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tome 1, Chapitre 7 « La musique des vagues » tome 1, Chapitre 7

La partie de mon travail que j'aimais le moins était, bien entendu, de coller des amendes aux passagers.

Quand Ingrid et moi avions repéré Analena sur les caméras après que Mei-Lin nous avait fait remarquer que nous n'avions pas jeté un œil aux caméras depuis trop longtemps, j'avais pesté contre moi-même. Par deux fois, j'avais croisé cette jeune femme sans jamais lui demander ses papiers et je ne pouvais m'empêcher de culpabiliser.

Fort heureusement, Ingrid n'avait pas eu vent de ces laissez-passer involontaires. Elle n'était pas méchante — bien que parfois, je me posai la question — mais tenait particulièrement au respect de toutes les règles, et ce, pour tout le monde. Si elle savait que j'avais laissé filé la passagère sans lui avoir envoyé une amende, je ne donnai pas cher de ma peau.

Le Voyageur des Horizons était vide de ses usagers lorsque je traversai ses wagons pour m'assurer que rien n'avait été abandonné par inadvertance. Je croisai Ingrid et Asha, toutes deux attablées au wagon-bar et captai le prénom de mon meilleur ami au sein de leur conversation.

— Vous avez des nouvelles ? leur demandai-je en m'installant avec elle.

Asha me sourit. C'était en binôme avec elle que j'avais fait mes premiers pas en tant que contrôleur. Foncièrement gentille et généreuse, elle était de ces personnes avec lesquels je me sentais le plus à l'aise. Ce qui n'était pas le cas d'Ingrid. Rien que son regard froid me figeait sur place.

— Mateo va bien, me répondit Asha, enthousiaste. La plupart de ses membres ont dégonflé et il peut parler. Mei-Lin et Amir le surveillent régulièrement.

— Où est la passagère clandestine ?

— Une passagère clandestine ? Quoi, où, quand ?

Si j'avais pu, j'aurais envoyé une œillade noire à Ingrid pour sa question. À la place, je refrénai mon soupir et répondit à ma deuxième collègue.

— Nous avons repéré une jeune femme qui cherchait une cabine hier soir et il se trouvait qu'elle n'avait pas de billet. Je l'ai donc fait sortir.

— Les gens sont prêts à tout pour faire le trajet, c'est dingue ! s'exclama Asha.

— J'espère que l'amende lui passera l'envie de recommencer.

Je ne relevai pas la remarque d'Ingrid, ni ne croisai son regard. Je ne savais pas cacher mes émotions et mes mensonges. Le moindre signe de ma part permettrait à la contrôleuse de savoir la vérité.

— Vous allez au spectacle ce soir ? m'enquis-je pour changer de sujet.

Si Ingrid continuait de me fixer, elle ne fit aucun commentaire et secoua simplement la tête.

— Pas moi, je ne suis pas intéressée. Mais j'ai cru comprendre que Mei-Lin y allait.

— Et moi aussi ! déclara Asha. J'ai entendu dire que cette année, ils avaient fait appel à un artiste de Maridiane très réputé. Giovanni Caplón, je crois qu'il s'appelle. J'ai été voir ce qu'il avait déjà réalisé sur le Réseau et c'est assez sympa. Beaucoup de choses autour des animaux.

— Hâte de voir ça, alors, répliquai-je, charmé par l'excitation de ma collègue.

Ma montre indiquait 17h23. Il restait donc une bonne heure et demie avant la tombée de la nuit. Dehors, le temps avait l'air clément ; je proposai à mes collègues d'aller boire un verre avant la représentation.

— Non, merci, je vais rester ici à me reposer. Et quelqu'un devra bien veiller sur Mateo.

La réponse d'Ingrid ne me surprit pas. Elle finit sa citronnade, se leva et se figea devant moi.

— Je peux te parler ?

Je ne répondis pas, surpris par la demande, et me contentai de la suivre. Avant de quitter le wagon, je lançai une oeillade à mes coéquipiers qui haussèrent les épaules. Dans le couloir, l’air sévère d’Ingrid était remplacé par de l’inquiétude.

— Tout va bien ? lui demandai-je.

— Que sais-tu de la passagère ?

Je fronçai les sourcils, peu sûr de comprendre.

— Elle s’appelle Analena, elle vient d’Ætheria et a peu d’argent. Pourquoi ?

Elle ne me répondit pas, soudain perdue dans ses pensées. Puis, avant que le silence nous enveloppe de nervosité, elle m’expliqua les raisons derrière ses questions.

— Quand je l’ai vu, j’ai eu le sentiment qu’elle était quelqu’un d’autre.

— Une intuition ?

Elle acquiesça et je serrai la mâchoire. Ingrid était comme ça : avalone de naissance, elle portait en elle une intuition hors du commun, résultat d’une enfance en connexion avec la nature. Intuition qui la menait souvent sur des réflexions que peu de personnes, dont moi, pouvaient suivre.

— Je crois que quelque chose… change. À Avalon. Je dois passer un coup de fil.

Je n’eus pas le temps de la retenir que, déjà, elle longeait les portes pour s’enfermer dans sa proche cabine. Perdu de cette conversation qui n’avait, apparemment, aucun sens pour moi, je pris une inspiration et fit demi-tour.

Lorsque je reviens auprès de mes collègues, je découvrais qu’Asha était partante pour le spectacle nocturne, comme toujours. Il ne fallut pas plus d'une dizaine de minutes pour qu'elle et moi réunissions les membres du personnel qui voulaient nous accompagner. Au sein des contrôleurs, Mei-Lin et Amir acceptèrent. En cuisine, seul Ayumi, qui n'était pas de service, nous rejoignit. Tao et Ana, habituellement derrière le bar, nous retrouvèrent à la terrasse d'un petit café avec vue sur la mer une fois leurs tâches terminées.

Les conversations allaient bon train, mais après avoir raconté ma mésaventure avec Analena Volyr à mes collègues qui avaient eu vent de l'histoire et écouté Asha s'extasier devant les thématiques du spectacle du soir, je m'éloignai mentalement. Les yeux rivés sur les vagues qui s'écrasaient contre la digue, je laissai mes pensées aller et venir, sans chercher à les chasser.

Je me sentais bien ici. Comme pour Céruleïs, j'aurais pu choisir de vivre à Dorheim. Je me surpris à songer à l'après, à rêver d'une jolie maison avec vue sur l'océan, un petit jardin et un chat noir. Je me laissai aller à la simple pensée d'un thé bien chaud en regardant les oiseaux s'envoler au large et en écoutant le chant des voiles des bateaux amarrés dans le petit port.

Sans comprendre pourquoi, mes pensées se dirigèrent vers la jeune passagère que j'avais fait sortir du train. Ses cheveux roux retombant sur ses épaules, ses yeux verts éclatants, son teint pâle et ses taches de rousseur discrètes sur le nez. Elle m'apparaissait dans une robe aux nuances de jaune et d'orange très estivales dans un style bohème que je ne lui avais pourtant jamais vu. Un sourire se dessina inconsciemment sur mes lèvres en l'imaginant me sourire dans l'éclat du soleil couchant.

— Niko !

Je sursautai et revient brusquement au présent. Tous mes collègues avaient le regard rivé sur moi et je compris que je m'étais égaré un peu trop longtemps dans mes songes. Je passai une main dans mes cheveux tandis qu'Amir commençait à gentiment se moquer de moi.

— Va falloir que tu nous dises à quoi tu pensais, ça avait l'air très sympa.

Les autres suivirent son rire et je vis à leurs expressions qu'ils attendaient ma réponse. Je pris une gorgée de ma boisson, un cocktail sans alcool à base d'agrumes et de menthe qui contrastait avec la météo grisâtre du moment, et chercha un mensonge.

— Je pensais à l'après, leur avouai-je. Quand je quitterai Le Voyageur des Horizons.

— Toi, quitter En Avant Terre ? s'exclama Ayumi.

— À vrai dire, intervint Mei-Lin, ce n'est pas la première fois qu'il parle de partir.

Ma responsable m'observait, sans doute fière d'avoir évoqué ce dont elle et moi parlons depuis quelques mois en privé. Ayumi me fixait avec des yeux ronds, ses paupières cerclées de noir. Notre relation était nouvelle : les seules conversations longues et sérieuses que nous avions eu tournaient autour de ses tatouages. En voyant son air à la fois surpris et déçu, je me défendis :

— Je ne serais pas contrôleur toute ma vie. Je compte partir, oui, je ne sais pas encore quand, pas de panique.

— On s'ennuierait sans toi, me dit Asha.

— J'ai réalisé un rêve en intégrant l'équipage du Voyageur des Horizons. Mais j'ai besoin d'autre chose, maintenant. Donc quand ce sera le moment, je partirai.

— Et pour faire quoi ? me demanda Ana.

— Aucune idée. Mais vivre ici ou à Céruléïs me plairait bien, je crois. Au bord de la mer.

— Avec un chat, devina Mei-Lin.

— C'est une évidence.

Mon rire détendit alors l'atmosphère et la conversation dériva lentement vers d'autres sujets auxquels je ne prie pas part. En revanche, deux pensées ne s'arrêtèrent pas de tourner dans mon esprit quand on quitta le café pour rejoindre la plage.

La possibilité que cet itinéraire fut mon dernier.

Et ma vision d'Analena dans le soleil couchant.

Le vent était un peu plus frais sur la plage et j'enfonçai mon menton dans mon col. De nombreuses personnes, habitants de Dorheim, touristes et passagers du Voyageur des Horizons étaient installés sur le sable fin, attendant le début des festivités. Le soleil avait disparu et le ciel s'assombrissait de minutes en minutes. Les quelques bourrasques chassèrent les nuages et les étoiles commencèrent à apparaître.

Et ce fut alors que j'observai la foule à défaut d'avoir autre chose à regarder que j'aperçus sa silhouette à quelques mètres de moi. Analena s'asseyait au milieu de la foule, une écharpe enroulée autour du cou. Je déviai mon attention, mais ne put m'empêcher de lui jeter des coups d'œil. Au fond de moi, j'attendais un échange de regards. Le cœur battant, cette femme occupa mes pensées jusqu'à l'extinction des lampadaires sur la digue et les premières notes de violon dans l'air.

Je forçai ma concentration sur les danseurs et les danseuses, sur les instruments qui produisaient un ensemble de mélodies harmonieuses et aux jeux de lumières qui se reflétaient sur l'eau. Je remarquai les costumes changeants grâce à des projections lumineuses, passant d'oiseaux à félins, arborant les teintes vives de certains poissons jusqu'aux couleurs ternes des rongeurs. Les scènes se succédaient, relatant la vie sur Terre et montrant artistiquement la beauté du monde tel que nous le connaissons aujourd'hui.

Mais Analena, elle, était toujours dans un coin de mes pensées et dans un coin de ma vision.

Je la voyais se délecter des mouvements des danseurs, emmitouflée dans sa veste et son écharpe. Les yeux plissés, seuls représentants de sa joie, accentuaient ses traits fins et élégants que j'avais déjà pu remarquer. J'essayai de ne pas garder mes yeux rivés sur elle trop longtemps, mais sans comprendre vraiment pourquoi, je ne pouvais m'empêcher de l'observer. Maintenant qu'elle avait quitté le train, discuter avec elle serait impossible.

Cette idée me serra le cœur et je tentai de reporter mon attention sur le spectacle. Mais tout me ramenait à elle. À la fin de la représentation, je ne savais même pas ce que je ressentais. Asha mis ça sur le compte sur l'émotion qui s'était dégagée des mouvements amples et délicats des danseurs et des danseuses. Elle, elle avait pleuré plus d'une fois et des sillons humides s'étaient tracés sur sa joue. Sur le chemin du retour, je tentai d'apercevoir une dernière fois la passagère qui avait attisé mes réflexions. Mais elle n'était plus là.

Une pointe de déception dans la poitrine, je suivis mes collègues jusqu'à la gare. Ayumi et Asha salivaient d'avance en discutant du repas prévu par la cheffe. Mei-Lin me bouscula gentiment, comme voulant me tirer un sourire — ce qui fonctionna. Ses yeux me demandèrent si j'allais bien. J'acquiesçai. Elle mettrait sans doute mon trouble sur le dos de la représentation.

En réalité, ce qui m’enserrait le coeur était simplement le sentiment de tristesse qui suivait un acte manqué.


Texte publié par Elodye H. Fredwell, 25 juin 2024 à 11h06
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