Ma nuit, comme les précédentes, avait été calme. Malgré tout, j'étais content que mes collègues prennent la relève. Je me sentais épuisé, vide, et mon cerveau ne semblait pas prêt à me laisser tranquille. Je doutais pouvoir dormir une fois de retour dans ma cabine et repoussais le moment encore et encore. Quand huit heures s'affichèrent sur ma montre, je retrouvai l'ambiance feutrée et matinale du wagon-bar. Mei-Lin était absente — elle prenait rarement un café avec nous — et je m'assis à côté d'une Asha aux yeux semi-ouverts. Je n'engageai aucune conversation, c'était la règle. J'étais trop éveillé pour eux.
Tao apporta les commandes habituelles de tout le monde et Ana le suivit avec la théière d'eau chaude qui m'était réservée. Je versais le liquide brûlant sur la boule à thé et regardai les volutes couleur bronze se libérer. Je buvais toujours la même boisson en début de journée, même si je devais retrouver mon lit juste après. Lors de mes premiers jours de service à bord, Mei-Lin me rappelait sans cesse que la théine pouvait empêcher de dormir. Dans mon cas, c'était le cadet de mes soucis.
Le silence entre nous était rompu par le bruit d'une vaisselle que l'on rangeait et lorsque la porte du wagon s'ouvrit, je me surpris à espérer qu'Analena la traverse. Mais ce n'était qu'Ingrid. Je n'avais pas oublié ses mots, ils trottaient dans mon esprit quotidiennement et étaient une des nombreuses raisons pour lesquelles je me sentais angoissé en ce moment. Quand nos regards se croisèrent, elle se contenta de me fixer, comme cherchant à lire mes pensées, puis se détourna pour commander son cappuccino. Elle ne s'installa pas avec nous et rester au comptoir. Je ne pouvais m'empêcher de ressentir une certaine anxiété à ses côtés ; son intuition me fascinait autant qu'elle m'apeurait.
Ce fut alors que mon terminal de communication vibra dans ma poche. Je le sortis, vis apparaître une enveloppe sur l'écran suivi du prénom de ma collègue et je l'ouvris, suspicieux.
« Analena n'est pas là ? »
Je levai les yeux, mais Ingrid me tournait toujours le dos. Je répondis simplement :
« Tu vois bien que non. »
« Il ne faut pas qu'elle traverse Avalon. C'est trop risqué. »
« Va falloir expliciter un peu plus si tu veux que je t'aide. »
« Je ne peux pas. Tu sais comment fonctionne l'intuition. J'ai juste eu une vision d'Analena face aux Échos. »
Encore une référence aux Échos. Je ne connaissais que la base de la légende : ces êtres éthérés étaient les fantômes des personnes qui ne trouvaient pas le repos. Qui revivaient leur mort dans le but d'aller de l'avant. Qui se confrontait à leurs derniers instants pour se libérer. Mais, encore une fois, je ne voyais aucun lien avec Lena.
« Dis-m'en plus sur les Échos. »
« Ils n'apparaissent pas sans raison. Mon peuple a beaucoup œuvré pour décharger les forêts du nord de leur énergie. Il en reste, c'est indéniable, les âmes des défunts viennent toutes trouver refuge à Avalon un jour ou l'autre. Et certaines, virulentes, viennent de s'éveiller. Et je ne cesse de voir Analena dans mes visions. Elle ne peut qu'en être la cause. »
« Encore une fois, je ne vois pas comment. »
« Tu ne la connais pas. Personne ne la connaît. Qui te dit que son passé ne cache pas de sombres secrets ? »
La conversation s'arrêta là, quand Ingrid rangea son terminal, termina son café et quitta le wagon sans m'accorder la moindre attention. Mes collègues, qui n'avaient pas conscience des questionnements qui me tourmentaient, burent les dernières gouttes de leur boisson et se levèrent pour commencer leur journée. J'étais censé achever la mienne, mais il était certain que les mots d'Ingrid continueraient de me voler mon sommeil. Je profitai une dernière fois de l'amertume de mon thé noir et du parfum délicat de ses agrumes, puis me mit à la recherche de Lena.
Elle avait travaillé jusque tard, la veille au soir, le restaurant ayant été pris d'assaut par les passagers qui n'avaient pas réservé leur table. Beaucoup avait espéré manger à Gavilgrad, mais le temps les avait dissuadés de rester flâné dans les rues : une pluie battante s'était abattue sur la cité jusqu'au départ du train, accompagné d'un vent froid. Seuls les courageux s'étaient précipités dans les commerces de la ville, mais beaucoup étant fermés pour la saison hivernale, ils ne pouvaient accueillir l'ensemble des voyageurs.
Lena devait encore dormir, pensais-je en remontant les wagons. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque je la vis, là où je l'avais rencontré la première fois, sur cette banquette de l'étage de la première voiture.
— Je me demandais si tu étais levée, dis-je pour m'annoncer.
Elle leva à peine les yeux vers moi, m'offrit un sourire en coin et baissa la tête sur la tablette posée sur ses genoux. Je m'approchai, remarquai que c'était l'une de celles mises à disposition des voyageurs pendant leur trajet, et m'assit en espérant qu'elle m'expliquerait ce qu'elle faisait. Quand je compris qu'elle ne parlerait pas d'elle-même, je pris la parole :
— As-tu bien dormi ?
— Peu. J'avais trop à penser.
Je n'insistai pas et restai là, les yeux rivés sur le paysage pour ne pas l'observer. Nous étions sortis du tunnel de l'Himalaya depuis une bonne heure déjà et de ce côté de la chaîne de montagne, tout était blanc. La neige était déjà tombée sur Ignisoria et il ne faisait aucun doute que plus nous remonterions vers le nord, plus les paysages seraient immaculés. Je plissai les yeux quand le soleil à peine levé perça à travers les nuages et que la poudreuse refléta ses rayons.
— J'ai appris des choses intéressantes sur Vanya Brekkenbridge. Tu savais que des auditions avaient été organisées dans le monde entier pour la retrouver ?
Je fronçai les sourcils, puis lâchai un petit rire.
— Quoi ?
— Je ne pensais pas que le destin tragique de la fille de la famille impériale t'obséderait autant.
— Je ne saurai pas t'expliquer. Mais j'arrête pas d'y penser, comme s'il y avait quelque chose à découvrir sur elle. C'est peut-être idiot, mais imagine si elle était encore en vie. Ce serait formidable, non ?
— Ça dépend pour qui. Pour la famille impériale, oui, bien sûr. Mais pour les habitants d'Ignisoria, je ne suis pas sûr.
— Pourquoi ?
— Je te l'ai expliqué : cela influerait énormément sur la réputation de la famille impériale. Une princesse disparue qui revient, il ne fait aucun doute que les habitants seront heureux. Mais ça voudra dire que la famille Brekkenbridge sera encore au pouvoir de nombreuses années.
— Si elle est toujours en place, c'est que les habitants l'apprécie. Elle ne serait déjà plus là, sinon.
— Peut-être. Mais je crois surtout qu'ils ont peur de ce qu'ils pourraient retrouver si les Brekkenbridge disparaissaient. Actuellement, il n'y a pas de famille qui pourrait prendre sa place. Aucune n'a la notoriété des Brekkenbridge et, surtout, sa puissance.
— Mais si la princesse revenait, ce serait elle, la prochaine impératrice. Et si elle changeait les choses ?
— Tu es bien optimiste, ris-je. Mais pourquoi pas. Après tout, on ne la connaît pas. Et donc, cette histoire d'audition ?
Elle m'expliqua avec un enthousiasme non feint que dans les premières années de la disparition de la princesse, une récompense était attribué pour quiconque la retrouverait. Néanmoins, cela avait attiré l'œil des plus malhonnêtes. Certaines personnes avaient fait passer des castings à des jeunes enfants pour espérer toucher la récompense. La famille impériale avait vu défiler de nombreux parents avec leur progéniture qui ressemblait, de près ou de loin, à Vanya. Mais le cœur de l'impératrice se brisant à chaque fois qu'elle comprenait la supercherie, l'empereur a annulé la récompense et a fait arrêter les responsables de ces manigances.
De mon côté, je continuais de soutenir l'hypothèse que la famille impériale était derrière tout ça. Mais je n'insistai pas lorsque Lena ferma les fenêtres sur sa tablette et la rangea.
— Je me demande à quoi ressemble une vie dans un palais.
Je fronçai les sourcils et quand je vis qu'elle semblait surprise de sa propre phrase, je compris qu'elle avait pensé à voix haute. Je souris, attendri, ne trouvant aucune réponse à lui offrir. Elle rougit et mon cœur palpita plus fort.
— Comment ta famille a-t-elle réagit quand elle a su pour ton projet ?
Elle se rassit à côté de moi, l'air honteux, et poussa un soupir.
— Ils m'ont encouragés et m'ont fait promettre de les tenir au courant. Et de revenir.
— Qu'espères-tu trouver à Lirennia ?
— Des réponses. Pourquoi ma famille m'a abandonné ?
J'acquiesçai et une idée saugrenue me vint en tête. Elle dut l'apercevoir, car elle arqua un sourcil lorsque je croisai son regard et je me rendis compte que mes lèvres s'étaient étirées en un grand sourire.
— Je pensais à...
J'eus du mal à avouer ma pensée, au cas où elle se ferait des idées. Mais j'en avais déjà trop dit.
— Imaginons que ta théorie sur Vanya est la bonne, qu'elle est encore en vie et n'attend qu'à être retrouvée. Ça pourrait être toi.
Elle me regarda comme si je l'avais insulté, puis éclata de rire. Je l'écoutai, amusé, et me laissai porter par son allégresse.
— N'exagère pas ! Je ne lui ressemble même pas.
— Oh, si on cherche bien, on pourrait te trouver des ressemblances avec une enfant de deux ans.
Elle rit de plus belle en secouant la tête. Puis, elle baissa les yeux sur sa montre.
— Si j'étais une princesse, je n'aurais pas à travailler dans ce train pour aller à la capitale, répliqua-t-elle.
Je soupirai en acquiesçant : cette pensée faisait presque envie. Elle me salua et je la regardai disparaître dans l'escalier, le sourire aux lèvres. Je laissai mes yeux se poser sur l'extérieur, ce paysage blanc envoûtant qui annonçait le repos hivernal et songeai que, moi aussi, j'aurais aimé me reposer. La conversation m'avait apaisé autant qu'elle avait animé mes sentiments.
Mais, à coup sûr, ça ne serait pas aujourd'hui que le sommeil me trouvera.
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