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tome 1, Chapitre 6 « Contrôle d'identité » tome 1, Chapitre 6

Le train s'est arrêté sans secousses. Et je ne suis pas sortie de mon lit.

La nuit n'avait pas été aussi douce que je l'avais imaginé. Le message envoyé à mes parents avait tourné en boucle dans mon esprit et leur absence de réponse serrait mon cœur douloureusement. Sans doute dormaient-ils déjà quand je l'ai envoyé et sans doute dormaient-ils encore à ce moment-là. Retrouver le sommeil me semblait impossible, tout comme quitter la cabine. Le Voyageur des Horizons était plongé dans le silence depuis l'arrêt du moteur et longer les couloirs risquerait de me faire repérer. Sans compter que le jeune contrôleur que j'avais déjà croisé deux fois depuis le début du trajet était en service et ne me laisserait pas me défiler une nouvelle fois.

Je n'ouvris pas le rideau et allumai simplement la lampe de chevet qui diffusa aussitôt une lueur chaude et tamisée dans la pièce. Les boiseries élégantes me rappelaient les décors des manoirs et châteaux dans les livres que je lisais adolescentes. Un instant, je me projetai dans l'une de ces histoires dans lesquelles la princesse cherchait un moyen de fuir sa vie. Elle finissait toujours par rencontrer une personne extérieure — un membre d'une autre famille royale ou quelqu'un au statut social plus bas que le sien — qui lui permettait d'échapper à son quotidien et dont, évidemment, elle tombait amoureuse.

Dans mon sac, ce n'était pas un livre de ce genre qui attendait. J'attrapai mon recueil de nouvelles fantastiques et redécouvrais ces contes d'un autre temps. Ce livre appartenait à Oma et portait même les signes d'une lecture assidue des années durant. Là où il lui rappelait son enfance, pour moi, il me rappelait ce que je venais de quitter.

Je me laissai bercer par les mots et les phrases, les décors de forêts et d'usines, les personnages impétueux et craintifs. Je perdis la notion du temps, voguant de page en page à la recherche de l'oubli. Je relevai les yeux ; derrière le rideau, le jour s'était levé et j'entendis des voix provenant du couloir. Les quelques courageux passagers qui avaient bravé la nuit pour découvrir la plage de Céruleïs revenaient. Le train ne tarderait pas à reprendre sa course à travers le monde. Sur l'écran de mon terminal de communication, une petite lettre s'affichait et mon cœur s'emballa. Mes parents m'avaient répondu.

J'ouvris avec appréhension la notification et lu la lettre numérique qu'ils venaient de me faire parvenir. Je repris courage à chaque phrase. Même s'ils semblaient déçus que je ne leur ai pas avoué mes intentions dès le début, ils m'encourageaient à aller jusqu'au bout. Ils ajoutèrent qu'ils n'hésiteraient pas à m'envoyer de l'argent si j'en avais besoin. Si je demandais.

« Prends soin de toi, Lena. Tiens-nous au courant et reviens-nous. Nous t'aimons. »

Je les remerciai et éteignis l'écran, les larmes aux yeux. Peu importait ce que je trouverais à Lirennia, il était certain que je reviendrais auprès de ma famille. Comment pourrais-je me séparer d'eux, à jamais ?

Je m'habillai et rangeai mes affaires. Mon sac posé sur mon lit signifiait, pendant mon absence, que la cabine était occupée — pas question de l'abandonner maintenant que je l'avais trouvé. Je fermai la porte à clé et sortis dans le couloir, ma trousse de toilette sous le bras, vêtue d'un gros pull en laine blanc et d'un pantalon en coton bleu marine. Sur la pointe des pieds, je me dirigeai vers les toilettes les plus proches. Je profitai ensuite d'une douche chaude et du sèche-cheveux avant de regagner ma chambre. Je sentais les bienfaits de la chaleur détendre mon corps et m'allongeai de nouveau dans les draps. Sans m'en rendre compte, je m'endormis toute habillée.

⚙︎

— Il me tarde de voir quel sera le spectacle de Dorheim cette année !

La voix masculine qui résonna dans le couloir m'obligea à ouvrir les yeux. La lueur du jour filtrée par le rideau m'agressa et je grognai en reprenant peu à peu le contrôle de mon esprit et mon corps. Je levai ma montre au niveau de mon visage : 16 heures. Je me penchai sur mon sac, en sorti la brochure et retrouvai la page dédiée aux horaires du trajet. Si tout allait bien, la ville de Dorheim accueillerait Le Voyageur des Horizons d'ici quarante-cinq minutes. Et le spectacle serait lancé à la nuit tombée.

Je m'étirai et entendis mon ventre gargouiller. J'avais manqué le repas du midi, mais devais avouer que manger un vrai et copieux repas me dégoûtait à ce moment précis. Tout ce dont j'avais envie, c'était d'un café. Cela m'aiderait à faire passer ce goût âpre sur ma langue et finirait de sortir mon corps de son état cotonneux.

Comme le matin, je laissai mes affaires sur le lit et sortis dans le couloir calme. Je traversai le wagon-lit classe Prestige et gagnai le comptoir du wagon-restaurant. Après avoir commandé un croissant et un grand café, je m'installai sur une banquette côté fenêtre et observai le paysage, patiente. Le trajet entre Céruléïs et Dorheim durait six heures et une grande partie se déroulait sur une immense passerelle qui reliait Terraüris à Maridiane. J'observai l'océan qui s'étendait à perte de vue sous nous et ne cessaient de songer que ce pont intercontinental était une prouesse incroyable. Au loin, je voyais déjà le pont se terminer, signe que nous arriverions bientôt à destination. Je me maudis de ne pas avoir pris mon sac à dos : la brochure du Voyageur des Horizons parlait sans aucun doute de la construction de cette structure colossale. À la place, je laissai mes yeux se délecter de ce qu'ils voyaient pour la première fois.

— Votre café, m'interrompit une personne aux yeux cernés de noir, et votre croissant. Bon appétit.

Je le remerciai et l'observai retourné derrière le comptoir tandis que mes doigts s'enroulaient autour de ma tasse. Son style m'arracha un sourire : ses cheveux bruns étaient coupés court et clairsemés de mèches rouges, son maquillage soulignait les traits aiguisés de son visage et ses lèvres peintes en noir rehaussait son teint clair. Mais ce qui attira le plus mon attention furent les tatouages qui couvraient ses bras. Je baissai les yeux sur mes propres poignets ; ils laissaient entrevoir quelques tracés noirs, représentations artistiques et personnelles de moments clés de ma vie.

Alors que je léchai mes doigts gras, me délectant du goût de beurre une dernière fois, je perçus de nouvelles voix. En relevant la tête, j'aperçus des contrôleuses passer la porte du wagon et pris une position naturelle. Les deux femmes ne m'accordèrent qu'un coup d'œil et un sourire avant de reprendre le cours de leur conversation. Je poussai un soupir soulagé qui calma les battements rapides de mon cœur. Une fois ma tasse de café vide, je quittai ma table et entrepris de rejoindre ma cabine en attendant le prochain arrêt — ce spectacle de nuit à Dorheim m'intriguait et j'avais bien l'intention d'y assister. Avant de regagner le wagon-lit, je m'arrêtai aux toilettes. Mon esprit était encore un peu embrumé, mais je devais avouer que le café avait réveillé l'ensemble de mes sens, ainsi que ma vessie. Je me lavai les mains, regardai mon reflet dans le petit miroir et replaçai quelques mèches de cheveux rebelles. Mon teint était plus pâle que d'habitude et je ne sus dire si ce fut à cause du néon ou de la fatigue.

« Chères voyageuses, chers voyageurs, ici le commandant de bord. Nous arriverons à Dorheim, notre prochaine étape, dans moins de 10 minutes. Merci de rester assis jusqu'à l'arrêt total du train. Assurez-vous que vos effets personnels sont rangés dans vos cabines et de ne rien laisser à votre place. Lors de votre sortie, veuillez faire attention à l'espace entre le train et le quai. Pour nos passagères et passagers en fauteuil roulant, veuillez patienter quelques instants après l'arrêt complet du train afin que notre personnel puisse vous assister en toute sécurité. Merci de votre attention. »

Il était temps. Je fis coulisser la porte et quittai la pièce. Mais alors que je tournai pour rejoindre ma cabine, dans le but de récupérer mon sac à dos, je rentrai tête la première dans un torse.

— Oh, pardon, je...

— C'est moi, je n'ai pas...

Je relevai la tête en grimaçant et serrai aussitôt la mâchoire. Évidemment, il fallait que ça soit le contrôleur que je redoutais le plus de croiser. Il me sourit, visiblement pas aussi gêné que moi que l'on se cogne de nouveau, et s'excusa.

— Vous descendez à Dorheim ? me demanda-t-il.

— Oui, il paraît que le spectacle est époustouflant.

— Les années précédentes, il l'était. Je vais juste devoir contrôler votre billet avant votre descente.

Je me forçai à sourire, cherchant une réponse satisfaisante à lui donner. Je l'avais prédit : j'avais déjà échappé au contrôle deux fois de suite, sans compter toutes mes échappées quand je croisai un de ses collègues. Cela n'aurait pu durer éternellement.

— Je ne l'ai pas sur moi, il est resté dans ma cabine. Je peux aller le chercher.

— Je veux bien.

Le cœur battant, je fis un premier pas dans le couloir et tout en marchant, je lui demandai :

— Il y a un souci ?

— Pour l'instant, non, aucun.

Son ton avait changé. Je me contentai de rester la plus naturelle possible, mais dans mon esprit, une certitude prenait forme. Il savait. Comment, je l'ignorai. Mais il savait forcément que je ne devrais pas être ici.

Une fois devant ma cabine, je l'ouvrai et entrai. Je fis mine de chercher mon billet, lui tournant le dos pour qu'il ne repère pas mon désarroi. Qu'allais-je bien pouvoir trouver comme excuse ? Je ne pouvais décemment pas lui montrer le seul billet que j'avais en ma possession et qui était daté de plus de vingt ans, ni lui dire que je l'avais perdu.

Mais je n'eus pas à trouver une excuse. Quand il se racla la gorge, je compris qu'il avait de quoi me faire quitter le train.

— D'après mes dossiers, cette cabine n'est pas occupée pour le moment.

Je me retournai, incapable de cacher ma honte, tandis qu'il gardait les yeux rivés sur une petite tablette.

— Normalement, cette chambre est réservée pour le trajet Elysée jusqu'à Lirennia par un certain Joseph Slay. Je ne crois pas que vous êtes cette personne, je me trompe ?

Ses yeux sondèrent les miens tandis que je restai muette. Puis, je secouai la tête.

— Votre nom, s'il vous plaît.

— Analena, murmurai-je, la voix enraillée par le stress. Analena Volyr.

— J'aurais besoin de vos papiers d'identité, s'il vous plaît.

Malgré la situation, Nikolaï restait calme et cela me désarçonnait. Ce n'était sans doute pas la première fois qu'il devait punir quelqu'un. Et ça ne serait pas la dernière ; le trajet à bord du Voyageur des Horizons était prisé et cher. De nombreuses personnes souhaitaient monter à bord et tentaient leur chance sans payer. À leurs risques et périls.

Je tendis ma carte d'identité au contrôleur, les doigts tremblants. Il l'observa, nota quelques informations complémentaires sur sa tablette à l'aide d'un stylet et reporta son attention sur moi.

— Je vais devoir vous demander de quitter le train à la prochaine gare. Une amende sera envoyée à votre adresse et...

— Non, attendez !

Il fronça les sourcils tandis que je tentai d'expliquer :

— Je veux bien payer l'amende maintenant, mais ne l'envoyez pas à mes parents, s'il vous plaît.

— C'est la procédure.

— Pourriez-vous faire une exception ? Mes parents sont déjà inquiets que je sois partie, si en plus ils devaient recevoir une amende de la compagnie En Avant Terre, ça ajouterait une dose de stress que je ne veux pas leur infliger. Ils n'ont pas besoin de ça...

J'en faisais trop : mes yeux prêts à pleurer, ma voix tressaillante et ma position presque suppliante étaient légèrement exagérés pour amadouer le contrôleur. Il poussa un soupir et rangea sa tablette.

— Bien, ça ira pour cette fois. Je ne vous mets pas d'amende, mais vous quittez ce train à Dorheim. Et je vous déconseille d'y remettre les pieds, compris ?

— Très bien compris, monsieur. Merci.

Je n'attendis pas qu'il ajoute un mot pour attraper mon sac à dos, le livre que j'avais laissé sur ma table de chevet et sortir de la cabine. J'entendis ses pas dans mon dos et me positionnai face à la porte la plus proche. Il patienta à côté de moi et je n'osai lever les yeux vers lui, à la fois honteuse et reconnaissante. Néanmoins, une question me taraudait. Alors que le train ralentissait de plus en plus et que le quai apparaissait derrière la vitre, je demandais :

— Comment avez-vous su ?

— Le train est truffé de caméras dans les couloirs, m'expliqua-t-il. Nous ne les vérifions qu'une fois par jour et avons pris du retard sur la vérification du jour. Nous avons vu votre recherche de cabine et avons déployé notre équipe pour vous retrouver avant l'arrivée à Dorheim.

Je me mordis la lèvre pour rester silencieuse. J'y avais songé, à ces caméras, mais ne m'en étais plus inquiétée. Je me contentai de garder le regard figé sur l'extérieur, patientant jusqu'à l'ouverture des portes. Quand le train s'arrêta, Nikolaï actionna le mécanisme d'ouverture et m'invita à sortir.

— Merci encore, lui dis-je une fois sur le quai.

— Profitez bien de Dorheim. Il doit y avoir un train pour Céruleïs qui part demain matin, si vous voulez faire le chemin inverse. Ça risque de prendre du temps, mais ça se fait.

J'acquiesçai. Bien sûr, maintenant, il faudrait trouver un moyen de rentrer. Je tournai alors les talons, cherchant à lui échapper le plus vite possible, et m'arrêtai à la sortie de la gare. Dorheim s'étendait en contrebas et le soleil blanc de l'hiver se reflétait sur l'océan qui la bordait. Je poussai un soupir, déçue d'avoir été prise en flagrant délit si vite après le départ. Je sortis la brochure de mon sac et l'ouvris à la page de Lirennia. Outre les richesses culturelle et architecturale décrites dans le livret, je savais que c'était là-bas qu'était ma famille biologique.

Je ne pouvais pas abandonner maintenant.

Tandis que je fermai mon sac à dos, un sourire se dessina sur mes lèvres.

Non, je ne repartirai pas en sens inverse. Après le spectacle, je remonterai dans Le Voyageur des Horizons.


Texte publié par Elodye H. Fredwell, 17 juin 2024 à 09h00
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