Sur les coups de vingt heures, le train se remit en marche. J'observai le paysage défiler derrière la vitre tandis que nous quittions la gare de Bellaros. L'atmosphère était bien moins calme autour de moi et les voyageurs racontaient leur visite de la capitale avec enthousiasme en attendant le dîner. Installée dans un coin de ma banquette, je restai patiente et tournai l'ensemble de mes pensées sur ma quête du soir.
Le Voyageur des Horizons longea le lac de la Couronne. Je me souvenais de la forme qu'il prenait dans les livres de géographie que j'étudiais à la maison. J'ai toujours trouvé qu'il avait plus l'allure d'une poire que d'une couronne. Mais ici, face à lui, il méritait son nom et non pas parce que j’y décelai les détails de ses contours. Son eau claire reflétait parfaitement les arbres qui l'entouraient, capturant l'instant dans un filtre bleuté. Et puis, il y avait cette chaîne de montagnes, dominée par ce mont solitaire, grandiose. C'était lui qui, selon moi, donnait un aspect royal au paysage.
Ce ne fut que lorsque le repas du soir fut annoncé et que le wagon se vida que je m'autorisai à me dégourdir les jambes. J'étais restée à l'abri au sein du train toute la journée, assise à cette même place ou dans le fauteuil en face, à lire, essentiellement, et je comprenais que je ne pourrais décemment pas poursuivre le voyage ainsi. En sortant la brochure de ma poche, je regardai ce qui attendait les touristes à Céruléïs. Je grimaçai : outre la plage, qui n'allait pas être très accueillante en plein hiver, cette cité balnéaire n'était pas très attractive, raison pour laquelle l'escale ne durait que cinq heures. Si mon plan fonctionnait pour ce soir, je pourrais rester à me reposer sans risquer d'être dérangée et me contenterait de découvrir la ville suivante, Dorheim, et son célèbre spectacle nocturne.
Je baissai les yeux sur ma montre et regardai une dernière fois le paysage. La forêt avait laissé place à des maisons isolées, puis des villages entiers, avant de revenir aux couleurs boisées. Au loin, sur les quelques plaines qui abritaient des champs au repos, et même dans l'obscurité qui s'abattait peu à peu autour de nous, il était facile de deviner la ligne de l'océan. Je caressai instinctivement le pendentif autour de mon cou, mon amour pour ma famille me pinçant le cœur. Je culpabilisai, cela ne faisait aucun doute. Coupable de ne pas leur avoir dit la vérité. Coupable de n'avoir même pas répondu à leur message qui me demandait comment s'était passé mon premier jour de travail. Coupable de chercher mes origines quand tout ce dont j'avais besoin m'attendait sur les côtes sud de Terraüris.
Ils sauraient tôt ou tard que je n'étais plus à Ætheria. Mais peut-être était-ce à moi de leur dire, non pas mon futur — et ancien — employeur. Je sortis mon terminal de communication de ma poche et le déverrouilla à l'aide d'un code à quatre chiffres. Cela faisait bien des années que cet appareil me suivait, si bien qu'il avait encore toutes ses pièces d'origines et que j'en avais fait aucune amélioration. Je n'avais pas besoin de la reconnaissance faciale, d'un accès illimité au réseau mondial ou encore d'un meilleur objectif pour faire des photos. Je me contentai de la version de base qui me permettait de rester en contact avec mes proches ; même si je devais avouer qu'au vu des paysages que j'apercevais depuis mon départ, un appareil photo performant aurait été agréable. Je n'avais, de toute façon, pas les moyens d'ajouter des composants. Peut-être que ce poste d'auxiliaire de vie aurait pu me permettre de me l'offrir.
Je tapai sur le clavier des mots que j'effaçai aussitôt. Je commençai mes messages sans jamais les finir. Seule la phrase « Coucou papa, coucou maman » demeurait en haut de l'écran, comme seule certitude. Je poussai un soupir et verrouillai de nouveau l'appareil, chassant par la même occasion les pensées qui me parasitaient. J'attrapai mon sac et quittai l'étage dans l'espoir de mettre mon plan à exécution.
Le stratagème était simple : profiter que personne ne vadrouille dans les wagons-lits pour m'octroyer une place au chaud. Dans la journée, cela avait été impossible — sans compter que je m'étais encore fait remarquer par ce jeune contrôleur aux yeux sombres. Le personnel passait de chambre en chambre pour défaire les draps, refaire les lits, nettoyer les sols et les salles de bain. Rien n'était laissé au hasard au sein du Voyageur des Horizons, ce qui ne me laissait qu'une toute petite fenêtre pour trouver une chambre inoccupée.
Je sortis du premier wagon et rejoignis le second. Je souris à quels passagers dont je croisai les regards et qui avaient probablement mangé à Bellaros avant le départ. Devant la voiture-bar, je me figeai. Les banquettes, les tables et les fauteuils étaient tous occupés. La barmaid préparait un cocktail dans son shaker tandis qu'un passager discutait avec le barman. Personne ne me remarquerait si je traversais cette petite foule. J'appuyai sur le système d'ouverture des portes et passai, les yeux rivés sur le sol, slalomant entre les touristes qui prenaient du bon temps pour ce deuxième jour de trajet. Les conversations étaient parfois calmes, parfois enflammées, les odeurs tantôt douces, tantôt agressives et les spots au plafond diffusaient une lumière blanche qui contrastait désagréablement avec celle des wagons de la classe Noble. Arrivée sur la plateforme, derrière la porte, je poussai un soupir.
Je ne m'étais pas aperçue à quel point j'étais épuisée. L'angoisse n'aidait pas.
Le restaurant, lui, était bien plus calme et confortable. Des appliques étaient installées entre les fenêtres pour éclairer les tables les plus proches et des petits lustres immobilisés de câbles solides descendaient sur les tables situées plus au centre du wagon. L'espace entre les chaises était étroit, mais le petit couloir qui séparait la salle de la cuisine me suffisait pour circuler. Les effluves des plats qui me parvenaient réveillèrent mon estomac qui n'avait rien avalé depuis le sandwich triangle et la salade de fruits du déjeuner. Heureusement, il me restait quelques madeleines, souvenir de la boîte que m'avait offerte ma mère lors de mon départ pour Ætheria, seulement trois jours plus tôt. Je me rattraperai le lendemain.
La classe Prestige était silencieuse et les rideaux, dans le couloir, étaient déjà tirés. Ici, chaque compartiment accueillait des lits superposés. Tenter de réserver un lit dans cette voiture me semblait risqué — si je ne voulais pas être découverte, il valait mieux adopter une cabine seule. Et puis, je n'allais pas mentir : le confort de la classe Élégance me convenait mieux.
Je passai donc au wagon suivant, qui ressemblait en tout point au précédent, avec ses rideaux bleu nuit brodés d'or et sa moquette d'une teinte plus claire. Les appliques murales, semblables à celles du restaurant, diffusaient une douce lumière jaune orangé et chaque porte en bois sombre arborait un numéro gravé sur une plaque dorée. Je vérifiai que personne ne s'apprêtait à entrer dans le wagon pour ouvrir la première chambre. Une grosse valise était ouverte sur le lit, j'en conclus qu'elle était déjà occupée. Je tentai la seconde. Même chose. Mes troisième et quatrième essais ne furent pas plus fructueux. Je commençais à me dire que je perdais mon temps et que toutes les chambres individuelles étaient occupées quand j'ouvris la cinquième. Le lit était parfaitement fait, aucune valise ne dépassait et je n'apercevais aucun effet personnel sur les bords du lavabo. Je m'engouffrai dans la petite pièce, fermai la porte à clé derrière moi et poussait un soupir de soulagement.
La chance semblait de mon côté, mais pour combien de temps encore ?
Je me surpris alors à penser que le train devait être truffé de caméras et que, par conséquent, l'on m'avait vu, dans ce couloir, essayait les chambres les unes après les autres. Quelqu'un viendrait-il me chercher ? Me chasserait-on du train ? Quel était le montant de l’amende que je risquai ?
Alors que les questions tournaient dans mon esprit, je m'assis sur le lit et je me sentis alors plus légère. Comme si tout s'envolait d'un coup. Je m'allongeais dans ce duvet cotonneux et moelleux, les paupières soudain lourdes, comme le reste de mon corps. Je ne tarderai pas à m'endormir, mais je devais au moins me changer pour la nuit. Dans un effort incommensurable, je me redressai, retirai vivement mes petites bottines au cuir végétal élimé ainsi que ma veste en velours noir qui, bien qu'elle appartenait à ma mère autrefois, était en meilleur état que mes chaussures.
Je troquai mon tee-shirt et mon pantalon en coton et les remplaçai par une longue chemise de nuit sur laquelle une lune sérigraphiée dormait profondément. Une fois ma queue de cheval transformée en une longue tresse, je me glissai sous les draps doux, au touché semblable à la soie — mais les vers à soie avaient disparus, cela ne pouvait être cette matière ; il ne restait pas assez de ce tissu en ce monde pour en fabriquer des draps pour tout un train. Cela me rappelait le dernier carré de soie qu'Oma avait sauvé de sa propre ancêtre, née dans l'ancienne ère, bien avant que les eaux n'aient recouvert la quasi-intégralité de la planète. Elle ne le mettait jamais, jugeant cet artefact trop précieux pour sortir du cadre dans lequel il demeurait désormais. Des illustrations de chevaux courant dans les champs de blé formaient des motifs colorés uniques et devaient être très gracieux une fois noué autour d'un cou comme celui de l'aïeule d'Oma.
Là, dans ce lit qui ne m'appartenait et que j'occupai illégalement, me souvenir de ma famille me faisait mal au cœur. Malgré la fatigue qui commençait à m'emporter dans ses bras, je trouvai mon terminal et reprit le message où je l'avais laissé. Entre-temps, mon père m'en avait envoyé un, inquiet, se demandant pourquoi je ne m'étais pas présentée à l'entreprise.
« Dis-nous comment tu vas. As-tu besoin que l'on vienne à Ætheria ? Écris-nous, Lena chérie. »
Je déglutis, chassant avec difficulté la boule de honte qui obstruait ma gorge. Et je me mis à écrire. À m'excuser de mon silence, à m'excuser de mon absence. Je les rassurai, leur avouai que j'étais partie en direction de mes origines, que j'allais bien et que j'avais tout ce dont j'avais besoin. Je requérais leur pardon une dernière fois avant de cesser la course de mes doigts sur le clavier. En relisant mes mots, je ne pus retenir les larmes qui menaçaient déjà depuis quelques minutes de dévaler sur mes joues. En les sentant dans mon cou, j'ajoutai au message que je les aimais et que je pensais bien à eux. Je leur promis que je reviendrai.
Puis, j'appuyai sur envoyer et, le cœur lourd, j'en appelai au sommeil pour me faire oublier ma culpabilité.
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