk est venu frapper à ma porte.

— Quelle est la nature de ce voyage dans les Cinq Cités ?

— De ce que Maître Valaddir m’en a dit, c’était d’abord d’ordre commercial : il voulait acheter des ingrédients pour reconstituer ses réserves, dans le but de concevoir des potions d’énergie et de vitalité, j’imagine.

— Rien d’autre ?

— Si, il m’a ensuite dit qu’il aurait à rencontrer quelqu’un dans les Cinq Cités pour le payer en échange d’un service, mais il ne m’a pas dit qui ni quoi.

— Et vous n’avez pas trouvé judicieux de lui demander des précisions ?

— Non, parce que je lui fais confiance, et parce qu’étant du voyage j’allais vite savoir ce dont il était question. »

Polydos n’ajouta rien. Fledge se permit alors de formuler une requête.

« Si je puis me permettre, qu’est-ce que Maître Valaddir a volé qui soit aussi important ? Je vois votre air inquiet, je vois l’agitation qui règne dans l’Académie, je pense être assez concerné pour avoir le droit de savoir. »

Polydos regarda intensément Fledge, essayant de lire au plus profond de son esprit. Il se tourna vers Vélarianna et Igor, et dans un conciliabule dont n’émergeait qu’un vague bourdonnement ils se demandaient ce qu’il convenait de faire quant à la requête du jeune Magicien. Pouvait-on lui faire confiance ? Ne tentait-il pas de soutirer des informations pour le compte de son Maître ? Et si tel n’était pas le cas, combien de temps pourrait-il tenir sa langue ?

À en juger par la durée des échanges, la décision fut difficile à prendre. Puis, les trois Grands-Maîtres se redressèrent et tournèrent leur visage vers Fledge, qui attendait leur décision. À sa grande surprise, ce ne fut pas Polydos qui parla, mais Igor, qui s’était tu jusqu’alors.

« Dis-nous un peu, gamin, combien de Magies connais-tu ? »

Sa voix était rocailleuse, comme celle de quelqu’un qui ne parle que très peu. En revanche, ses yeux bleus étaient aiguisés et pointaient vers Fledge, comme ceux de quelqu’un habitué à observer ce qui l’entoure.

« Eh bien, je connais la Magie Blanche bien sûr, puisque j’en suis un pratiquant. Je connais aussi la Magie Verte, j’ai plusieurs amis qui l’ont choisie. Et aussi, je connais la Magie Grise, même si… eh bien… elle n’est pas très bien vue ici, sauf votre respect Grand-Maître Igor. »

Igor continua de darder ses prunelles d’azur sur Fledge un moment, avant de radoucir son regard et de se tourner vers ses collègues.

« Sur mon honneur, ce gamin dit la vérité. Il n’en sait pas plus que les autres.

— Et est-ce que selon vous, nous pouvons lui faire confiance ? demanda Polydos.

— On peut toujours tenter. On verra par la suite s’il est fiable.

— Hmm, fit Polydos avec une moue de profonde réflexion.

— Alors, que faisons-nous, messieurs ? s’enquit Vélarianna. Il faut se décider, le temps passe pendant que nous réfléchissons. Polydos, c’est à vous de trancher.

— Bien. »

Polydos se tourna vers Fledge et prit une longue inspiration avant de parler. Il semblait être agité, contrairement à son habitude, et son visage était dérangé par plusieurs tics nerveux.

« Initié, ce que je vais à présent vous révéler est et doit rester secret. Il est de la plus haute importance que vous ne parliez à personne de ce que vous allez entendre. »

Là-dessus, il alla ouvrir la porte et jeta un coup d’œil dans le couloir : Falkirk ne s’y trouvait plus depuis longtemps, ni personne d’autre d’ailleurs. Il referma en tournant deux fois la grosse clef de métal dans la serrure.

« Bien. Cette nuit, Maître Valaddir s’est faufilé dans les appartements privés de l’Archimage, et a dérobé un artefact important.

— Un artefact ? De quoi s’agit-il ?

— Un livre de Magie.

— Attendez, je croyais que…

— Oui, je connais les règles, le coupa Polydos. La Magie doit être orale, nul ne doit écrire de livre dessus pour la sécurité de tous. Ce livre est le seul qui existe à notre connaissance dans le monde, et il est gardé depuis très longtemps dans les tréfonds de l’Académie, où il aurait dû se faire oublier. Même les Maîtres ignorent son existence, et maintenant qu’il a été dérobé, le monde court un grand péril.

— Et si personne ne connaît son existence, qu’est-ce que les Maîtres sont en train de chercher ?

— Ils cherchent Maître Valaddir, en vain comme vous le savez, mais cela permet de les occuper et d’éviter aux questions d’être posées et aux rumeurs de se propager.

— Je vois. Et de quoi parle ce livre, précisément, pour être si dangereux ?

— C’est un recueil de formules sur les quatre différentes Magies qui existent de par le monde, expliqua doucement Vélarianna.

— Attendez ?! Vous voulez dire qu’outre la Magie Blanche, Verte et Grise, il y a une autre Magie enseignée ailleurs ?!

— « Enseignées » n’est pas le terme exact, précisa Polydos, disons plutôt qu’elles existent et sont pratiquées par certaines personnes ailleurs, dans un secret plus ou moins relatif.

— Gamin, tu connais la Magie Grise, pour sûr ? questionna Igor.

— Oui, bien entendu, même si je n’en sais pas grand-chose.

— Sache que cette Magie, si décriée soit-elle, n’est rien comparée à la Magie Noire.

— La Magie Noire…, dit Fledge avec un air de profonde réflexion, à dire vrai j’ai déjà entendu des rumeurs concernant des adeptes d’une Magie interdite, dangereuse, mais je pensais sincèrement qu’il s’agissait là de légendes floues, de racontars de marins avinés.

— Et pourtant elle existe, dit Vélarianna avec un air de fermeté dans la voix. La Magie Noire est dangereuse car elle est mortelle pour celui qui la subit. Ses sortilèges ont été créés pour tuer, comprends-tu ? On reproche déjà à la Magie Grise certaines choses, dit-elle en se tournant vers Igor qui l’approuva en inclinant poliment la tête, mais ce n’est rien comparé à la Magie Noire.

— Je comprends les inquiétudes du Conseil, et je les partage si la Magie Noire existe réellement et fait peser une aussi lourde menace. Pensez-vous que Maître Valaddir ait volé ce livre pour y apprendre la Magie Noire ?

— Impossible, rétorqua Polydos, ce livre ne contient aucune incantation de Magie Noire. En tout cas, plus maintenant : les pages recensant les formules mortelles ont été arrachées et détruites voilà fort longtemps. Le livre dérobé ne répertorie que les trois Magies principales, ce qui est déjà beaucoup trop pour nos traditions. Mais nous soupçonnons Maître Valaddir de vouloir rentrer en contact avec quelqu’un susceptible de le conduire vers le lieu où se pratique encore la Magie Noire, et d’inscrire dans ce livre les différentes incantations qu’il pourra glaner.

— Pardonnez-moi, mais quelle raison Maître Valaddir aurait-il de faire une telle chose ?

— Qui sait de quoi est capable l’esprit humain : il peut les utiliser à mauvais escient, ou les revendre à des personnes mal intentionnées… Mais peu importe : il doit à tout prix être arrêter car il fait courir un grand risque à des millions de personnes. Et c’est précisément là que votre rôle est crucial. Vous le connaissez bien, mais mieux encore vous avez toute sa confiance : partez à sa rencontre, convainquez-le de renoncer à sa folle entreprise, et tâchez de le ramener dans le giron de l’Académie pour que nous puissions nous expliquer avec lui et lui accorder un procès équitable.

— Vous me demandez de trahir mon Maître : réalisez-vous ce que cela implique ? En auriez-vous fait autant avec le vôtre ? »

Polydos ne sut que répondre à cela : il est vrai qu’il était trop rigide pour oser s’imaginer trahir qui que ce soit, et encore plus son Maître, qui n’était autre que l’Archimage en personne. Ce fut donc Vélarianna qui vint à son secours.

« Jeune homme, nous ne vous demandons pas de trahir votre Maître, mais de lui expliquer qu’il s’est fourvoyé et que la meilleure chose qu’il lui reste à faire pour réparer son erreur est de revenir au plus vite, avant de faire de gros dégâts.

— Je ne sais même pas où il a pu aller.

— Vous pourriez commencer vos recherches par les Cinq Cités : il y a fort à parier qu’il soit allé dans ce territoire, comme cela était prévu. Si tel est le cas, vous pourriez peut-être même l’intercepter dans Syborriah, ce qui raccourcirait votre voyage. »

Ce fut au tour de Fledge de ne plus savoir quoi dire : ils lui demandaient l’impossible, mais ils avaient raison. Maître Valaddir avait outrepassé ses droits pour une raison encore obscure, et si quelqu’un était bien placé pour tenter de l’arrêter, c’était lui. Il tourna et retourna le problème dans sa tête, imagina dans son esprit en surchauffe maintes conjectures et possibilités sur ce qu’il convenait de faire et sur ce qui pourrait advenir, puis prit sa décision.

« C’est d’accord, je vais essayer. Mais à deux conditions indiscutables. »

Vélarianna acquiesça, Igor essaya de percer du regard les futures demandes de Fledge et Polydos resta les bras croisés, attendant fermement les prochaines paroles que l’Initié allait prononcer.

« Je veux être sûr que Maître Valaddir sera traité avec justice et mesure : je refuse de voir mon nom sali par une accusation de trahison.

— Fort bien, nous accédons sans réserve à votre demande, dit Polydos. Maître Valaddir sera entendu et aura droit à un procès équitable. Qu’en est-il de la seconde demande ?

— En tant qu’envoyé en mission pour l’Académie, je veux éviter les problèmes et réclame d’être porteur d’un sauf-conduit officiel, signé par l’Archimage en personne. »


Texte publié par Maxime Rep, 24 avril 2024 à 10h19
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