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Cette photo sera le meilleur post de la journée. La couleur des vêtements s’inscrit en abime du bleu de l’océan et du ciel. Le chapeau donne du style, et sa pose… La tête posée sur ses genoux, le regard fixant l’horizon. On pourrait croire à la scène finale d’une comédie romantique. Elle corrige les vérités de la vie avec un filtre beauté, colore la scène d’une musique chill et romantique, identifie une localisation paradisiaque. Nous y voilà.

- « Là ! Tu l’as vu cette fois ? »

- « Ah oui bien sûr chéri, très joli », répond-elle totalement absorbée par son post

- « Tu te noieras dans ton téléphone un jour », lâche-t-il à la fois lassé et déçu

Cela fait trois ans qu’elle a créé le compte @uncouplepourdevrai. Au début, il s’agissait de prendre le contre-pied de tous ces couples si beaux et jeunes, à la vie faussement passionnante. Ils se montraient au réveil quand on a encore l’haleine de la nuit. Ils photographiaient les listes de courses et faisaient des réels de leur caddy qui n’avaient strictement rien à voir avec la liste parce que l’un des deux a décidé d’aller au magasin, en rentrant à 19H affamé et fatigué. Et sans la liste.

Il la prenait en photo en pilou-pilou avec un plaid devant la télé et elle le capturait en jogging, chips devant un jeu vidéo. Bref, la vraie vie d’un couple pour de vrai. Les likes s’enchaînèrent, les followers s’accumulèrent et les partenariats avec les marques débutèrent. D’abord, ils le tournèrent en dérision. Une célèbre marque de machine à tout faire, qui coute un salaire pour faire le parfait riz au lit ou le risotto du siècle, lui envoya gratuitement son produit phare. La petite note stipulait qu’ils « adoraient leur authenticité et que, surtout, ils pouvaient dire la vérité sur leur produit ». Ils se prirent au jeu et se filmèrent en pleine découverte de la brioche maison et de la blanquette de la grand-mère. Succès garanti. Vinrent alors les fringues, le maquillage puis les hôtels, les voyages et le vrai couple de la vraie vie devint peu à peu le couple d’une vie photographiée et mise en scène.

Il ne se reconnaissait plus dans la démarche.

Elle était devenue accroc aux likes.

@uncouplepourdevrai affichait un amour sans faille.

Le vrai couple se déchirait. Il voulait arrêter.

Elle ne se voyait plus vivre sans tous ces « à côté » qu’ils ne pourraient jamais se permettre avec leurs salaires de prof et d’infirmière. De la dispute vint le silence.

Quand les cœurs se taisent, c’est qu’il n’y a plus rien à combattre ou à défendre. Il n’y a plus personne à convaincre ou à comprendre. Quand il n’y a plus de mots, les maux s’aggravent, le silence tue à petit feu.

Elle n’a pas vu la baleine passer devant eux cet après-midi-là. Mais son post vient de dépasser les 500 000 likes. Il faut dire qu’ils sont beaux sur ce banc, allongés comme de jeunes amoureux tout juste sortis de lune de miel. D’ailleurs, s’il pose la tête sur ses genoux, c’est qu’il y a encore de l’amour, encore un espoir. Ou elle lui demanda de prendre la pose. Et Il accepta.

Tant qu’il peut regarder l’horizon et contempler le spectacle des baleines, peu lui importe. A minima, le post lui fera un souvenir de ce moment. Ce moment où il décida que le vrai couple n’était plus qu’un instant filtré.

Il se demanda si elle filmerait en réel demain quand il lui annoncera qu’il s’en va. Est-ce qu’elle changera le nom de la page ? Est-ce qu’elle fera de la rupture, le nouveau grand épisode de la chaîne qui se transformera en chaîne inspirante ? « Pour réparer son couple, il faut se réparer soi » ferait une superbe baseline pour la bio. Il lui proposera peut-être. A moins qu’il ne fasse sa propre chaîne @unhommelibreetvrai. Et en bio, il écrira « Aucun filtre Insta n’est plus puissant que le vrai filtre d’amour et c’est dans ses yeux que je me sentais beau. Vos likes n’égaleront jamais son regard et à travers ce compte, je veux qu’elle me voie comme lorsque l’on s’est rencontré. Si tu me suis, ne me fuis pas dans la vraie vie ».

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Elle tapote sur ses écouteurs.

« - Tu es encore avec ton Rav ? Tu n’es ni pratiquant, ni croyant et encore moins juif, tu sais. »

- Je sais ma chérie mais il dit des choses tellement simples et fondamentales. Cette fois-ci, il explique la théorie des trois mondes pour comprendre une situation sous tous ses prismes. »

Elle le taquine mais c’est ce qu’il l’a fait tomber amoureuse.

Dès leur premier rendez-vous, ils ont navigué entre des concepts psychologiques, philosophiques, religieux ou sociétaux. Ils ont exploré leurs univers respectifs, en ont même créé un. Ils l’appellent D44. Rien que le nom est une longue histoire. Des blagues, des confessions, des disputes éclatantes et d’interminables conversations plus tard, les voilà tous les deux assis sur ce banc devant la mer.

« - Allez vas-y raconte-moi la théorie des trois mondes », lui dit-elle en s’installant en tailleur face à lui.

Il adorait ses regards. C’est ce qui l’avait troublé dès leur premier déjeuner ensemble. Au-delà des mots et de son regard, il percevait le moindre changement émotionnel. Comme s’ils étaient connectés ailleurs. Et il venait de comprendre que c’était certainement dans le monde trois.

« - D’accord, alors, pour faire simple, on agit à trois niveaux. Le monde 1 serait le monde mondain au sens physique, organisationnel, pragmatique. C’est dans le monde 1 que je te rends folle lorsque je ne respecte pas le planning ou que j’oublie l’anniversaire du gosse. »

Il poursuit avec le monde 2 qui correspond au psychisme de l’individu. On y trouve les dragons, les glaives, les blessures, les fantômes, les schémas, les boucles. C’est ici que l’on construit notre carte du monde, unique et toujours différente de l’autre.

« - Donc c’est dans ce monde que tu deviens fou quand je te prive de ton pouvoir d’agir comme tu dis.

- Exactement, ma chérie. Quand tes pensées obsédantes prennent le dessus, tu es persuadée que tu ne pourras jamais être ma priorité et du coup, tu décides pour moi. Et si on n’avait pas eu toutes ces conversations sur notre façon de penser le monde, nos virus auraient pu nous convaincre que notre histoire était impossible.

- Ok et le monde 3 ?

- C’est le plus puissant, c’est notre planète imaginaire sur laquelle on va tous les soirs. C’est la partie spirituelle de l’individu. Et pas seulement, la spiritualité religieuse. Il englobe tout ce qui touche à l’essence de l’individu, à ce qu’il y a de plus pur. Tu vois cette envie permanente de devenir meilleur pour soi et pour l’autre, c’est le monde 3. »

Elle s’était retournée vers l’océan, avait retiré ses chaussures et jouait avec l’herbe. L’étincelle de l’enfant intérieur ne surgit que dans ces moments volés à l’instant présent.

« - Toi et moi, on a toujours réussi à naviguer dans les trois mondes sans en avoir conscience mais c’est certainement la raison pour laquelle je dis que je te cherche depuis 40 ans. »

« - C’est mignon », marmonne-t-elle dans un sourire étouffé.

Elle n’a jamais vraiment su recevoir les élans d’amour. Elle avait déjà connu l’amour mais celui-là était différent. Elle avait le sentiment d’être comprise et acceptée dans tous les aspects de sa personne. Elle était aimée et désirée dans les trois mondes.

Il détestait les photos mais elle décida d’immortaliser cet instant. Et cette photo sera le meilleur post de la journée. Ou pas. La couleur des vêtements s’inscrit en abime du bleu de l’océan et du ciel. Le chapeau donne du style, et sa pose… La tête posée sur ses genoux, le regard fixant l’horizon. On pourrait croire à la scène finale d’un film de Bollywood. Il corrige les vérités de la vie avec un filtre noir et blanc, colore la scène d’une musique chill et romantique, identifie une localisation factice, D44. Nous y voilà.

- « Là ! Tu l’as vu cette fois ? »

- « Ah oui bien sûr chéri, très joli », répond-elle totalement absorbée par le spectacle.

- « Tu te noieras dans la beauté du monde un jour », lâche-t-il à la fois émerveillé et attendri.

Il se demandait quand même si elle ferait un post quand ils pourront vivre pleinement cette histoire. Sans se cacher. Et comment l’annoncera-t-elle ? Est-ce qu’elle changera le nom de la page ? Est-ce qu’elle fera de leur histoire, le nouveau grand épisode de la chaîne qui se transformera en chaîne inspirante ? « La vraie rencontre bousculera votre carte du monde à tous les niveaux » ferait une super baseline pour la bio. Il lui proposera peut-être. A moins qu’il ne fasse sa propre chaîne @unhommetotalementvrai. Et en bio, il écrira « Aucun filtre Insta n’est plus puissant que son filtre d’amour et c’est dans ses yeux que je me sens entier. Vos likes n’égaleront jamais sa douceur mais à travers ce compte, je la partage un peu. Et même si tu me suis, suis-moi surtout et pour toujours dans la vraie vie ».

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D’un coup, il se redresse, la scrute. Il remet délicatement la bretelle de sa robe. Elle ne parvint pas à réprimer un léger sursaut à l’approche de sa main.

« - Tu as encore mis cette robe ? Tu veux te retrouver nue devant tout le monde, tu veux t’afficher pour que les autres te matent ? Tu ne viendras pas te plaindre le jour où je ne serai pas là et qu’il t’arrivera des bricoles. A force d’aguicher tout le monde tout le temps, ça va t’arriver et tu l’auras bien cherché. D’ailleurs peut être que c’est que tu cherches. »

Elle sait qu’il ne faut rien répondre.

Elle esquisse un sourire à la fois d’excuse et de culpabilité. Il a raison, il lui a déjà dit que cette robe était devenue trop grande mais elle n’a pas encore l’habitude de ce nouveau corps, amaigri. Elle devrait faire plus attention.

Il se rallonge et appuie sa tête de tout son poids sur ses genoux. ça lui fait mal mais elle ne dit rien. Après tout, c’est beau un homme qui se love dans le creux des cuisses de sa femme. Dans les téléfilms de l’après-midi, la femme ne se plaint pas. Elle caresse doucement les cheveux de son homme et profite de l’instant. D’ailleurs, s’il pose la tête sur ses genoux, c’est qu’il y a encore de l’amour, encore un espoir.

Il capture cet instant.

Cette photo sera le meilleur post de la journée. La couleur des vêtements s’inscrit en abime du bleu de l’océan et du ciel. Le chapeau donne du style, et sa pose… La tête posée sur ses genoux, le regard fixant l’horizon. On pourrait croire à la scène finale d’une comédie romantique. Il corrige les vérités de la vie avec un filtre beauté, colore la scène d’une musique chill et romantique, identifie une localisation paradisiaque. Nous y voilà.

- « Là ! Tu l’as vu cette fois ? »

- « Ah oui bien sûr chéri, très joli », répond-elle totalement absorbée par sa douleur.

- « Tu te noieras dans tes rêveries idiotes un jour », lâche-t-il à la fois lassé et déçu

L’avantage avec cette robe, c’est qu’elle est longue, et, mis à part ses épaules, la totalité de son corps est recouvert. Personne ne pourra voir les marques, les bleus, les griffures, les morsures, les coupures, les brûlures.

Un jour, il avait posté une photo d’elle au réveil. Elle n’avait pas bonne mine et il fallait être extraordinairement bon pour se lever chaque jour aux côtés de cela. L’humour sarcastique était une des marques de fabrique de sa page. Il n’avait pas vu que son pyjama s’était légèrement relevé sur sa hanche gauche et des internautes s’étaient alertés. Ils pensaient voir un hématome. Heureusement, une modification de publication, un filtre et une suppression des commentaires indésirables plus tard, tout avait disparu. Il était fou de rage et il avait raison. Elle sait qu’il gère un compte qui leur apporte pleins de jolies choses. Elle pourrait faire un effort et être toujours prête et disponible. Ce n’est pas avec son salaire d’infirmière qu’elle pourrait se payer la vie de rêve qu’il lui offre. D’ailleurs toutes ses collègues sont jalouses et ses anciennes amies aussi. Elles ne se parlent plus vraiment. Elle ferait mieux d’observer l’horizon à la recherche des baleines au lieu de penser à tout cela. Elle se demandait quand même s’il ferait un post ou une autre chaîne quand elle serait morte. Et comment l’annoncera-t-il ? Est-ce qu’il changera le nom de la page ? Est-ce qu’il fera de sa mort, le nouveau grand épisode de la chaîne qui se transformera en chaîne inspirante ? « Pour surmonter l’insurmontable, l’amour comme seul remède » ferait une super baseline pour la bio. Elle lui proposera peut-être. A moins qu’elle ne fasse sa propre chaîne @unefemmelibreetvraie. Et en bio, elle écrira « Aucun filtre Insta n’est plus puissant que le vrai filtre de la liberté et c’est dans vos yeux que je me sens belle. Vos likes n’effaceront jamais ses coups mais à travers ce compte, je veux me voir comment avant que l’on se soit rencontré. Et même si tu me suis, je te fuis dans la vraie vie en espérant rester en vie ».

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Finalement, je swipe sans liker. Je ferme l’application et regarde autour de moi.

Sur la table d’à côté, deux personnes discutent et échangent des regards si intenses. Leurs chocolats sont terminés depuis longtemps. Les tables autour de nous se sont vidées et remplies au moins trois fois. Et eux, Ils sont là, à discuter avec les mots, avec des regards, avec des corps qui ne se frôleront surtout pas. Il est temps de partir. Sur le chemin du retour, je leur inventerai des dizaines de vie, comme ces deux jeunes gens sur la photo, assis sur un banc. La couleur des vêtements qui s’inscrivait en abime du bleu de l’océan et du ciel. Le chapeau donnait du style, et sa pose… La tête posée sur ses genoux, le regard fixant l’horizon. Peu importe, quelle est leur réalité, je ne le saurai jamais et ils ne le diront surtout jamais. Pour ne pas briser le secret de ces mondes factices que nous zappons avec


Texte publié par LGN, 22 avril 2024 à 07h16
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