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tome 1, Chapitre 11 « La course de Fagaros » tome 1, Chapitre 11

Je ne cessai de baisser les yeux sur ma montre tandis que j'attendais qu'Analena ne revienne. À mes côtés, Asha et Mateo étaient engagés dans une conversation animée sur les compétiteurs en lice pour ce tournoi d'hiver que je n'écoutais que d'une oreille distraite. Même si j'aimais l'effusion de l'événement et les beignets de crevettes servies avec leur sauce aigre-douce que nous pouvions acheter aux vendeurs ambulants, je n'étais pas un passionné comme eux. Cela faisait des années que j'essayais de m'intéresser à ces courses nautiques, mais malgré les efforts de mes amis, je n'y ai jamais vu d'autres intérêts que l'ambiance et les figures acrobatiques.

— T'es sûr qu'elle viendra ?

La question de Mateo trouva un haussement d'épaules pour simple réponse. Alors que je commençais à me dire qu'Analena m'avait posé un lapin, la porte s'ouvrit devant moi et la jeune femme apparut. Je lui souriais ; ce qui n'était pas tout à fait le cas de Mateo et Asha dans mon dos.

— Je suis en retard, c'est ça ? dit-elle alors en grimaçant.

— De 6 minutes, exactement, râla gentiment Asha. Faut qu'on y aille si on veut avoir encore de quoi grignoter.

Je ne rétorquai rien et observai la nouvelle arrivée. Elle s'était recoiffée, avait souligné son regard d'un trait noir sur les paupières et son menton était dissimulé dans une écharpe ocre qui contrastait élégamment avec son manteau vert forêt. Je l'invitai à quitter le wagon pour rejoindre le quai, puis marchait à ses côtés derrière mes collègues.

— Alors, c'est toi Analena ? s'enquit Mateo en jetant un œil derrière lui. On peut se tutoyer, ça te gêne pas ?

— Du tout.

— Attend, t'es pas Analena ou ça te gêne pas qu'on te tutoie ? répliqua Asha.

Je levai les yeux au ciel, amusé. À mes côtés, la nouvelle recrue paraissait intimidée.

— Je suis Analena et, non, ça ne me dérange pas qu'on se tutoie.

— Ah ! Je préfère ça, s'exclama Mateo. Tu connais un peu les courses de Fagaros ?

Analena n'eut pas le temps de répondre que, déjà, Asha lui expliquait ce qu'elle aimait dans ce sport. Elle cita les quatre équipes qui s'affrontaient, mentionna les participants qui étaient donnés gagnants du tournoi et embraya sur des noms de figures que même moi je ne connaissais pas. Je lançai un regard à Analena qui souriait poliment tout en sachant qu'elle ne comprenait sans doute pas tout ce que disait Asha.

Fagaros n'était pas une grande cité et ses hautes digues en occupait une bonne partie. Sur les côtes ouest s'étendaient des dizaines de gradins qui pouvaient accueillir des centaines de spectateurs. Nous les longions, nous excusant auprès de quelques personnes, pour nous installer au troisième rang, l'avant-dernier. D'ici, nous avions une belle vue de l'océan et des dernières couleurs du soleil dans le ciel. Les embarcations étaient alignées sur la ligne de départ et les participants attendaient le coup d'envoi.

— Je vais chercher les beignets ! s'exclama Asha en posant sa veste sur son siège pour le réserver. Qui en veut ?

Mateo leva la main et je suivis le mouvement. Je me tournai vers Analena qui acquiesça simplement. Quand Asha disparut de nouveau dans la foule pour trouver un des marchands ambulants, j'aperçus ma voisine plisser les yeux en direction de l'horizon. Je sortis de ma poche mes jumelles et la lui tendis.

— Quand la nuit sera totalement tombée, tu verras mieux les bateaux, tu vas voir.

Elle fronça les sourcils et l'encouragea à regarder dans les jumelles. Pour quelqu'un qui n'avait jamais assisté au spectacle, il promettait de lui en mettre plein les yeux. La première fois que Mateo m'avait traîné dans ces tournois saisonniers, lors de ma première traversée à bord du Voyageur des Horizons, j'en avais eu le souffle coupé.

Asha revint avec un petit plateau en carton dans lequel des trous permettaient de glisser plusieurs cornets. Mateo prit le premier et j'attrapai les deux suivants pour moi et Analena. Chacun d'eux débordaient de petits beignets dorés desquels dépassait une petite queue rose. Sur le dessus, la sauce aigre-douce menaçait de couler sur le papier kraft et sur nos mains. Asha distribua quelques serviettes en papier et je croquai dans mon premier beignet. Je fermai les yeux un instant — Fagaros faisaient les meilleurs du monde, à n'en pas douter, et je m'interdisais toujours d'en acheter ailleurs qu'ici.

— Mmmmmh, ché cro bon !

La bouche pleine, Analena mit une main sur ses lèvres, honteuse, quand je me tournai vers elle. Je ne pus réfréner mon rire.

Mes yeux captèrent du mouvement sur la plage. L'événement allait commencer. Une barque emmenait les skieurs auprès de leur bateau et chacun d'eux enfilèrent leur ski. Puis, je les vis récupérer le palonnier auprès des conducteurs et se mettre en place. Les lumières des gradins s'amenuisèrent jusqu'à plonger l'ensemble des spectateurs dans une semi-obscurité, tout juste suffisante pour se déplacer. Les vendeurs ambulants, eux, portaient une casquette qui clignotait en bleu, facilement repérable pendant la course.

Alors que les organisateurs s'apprêtaient à annoncer le coup d'envoi, je me penchai vers Analena et lui murmurai :

— Ouvre grand les yeux.

Elle suivit mon conseil : au moment où le micro résonna et que les moteurs démarrèrent, je la vis se figer de stupeur. Elle avait la même expression que moi la première fois ; ce mélange de fascination et d'émerveillement, comme si, tout à coup, des créatures magiques remontaient à la surface de l'océan.

Chaque bateau était fabriqué d'un revêtement spécial dont je ne connaissais pas les caractéristiques — Asha serait plus calée que moi sur la question. Au moment où le moteur était allumé, la lumière du soleil absorbée dans la journée rendait le matériau luminescent, diffusant alors une lueur dans les motifs créés à cet effet. La première embarcation était teintée de rouge et quand il se mit en rouge, prenant de la vitesse sur les flots, il sembla laisser derrière lui une traînée rougeâtre envoûtante.

Ce fut le cas pour chacun des bateaux, bien sûr, mais les skieurs n'étaient pas en reste.

Leurs combinaisons, en plus de les protéger des chocs et du froid, émettaient, elles aussi, une lumière qui venait complétaient à merveille celle des véhicules. Ce fut ainsi que pendant la course, nos yeux pouvaient être piégés et voir des dragons, des léviathans, des krakens ou encore des serpents géants danser dans les vagues. Tout n'était qu'illusion, mais une illusion sensationnelle qui ne pouvait laisser indifférent.

Autour de moi, je captai des exclamations de joie, à la fois des supporters, mais aussi de toutes ces personnes, comme Analena, qui voyaient le spectacle pour la première fois de leur vie. Pour l'instant, ce n'était que la course : quand elle serait terminée, l'équipe gagnante poursuivrait l'expérience d'une chorégraphie murement réfléchie. C'était toujours ce que j'attendais avec le plus d'impatience.

À ma droite, Mateo et Asha hurlaient des encouragements à leur équipe préférée — les Cavaliers du Léviathan — qui se partageait, pour l'instant, la première place avec les Dragonniers. Les Chevaliers Serpents les talonnaient tandis que l'équipe des Nobles Kraken avait perdu son skieur dans une vague trop puissante. À mesure que les participants s'approchaient de la ligne de départ, devenue ligne d'arrivée, j'emmagasinai la tension de la foule. Les battements de mon cœur s'intensifièrent et les cris autour de moi me galvanisèrent. Alors, quand le gagnant fut proclamé, je ne pus retenir un cri du cœur.

— ON A GAGNÉ !

Mateo et Asha se mêlèrent aux supporters des Léviathans et je ris de joie avec eux. Essoufflé, je me tournai vers Analena dont les yeux humides brillaient dans la lueur nocturne.

— Tout va bien ? m'enquis-je, inquiet de son état.

— Oui, oui, tout va bien. C'est juste que...

J'acquiesçai tandis qu'elle ne parvenait à trouver ses mots. Je ne pouvais savoir totalement ce qu'elle ressentait, mais si elle était comme moi, cela ne faisait aucun doute que les émotions transmises par le public l'affectaient particulièrement. Elle sécha une larme qui s'était échappée, prit une inspiration et paru reprendre la maîtrise de ses propres sentiments. Des étoiles semblaient briller plus vivement encore dans ses iris verts et je m'en détournai, à contrecœur, quand Asha me héla.

— La choré va commencer !

Je me rassis et du coin de l'oeil, vit Analena se triturer les ongles. J'eus envie de la stopper, mais n'en fit rien. À la place, je me décalai légèrement pour que nos épaules se touchent et espérai l'apaiser en ce faisant. Elle ne se dégagea pas et, des palpitations dans la poitrine, je gardai le regard rivé sur le spectacle des Cavaliers de Léviathans. Dans des teintes de bleu et de violet, les membres de l'équipe exécutaient des figures impressionnantes, emblématiques et inédites qui ravirent l'ensemble des spectateurs, même les supporters des autres équipes. Mais au milieu de la musique, des jeux de lumière et des applaudissements de toutes ces personnes autour de moi, mes limites sensorielles furent atteintes. Je m'écartai d'Analena avec cette impression d'étouffer. Je pris plusieurs grandes inspirations, une main sur le cœur, espérant calmer ainsi le tumulte des émotions qui s'entremêlaient dans mon corps.

Inspirer. Retenir l'air. Expirer. Retenir l'air. Recommencer.

Je ne me sentis pas plus serein, pas moins oppressé, mais je sus que ce petit rituel me permettrait de tenir jusqu'à la sortie des gradins. Et ce fut le cas, malgré mes oreilles bourdonnantes et ma vision latérale floue. Quand je m'éloignai de la foule, et de mon groupe, presque inconsciemment, Analena me rejoint précipitamment. Mais l'avoir trop près de moi me paralysait.

— Laisse-le respirer un peu, murmura Asha.

Je n'entendis pas ce qu'elle lui expliqua après. Je pris quelques secondes, voire minutes, pour, à mon tour, reprendre le contrôle et en vidant l'air de mes poumons, je réussis à me calmer, autant que possible. Les deux femmes du groupe s'étaient déjà éloignées, mais Mateo, lui, était resté à une distance raisonnable, m'observant et se tenant près si j'avais besoin d'aide. Je lui offris un regard rassurant et repris la marche vers la gare.

— Tu as besoin de repos, me dit Mateo.

— Pour un insomniaque, le repos, c'est surfait, crachai-je sans doute plus brusquement que je ne l'avais voulu.

— Je sais. Peut-être que tu pourrais aller dans une pharmacie et demander...

— Mateo, je te remercie, mais j'ai déjà essayé beaucoup de choses. Je ne dors pas, ou peu, c'est comme ça. Mais ce n'est pas la fatigue qui provoque ces...

Ces quoi ? Je peinais toujours à mettre des mots sur ce que je ressentais. Les médecins, quand j'étais plus jeune, ne parlaient que de crises d'angoisse. Mais je ne me sentais pas spécialement angoissé quand elles arrivaient. Je subissais juste un trop plein. Un trop plein de sensations, un trop plein d'émotions. L'inconvénient quand on était aussi sensible que je l'étais.

— Ça ira mieux quand on sera dans le train, finis-je simplement par dire.

Mateo ne dit rien de plus. Il n'en eut pas besoin : je savais que si j'en ressentais le besoin, il serait là. Comme chaque membre de l'équipage du Voyageur des Horizons.

Le retour à la gare, puis dans le wagon du personnel, fut rythmé par une brise fraîche venant du nord qui m'aida à retrouver mes esprits. Analena nous salua une dernière fois, remerciant chacun de nous pour la soirée qu'elle venait de passer, et disparut dans le wagon-lit qui nous était réservé. Je regrettai que mes émotions m'aient ainsi privé de quelques moments privilégiés avec elle. Je baissai les yeux sur ma montre et soupirai : mon service commençait dans une heure.

— Elle a l'air sympa, la nouvelle, commença Asha.

— Elle l'est.

Quand je relevai la tête, me rendant compte ce que je venais de dire, les yeux de mes collègues me jaugeait avec suspicion. Le sourire de Mateo me fit lever les yeux et je l'empêchai d'exprimer le fond de sa pensée d'un geste de la main.

— Vous vous faites des idées.

— Oui, bien sûr, susurra Asha. On se fait des idées.

Je me levai brusquement. Entre la soirée et ma crise d'angoisse — à défaut de trouver un meilleur terme pour la définir — je ne me sentais pas le courage d'affronter les allusions de mes collègues. Je les saluai rapidement et m’apprêtais à regagner ma cabine. Mais dans le couloir, le regard d’Ingrid m’attrapa et notre dernière conversation en tête à tête me revint.

— Est-ce que ça va ? lui demandai-je.

Elle commença à secouer la tête, mais se reprit au dernier moment. Je m’approchai d’elle.

— C’est à cause de ton intuition de la dernière fois ?

— Je ne suis pas sûre que ça soit une bonne idée d’amener Analena avec nous.

Je retins un soupir et l’écoutait attentivement.

— Il se passe quelque chose à Avalon. Les Échos se sont réveillés. Et je crois que c’est à cause d’elle.

— Analena vient de Ætheria. Quel lien pourrait-elle avoir avec Avalon ?

Ingrid ne m’en dit pas plus. Elle pénétra dans sa cabine, visiblement tourmentée, et me laissa en plan dans le couloir. Je déglutis, soudain mal à l’aise, et poussai la porte de ma chambre.

Que voulait-elle dire le réveil des Échos ? Et quel lien voyait-elle avec notre nouvelle recrue ? Je n’y connaissais rien en légende avalone, mais je savais que l’intuition des habitants du pays le plus au nord de notre monde n’était pas à prendre à la légère. Je me promis de faire des recherches sur les Échos dès que je le pourrais.

Mais en attendant, le retour au calme me fit du bien. Mon coeur, lui ne cessait de battre puissamment dans ma poitrine.

Depuis le premier regard échangé avec Analena, j'expérimentais des émotions variées. Une certaine bonne humeur quand je la croisais. Des palpitations jusqu'au bout de mes doigts. Son prénom qui tournait en boucle dans ma tête. Et maintenant, voilà que je mourrais d'envie de lui parler, encore et encore, afin d’apprendre à la connaître un peu plus.

Je m'assis sur mon lit, la tête entre les mains, fatigué. Je m'allongeai et fermai les yeux. Comme une nouvelle habitude, Analena se trouvait là, derrière mes paupières, son sourire aux lèvres et ses iris brillants.

Je devais me faire à l'idée. Cela ne m'était pas arrivé depuis longtemps, si bien que j'en avais oublié l'ensemble des sensations.

Mais c’était évident. J'étais en train de tomber amoureux d'elle.


Texte publié par Elodye H. Fredwell, 5 janvier 2025 à 11h40
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