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tome 1, Chapitre 2 « L'insomnie » tome 1, Chapitre 2

Il m'était impossible de fermer l'œil, cette nuit. L'appréhension du voyage, sans aucun doute, même si je doutais que ce ne fut que la seule raison. En vérité, je n'avais rien à faire dans ce train. Ma propre famille pensait que j'étais dans l'appartement que nous avions trouvé ensemble, en plein cœur d'Ætheria, et que je m'apprêtais à prendre ce poste d'auxiliaire de vie auquel j'avais postulé, un mois plus tôt.

À la place, je m'extasiai devant les monts et les forêts qui peuplaient le paysage de Terraüris. Je profitai des assises confortables des sièges. Je goûtai le meilleur café que je n’avais jamais bu et, surtout, je côtoyai toutes ces personnes qui, elles, avaient eu les moyens de payer leur billet.

La nuit tombait sur les montagnes et, bientôt, leurs sommets blancs disparurent dans les nuages. Cette nuit, les étoiles et la lune se cachaient à nos yeux, mais cela ne m'empêchait pas de rester là, sur la banquette, à observer tant que je le pouvais tous les détails des reliefs de mon pays.

Je n'avais jamais quitté Terraüris — mes parents n'avaient jamais eu les fonds nécessaires pour voyager. Nous étions riches de bien d'autres choses, cependant. La maison dans laquelle nous vivions nous accueillait agréablement, nos assiettes étaient toujours bien remplies et les cadeaux pleuvaient lors des anniversaires. Les priorités étaient, simplement, pas les mêmes — sans compter qu'entasser une dizaine d'enfants dans un train tel que Le Voyageur des Horizons risquait de présenter quelques difficultés et risques que mes parents n'étaient pas prêts à subir.

À mesure que l'obscurité prenait place à l'extérieur, le paysage fut remplacé par le reflet du wagon autour de moi ainsi que mon visage. J'avais encore des cernes de n'avoir pas dormi la veille et mes cheveux roux avaient perdu de leur éclat. Je ramenai une mèche derrière mon oreille et détendis mes jambes engourdies d'être restées en tailleur aussi longtemps. Je baissai les yeux sur la petite montre accrochée à mon poignet. Il restait encore sept heures de trajet avant d'atteindre la cité de Bellaros, à l'extrémité nord de Terraüris. Encore sept heures à rester discrète et éviter les contrôleurs. Pour l'instant, je n'avais pas à me plaindre : j'avais esquivé le premier contrôle en m'enfermant dans les toilettes. Le prochain n'aurait lieu qu'au départ de Bellaros. Je sortis de ma poche le billet qui ne me quittait jamais, et lu les mots qui y brillaient, dorées.

« Inauguration du Voyageur des Horizons. Départ de Lirennia à 7h du matin. »

J'ignorai d'où venait ce billet : mes parents m'avaient toujours raconté qu'il était dans mon manteau quand j'ai été déposé à l'orphelinat. Ils ne se sont jamais résolus à le jeter. Tout ce que nous savions, c'était qu'il datait du tout premier voyage du train, près de vingt ans auparavant, et qu'il permettait de rallier Ætheria en partant de Lirennia, la capitale d'Ignisoria. La question était donc de savoir si, moi aussi, je venais de là-bas. Si je venais du même pays que ce train.

Soudain, je levai la tête en entendant des pas grimper l'escalier qui menait à l'étage de ce wagon. Je rangeai précipitamment le billet et m'apprêtait à faire semblant de dormir, mais dans un geste brusque, mon sac tomba et son contenu se renversa sur la moquette. Je râlais et me penchai pour tout ramasser quand deux chaussures cirées s'arrêtèrent, un bon mètre devant moi. La personne — qui portait le costume des contrôleurs du train — s'accroupit et me tendit ma trousse de voyage.

— Merci, murmurai-je en me redressant pour le regarder dans les yeux.

— Vous avez besoin d'aide ?

Je restai muette quelques secondes, figée sur ses yeux foncés et son nez tordu. Puis, je secouai la tête, rangeant un carnet qui s'était échappé.

— Je suis juste maladroite, avouai-je en me relevant.

— J'espère que vous avez pu tout récupérer, me dit le contrôleur en souriant. Dans tous les cas, si vous vous rendez compte qu'il vous manque quelque chose, vous pourrez venir nous trouver, mes collègues ou moi. Nous conservons les objets perdus.

— C'est très gentil, merci.

Il me fit un signe de tête et jeta un œil à mon sac que je tenais encore contre moi.

— Vous descendez à Bellaros ?

Je fronçai les sourcils avant de comprendre sa question. Si je lui dis que j'allais à Lirennia, il se demandera pourquoi je ne suis pas dans ma cabine. Si je lui dis que je descends à la prochaine gare et que l'on se recroise, il trouvera ça forcément suspect. J'optais alors pour la première réponse.

— Je ne dors jamais très bien quand je ne suis pas chez moi, ajoutai-je. Je trouvais le calme de ce wagon propice à la détente, c'est pourquoi je suis venue ici.

— Vous avez bien raison. Les lumières ne vont pas tarder à s'éteindre, vous pourrez peut-être observer le ciel s'il n'est pas trop bouché.

— Et vous, vous ne dormez pas ?

— Je suis en service, dit-il en réajustant sa casquette. Si vous êtes aussi insomniaque que moi, on risque de se croiser régulièrement.

Je souris, mais à l'intérieur, je me liquéfiai. Trop tard pour passer inaperçue.

— Je vous souhaite une bonne nuit, finit-il par dire.

Alors qu'il tournait les talons, je me mordis la lèvre comme punition. Je commençai à me demander si ce voyage était une bonne idée. Le risque était grand et si je me retrouvais avec une amende, je serais ruinée. Je n'avais juste assez pour payer des repas de fortune et le trajet durait treize jours. Je ne pouvais me permettre d'être irraisonnable.

Je me repositionnai sur la banquette en attendant l'extinction des feux. Il y avait une atmosphère particulière dans ce train que je ne saurai précisément décrire. Quelque part, malgré le décor fastueux et chic, je me sentais presque comme à la maison. Presque, car, de nuit comme de jour, Le Voyageur des Horizons était calme. Ce n'était pas le cas de la demeure de mes parents qui, en tant que famille d'accueil, ne pouvait pas toujours profiter d'un silence aussi pur.

Dans le léger bourdonnement de l'énergie qui permettait l'alimentation du train, je laissai mes yeux courir sur le mur face à moi à défaut de les lever vers le ciel. Le papier peint, enfermé dans des cadres en bois aux finitions détaillées, datait d'une autre époque, ancienne, d'un bleu roi qui s'accordait avec les costumes des contrôleurs. Des arabesques gothiques peintes en or se succédaient sous les étagères pleines de livres et de magazines. Je retirai mes bottines en cuir de vigne qui m'accompagnaient depuis quelques années déjà et posai mes pieds nus sur la moquette. Une douce chaleur s'en dégageait et sa douceur me tira un sourire. Sa teinte ocre ramenait de la lumière dans le compartiment. Au fond, une bibliothèque pleine de jeux de société faisait face à des canapés et fauteuils capitonnés complétés de tables basses d'un bois sombre. L'étage des wagons de la classe Noble était idéal pour s'occuper pendant le long voyage, entre les différentes étapes. Je sortis le prospectus que j'avais pris à la gare pour détailler les distances qui séparaient chaque ville. Je m'arrêtai sur l'arrêt de vingt-quatre heures prévu à Indrapour, au nord d'Ignisoria, juste avant la frontière d'Avalon, et me demandai déjà comment j'allais bien pouvoir occuper tout ce temps.

En fallait-il que je reste à bord, chose qui n'était pas gagnée d'avance en l'absence d'un billet de train valide.

Je refermai la brochure quand les lumières se tamisèrent enfin. Je repris alors ma contemplation de l'extérieur. Comme un miracle, les nuages s'étaient dégagés, offrant une vue imprenable sur les étoiles. Je pris une grande inspiration et fixai ces constellations dont j'ignorai les noms en songeant à ce que j'allais trouver de l'autre côté du monde. Ma famille biologique m'attendait-elle encore ? Qui était-elle ? Avais-je des sœurs, des frères ?

Une seule façon de le savoir : rester dans ce train pendant treize jours. Coûte que coûte.


Texte publié par Elodye H. Fredwell, 29 avril 2024 à 12h08
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