— Il est trop tôt, papaaaaaaaa.
— Je sais, mon grand, mais nous pourrons voir les dauphins !
— Mais eux non plus, ils ne sont pas levés !
J'écoutai d'une oreille distraite les énièmes explications du père de famille, un sourire au coin des lèvres. Quand je baissai les yeux sur ma montre, je ne pus que compatir à la douleur de l'enfant ; moi aussi, j'avais été quémandé bien trop tôt pour un aller-retour en vitesse à la pharmacie la plus proche. La nouvelle allergie de Mateo inquiétait Mei-Lin et j'avais à peine retrouvé ma chambre pour commencer ma nuit qu'elle m'avait attrapé par la manche et obligé à repartir dans l'autre sens. Bien sûr, je n'avais ni pu me défiler, ni protester.
Et je ne le voulais pas ; aider Mateo était la moindre des choses que je puisse faire.
— Et pourquoi le train il s'arrête tout le temps, comme çaaaaa d'abord ? On pourrait déjà être à Lirennia si on ne s'arrêtait pas autant !
Le père était visiblement fatigué et ne savait plus comment répondre à son enfant. Il essaya de lui dire qu'ils n'allaient pas être partis du train très longtemps et lui promit un chocolat chaud. Par la vitre, encastrée dans la porte de la plateforme, nous pouvions déjà deviner que le train ralentissait pour arriver en gare de Céruléïs. Pour faire patienter le garçon encore quelques minutes, je m'accroupis devant lui et lui confiai :
— Tu sais, pendant que tu quittes le train, toutes les personnes qui y travaillent sont très occupées. Les contrôleurs, comme moi, vérifient que tout est en ordre, ramassent les objets et déchets laissés par les passagers et partent faire, parfois, quelques courses supplémentaires. Mais il n'y a pas que nous : nous avons des mécaniciens qui assurent le bon fonctionnement du train et font toutes les vidanges nécessaires et nous avons également des personnes qui s'occupent du ménage pour que les chambres soient toujours propres et accueillante. Sans oublier le personnel en cuisine qui commence tôt à préparer les repas.
Je levai les yeux vers le père qui me remercia d'un signe de tête.
— Et puis, c'est un trajet particulier, celui-ci, je finis par lui dire. Il a été pensé pour que les gens comme ton papa et toi puissent voir le monde. N'y a-t-il pas un endroit que tu aimerais visiter plus que tout ?
— Si ! s'exclama l'enfant. Je veux voir les ruines d'Hikari ! C'est vrai qu'il y en a plein partout ? Et qu'on peut recevoir des irradiations ? Et qu'on peut...
— Jaime, s'il te plaît, intervint le père quand son fils commença à s'emballer.
— Quoi ? J'ai lu dans À l'Aube de la Science que les centrales nuclillère envoyaient des irradiations et qu'elles étaient très dangereuses pour nous !
— Nucléaire, Jaime. Et ce sont des radiations.
— Mais tu as raison, complétai-je pour ne pas laisser le papa démuni. Dans l'ancien monde, les centrales nucléaires servaient à alimenter des villes entières en électricité. Mais depuis la Tempête Planétaire, elles ne sont plus en service et ont été suffisamment nettoyées pour ne plus présenter de risques pour notre santé. Mais il y a bien encore des radiations sur les lieux, c'est pour ça que c'est très surveillé.
— Ah, tu vois papa, je l'avais dit, je l'avais dit !
Je me redressai et souris au père de famille qui me remercia de nouveau, avec des mots cette fois. Quand le train fut arrêté, j'ouvris la porte et laissai l'enfant, désormais bien éveillé et énergique, sortir en traînant son père derrière lui. J'étais incapable de ne pas m'attendrir tant ce petit Jaime me rappelait mes propres discussions avec mon père quand j'étais petit.
Je chassai cette pensée précipitamment, craignant qu'elle n'en amène d'autres bien moins agréables, et quittai à mon tour la sécurité du train. Plus l'on remontait vers le nord, plus l'hiver était pénétrant. Je serrai mon écharpe autour de mon cou, enfonçai mon bonnet sur mes oreilles et bravai le vent matinal. Céruléïs se réveillait déjà malgré la venue tardive du soleil, vivant une fois par mois au rythme du Voyageur des Horizons pour accueillir les passagers. Céruléïs était la ville la plus au nord de Terraüris, vivant exclusivement de la pêche. D'ailleurs, j'ignorai si on pouvait l'appeler ville : elle ressemblait davantage à un petit bourg peuplé de quelques commerces, d'un bureau de poste et d'une pharmacie qu'une vraie ville. Mais ce qui faisait sa renommée, c'était son célèbre Fish and Chips à manger sur sa plage de sable fin. Je tournai la tête vers la mer que l'on entendait s'abattre sur les rochers de la digue. Aucune trace du camion — en même temps, qui irait manger un Fish and Chips à cinq heures du matin en plein hiver ?
Je rejoignis le bourg emmitouflé pour ne pas subir le vent froid tandis que Jaime et son père bifurquaient vers la plage. Je n'étais pas sûr qu'ils pourraient observer les dauphins, ce matin. La mer semblait agitée et fraîche. Même si cette espèce s'était adaptée aux nouvelles règles du monde depuis la Tempête Planétaire, elle n'aimait décemment pas quand le climat était rude.
J'avançai vers le bourg que les lampadaires éclairaient avec douceur et me rappelai mes cours d'Histoire. La Tempête Planétaire était une période sombre pour l'humanité et la planète. Les catastrophes naturelles s'étaient accumulées et avaient décimé une grande partie de la population, redéfinissant les lois qui régissaient notre monde. Les professeurs expliquaient tout ceci auprès d'enfants qui ne comprenaient pas tout. L'important, c'était que personne ne reproduise les erreurs qui ont conduit la planète à atteindre ses limites.
Le train en était la promesse.
Peu de personnes en descendait ce jour-là, si bien que la bourgade était déserte. Je ne m'attardais pas sur la place pavée sur laquelle trônait une fontaine gelée ni sur les parterres de fleurs qui avaient perdu de leur couleur et prit la direction de la pharmacie — ou ce qui y ressemblait le plus. L'on aurait plutôt dit une apothicairerie venue d'un autre temps. La devanture était jolie, malgré sa peinture vert d'eau qui s'écaillait, et dans la vitrine, les fioles se succédaient, remplies de plantes médicinales en tout genre.
Si je n'avais pas fait le choix de vivre au sein du Voyageur des Horizons lorsque j'avais quitté mon travail à Lirennia, peut-être que j'aurais pu vivre dans une ville comme Céruleïs. Son calme et son charme ancien ne cessaient de m'émouvoir, comme si je feuilletais un album photo de l'ancien monde dans le salon de la maison de ma grand-mère. Après son décès, mes parents avait récupérés tous ces classeurs pleins de photos précieuses, témoins du monde de mes ancêtres, et ils demeuraient enfermés à l'abri de la lumière, dans un placard du bureau. Quand on l'ouvrait, c'était toujours un événement. Et bien que nous avions du mal à nous représenter la vie d'avant la Tempête Planétaire, nous essayions de tisser un lien avec ces personnes sans qui nous n'aurions pas vues le jour.
J'entrai dans la boutique et, aussitôt, une odeur terreuse et florale me saisit. Il n'y avait personne au comptoir et je pris le temps d'observer les étagères. Plus je m'approchai, plus mon nez décela des arômes de cire d'abeille mêlés au bois vieilli, aux épices et à la menthe. Ici, tout était fait à partir d'ingrédients naturels, en respect des traditions anciennes et des règles dictées par le pays d'Avalon, protecteur de la nature. La chimie permettait de relier les molécules pures et de créer des compositions bénéfiques à la santé des humains. Mais plus question de transformer ou d'inventer des formules synthétiques : dans le passé, cela avait fait trop de dégâts pour que l'on reproduise ces erreurs.
— Bonjour, jeune homme ! Que puis-je pour vous ?
Je sursautai en voyant une femme aux joues creusées derrière le comptoir. Derrière ses lunettes, ses yeux paraissaient énormes, comme s'ils sondaient mon âme. Mon sourire de malaise sur les lèves, je m'approchai et expliquai les raisons de ma venue :
— Mon collègue a fait une réaction allergique cette nuit, sans doute à cause de quelque chose qu'il a mangé. Ce n'est pas la première fois, il est allergique à de nombreux produits.
— Qu'a-t-il mangé ? demanda la femme en me tournant le dos, analysant les étagères devant elle.
— On pense que c'est dû aux beignets de crevettes.
— Et vous dites qu'il est allergique à beaucoup de choses, déjà ?
Elle s'écarta du comptoir pour observer les fioles et en prit d'abord trois entre les mains, puis deux autres.
— Oui, répondis-je, les yeux rivés sur ses mains. La liste serait longue, mais les crevettes, c'est la première fois.
L'apothicaire réfléchit un instant devant les fioles entre ses paumes, puis, sans prévenir, disparut derrière le rayon, dans l'arrière-boutique. Je perçus le ploc d'une bouteille que l'on débouchonne, la résonance du verre que l'on choque et le grattement d'un pilon contre son mortier. Je patientai, les narines saturées par les odeurs entêtantes, et tentai de ne pas songer à l'état dans lequel Mateo devait être. Nous avions quelques potions et médicaments à bord du Voyageur des Horizons, au cas où. Mais Mateo étant conscient de tout ce dont il devait se passer, nous n'avions plus eu besoin de nouveaux remèdes contre ses allergies depuis longtemps. En regardant l'heure sur ma montre, j'espérais que tout allait bien et que les premiers soins apportés par Mei-Lin suffisaient à apaiser Mateo.
— Et voilà !
L'apothicaire revient avec une nouvelle fiole, plus grande, contenant un liquide verdâtre peu appétissant.
— C'est un mélange d'ortie, de menthe poivrée, de réglisse et de fenouil. Ça permettra d'apaiser les irritations de la bouche, de l'œsophage et de l'estomac.
Elle se retourna et ajouta un plus petit contenant en verre dans lequel des petites ampoules jaunes s'agglutinaient.
— Et je vous mets de la racine de pissenlit en poudre pour aider le foie de votre collègue dans le processus de détoxification.
Elle prit une feuille sous son bureau, écrivit quelques lignes et me tendit la feuille, ainsi que les fioles.
— Voici les instructions. Si l'état de votre ami empire, il faut se rendre le plus vite possible à l'hôpital.
— Merci beaucoup, lui répondis-je, persuadé que l'allergie ne sera pas si dangereuse.
Mais qu'en savais-je réellement ?
Je pris les deux fioles précautionneusement et les rangeai dans la poche intérieure de mon manteau. Je déposai quelques pièces sur le comptoir et sorti rapidement. Quelques bourrasques de vent me ralentirent dans mon élan, mais je parvins au train assez rapidement pour ne pas en ressentir la morsure jusque dans mes os. Entré directement dans le dernier wagon, celui réservé au personnel, je vis Ingrid et Asha, la mine grave, plongée dans le silence de notre petit salon.
— Où est Mei-Lin ? leur demandai-je aussitôt.
Elles relevèrent la tête aussitôt. Si Asha me regardait comme le messie, ce n'était pas le cas d'Ingrid qui, je le devinai, me reprochait mentalement ma trop longue absence.
— Elle est dans la chambre de Mateo avec Anatole.
Je ne perdis pas plus de temps et m'engouffrai dans le couloir pour atteindre le wagon précédent, celui réservé à nos cabines personnelles. La chambre de Mateo était à côté de la mienne ; je frappai à la porte avec une boule d'appréhension dans le ventre. Quand j'entrai, Mei-Lin se précipita sur moi, impatiente de voir quels étaient les remèdes que j'avais apporté. Je la calmai en posant mes mains sur ses épaules. Plus petite que moi d'une bonne tête et demie, elle m'asséna un regard plein de questions et d'espoir. Elle était comme ça, Mei-Lin : si quelqu'un de son entourage était mal en point, elle s'inquiétait, parfois outre-mesure. Sur ce point, nous n'étions pas si différent. Mais je connaissais Mateo et je connaissais ses allergies. Il s'en sortirait très bien.
Je contournai ma responsable, saluai Anatole, un des serveurs du restaurant, et sorti les fioles de ma poche. Je lis les indications de l'apothicaire avec attention et versait quelques gouttes du liquide verdâtre dans le verre d'eau. Je le tendis à Mateo, allongé dans son lit, l'obscurité dissimulant son allergie.
— Tiens, bois ça, lui dis-je.
Ses doigts gonflés et tremblants prirent le verre et il parvint à l'amener à sa bouche tout doucement. La réaction était la même que d'habitude, quand il ingérait un aliment que son corps ne supportait pas : des plaques rouges recouvraient ses joues, son corps entier était enflé et ses yeux humides exorbités. Il prenait toujours de grandes précautions quand il mangeait, s'assurant des compositions. Et s'il oubliait qu'un aliment lui était toxique, j'étais là pour le lui rappeler.
— Est-ce que tu peux m'apporter un autre verre d'eau ? demandai-je à Anatole.
Le serveur s'exécuta. Les yeux fermés, Mateo respirait doucement, ses voies sans doute légèrement obstruées. Il ne pouvait pas parler, sa langue ayant, elle aussi, doublée de volume.
— Il faudrait qu'on ait plus de remèdes dans le train, annonçai-je à Mei-Lin. J'ai l'impression que ses allergies empirent d'années en années.
Ma responsable ne dit rien, murée dans un silence anxieux. Quand Anatole revint avec l'eau, je versai un peu de poudre de racine de pissenlit et la laissait se dissoudre avant de la tendre à Mateo.
— Allez, un peu de repos, et tout ira mieux. Et finit les crevettes, mon vieux.
Mateo esquissa un sourire et acquiesça. Je me relevai, laissai les fioles sur la table de chevet et me tournai vers mes collègues.
— Il faut qu'il prenne le mélange médicinal deux fois par jour jusqu'à ce que les gonflements aient disparus. Et la poudre, c'est à chaque repas, jusqu'à ce que l'intoxication cesse. Vous avez les instructions sur la table.
Je sortis de la pièce exigüe, suivi par mes collègues. Mei-Lin m'offrit un sourire.
— Merci, Nikolaï. Je contacte la compagnie pour les informer que nous avons besoin de nouveaux remèdes et j'irai les chercher avant de partir. Tu peux aller te coucher.
J'acquiesçai et tournai les talons. En seulement quelques pas, je me trouvai devant ma cabine et m'y enfermai. Mon coeur battait fort, comme à chaque fois que je voyais mon meilleur ami dans un tel état. Je soufflai bruyamment, retirai ma veste et m'assis sur mon lit. Le sommeil ne tarderait pas à me cueillir et mes pensées se tournèrent vers Mateo, allongé dans la cabine d'à côté. Je me penchai vers ma table de chevet, tirai l'un de ses tiroirs et en sorti un petit carnet à la couverture rouge. J'attrapai le stylo que j'y avais accroché, l'ouvrit et agrandit la liste d'allergènes d'un « crevettes ». Puis, je le rangeai, l'esprit pollué par la santé de plus en plus sensible de mon ami.
Je me glissai sous la couette et, les yeux rivés sur le plafond, je tentai d'apaiser les battements de mon cœur. Mateo était une des raisons pour lesquelles je ne pouvais pas quitter le train. Une des trop nombreuses raisons. Alors, aurai-je le courage de partir une fois arrivé à Lirennia, comme je l'avais prévu ?
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