« Nous vivons sur une île paisible d'ignorance au milieu de mers noires d'infinité, et il n'était pas destiné que nous voguions trop loin. »
– H .P. Lovecraft, « L’appel de Cthulhu »
Rhô naviguait à vue, perché sur la machine suspendue dans les airs. Les commandes étaient instinctives, mais sa vitesse mettait ses réflexes à rude épreuve.
Le défilé ininterrompu des arbres irréguliers compliquait ses manœuvres. Il bifurquait lorsqu’il n’avait pas d’autres choix, s’envolait parfois un peu trop lorsqu’il abordait une montée brutale du terrain, puis redescendait de l’autre côté.
Le bimoteur vrombissait sous la pluie, traçant dans l’herbe verte une trainée blanchâtre sous le ciel nocturne. Le digipad, ancré devant lui, lui permettait de naviguer dans la bonne direction sans trop réfléchir.
Au loin, les hurlements des prédateurs s’intensifiaient.
Même si la survivante n’avait sans doute pu atteindre la lisière de la forêt et se mettre à l’abri dans les arbres, elle devait se trouver à quelques centaines de mètres de là. Sa vitesse importante et la constance de ses mouvements lui donnaient une idée approximative de sa situation compte tenu du temps écoulé.
Il distingua au loin, au milieu des arbres, une créature à la fourrure épaisse balayée par le vent. La nuit était sombre, mais le faisceau de lumière qui éclairait devant lui ne laissait aucune place au doute. Il avait rattrapé la meute.
Rhô ne pouvait pas aller plus vite, il en demandait déjà beaucoup à la machine qui ne devait pas avoir servi depuis des siècles. Son moteur ronronnait comme un charme, mais toute technologie, si performante fût-elle, subissait invariablement les affres du temps.
Il parvint à une clairière à l’orée de la forêt, là ou les arbres immenses laissaient place aux au pré vallonné et balayé par les vents. Il dépassait des créatures qui se déplaçaient bien moins vite que lui.
La vision de la survivante cernée par les prédateurs lui noua l’estomac. Il avait l’impression que le temps s’arrêtait, se compressait. Le cercle des monstres fut brisé tandis qu’il arrivait à fond.
Les cheveux blancs et longs plaqués jusque sur sa nuque par la pluie abondante, la source de toute l’attention demeurait dans l’ombre, insaisissable. Il ne pouvait voir son visage que par intermittence lorsque le phare de son véhicule fendait les ténèbres.
Les grognements bestiaux se confondaient dans le vrombissement lourd du tonnerre.
Rhô tendit une main amicale à la proie. Sans trop réfléchir, il la guida derrière lui et remit les gaz pour fuir l’attroupement vorace. Les créatures les talonnaient, donnant tout pour les rattraper. Il n’y avait aucune marge d’erreur possible, aucune tolérance pour l’échec.
Le biplace vrombissait dans la vallée comme un thorien au galop pendant une course. Le moteur sembla vaciller, et son cœur manqua un battement. Il n’y avait plus de place pour l’hésitation : il allait devoir faire demi-tour.
La Tour était verrouillée comme chaque nuit et il ne connaissait aucun refuge de ce côté de la vallée. Il espérait néanmoins pouvoir aller suffisamment loin des créatures pour les contourner sans difficulté.
Traverser la meute avec le gibier qu’elle convoitait derrière lui ne pouvait que décupler leur force et la violence de leurs attaques. Au loin, Rhô distingua nettement la Tour à travers la pluie battante. Elle scintillait par endroit d’une lueur orangée, sans doute lorsque le champ de force compensait l’absence de pierres.
L’esplanade au-devant se trouvait en haut de la côte. C’était leur chance de faire demi-tour sans être assaillis de toute part.
« Accrochez-vous, ça risque d’être violent. »
Il ignorait si la femme, perchée derrière lui, comprenait ces mots, les bras enserrés autour de son ventre, ou même si elle pouvait l’entendre.
L’engin motorisé siffla en retombant lourdement sur la place, et une pièce de la carrosserie heurta une dalle de pierre dans une gerbe d’étincelles.
Il bloqua la direction, et le biplace se pencha pour compenser l’ajustement de la trajectoire et éviter que ses passagers se retrouvent éjectés dans la manœuvre.
Lorsqu’il poussa de nouveau la manette de l’accélérateur, le véhicule grinça légèrement et s’envola, les propulsant dans le vide, non loin du petit poste de garde où Rhô avait fait ses premières découvertes.
Cette fois il ne n’effleurèrent que l’épaisse couche d’herbe en contrebas, produisant un bruissement caractéristique, puis l’accélération reprit de plus belle.
Ils filaient à vive allure, mais Rhô scrutait au loin la présence des prédateurs qui les pourchassaient. Visiblement, la ruse avait fonctionné et ils atteignirent rapidement l’orée des bois.
Il dévia légèrement pour leur permettre de slalomer entre les troncs, éviter les racines affleurant du sol et contourner les quelques rocailles pernicieusement dissimulées par la végétation.
Rhô savait que, quel que soit le refuge qui les accueillerait, ils seraient traqués pendant encore quelques heures, jusqu’à ce que le jour fasse fuir le prédateur. La ville en ruine était probablement leur seule échappatoire.
Après quelques minutes à s’approcher du palais, il fit s’arrêter le bimoteur, attrapa la tablette, prit sa main et la conduisit vers une maisonnée aux allures de temple endormi.
Le sas d’entrée était encore présent et il n’y avait aucune autre sortie.
Pourchassés, ils s’efforcèrent de pousser la lourde porte en métal épais dans le carcan de l’ouverture. Il était quasiment impossible de l’ouvrir, car la construction n’offrait aucune prise de l’extérieur.
Quelques minutes plus tard, alors qu’ils reprenaient leur souffle en silence, ils entendirent les jappements des créatures au-dehors. Entre les clapotis de l’eau, les sifflements du vent et l’orage menaçant au loin, Rhô s’efforçait de garder à l’esprit qu’ils ne seraient tranquilles que si les lions avaient perdu leur piste. Leur véhicule laissé à l’extérieur ne leur donnerait aucune indication sur l’endroit où ils se trouvaient tandis que la pluie avait déjà dilué leur odeur.
Le digipad indiquait les mouvements des créatures sans émettre le moindre son. Pourtant il entendit distinctement la respiration profonde de la bête qui se trouvait devant le sas.
Rhô observa la réaction de la femme qu’il avait sauvée in extremis. Elle semblait terrorisée, à bout de force et de souffle.
Il alluma la lampe sur son torse et il vit qu’elle portait une tenue identique à la sienne.
Lui-même avait l’impression que son cœur allait exploser. Pourtant, il n’avait pas couru. C’était l’angoisse qui le tiraillait, nouant ses entrailles et faisant battre son cœur plus que nécessaire.
Il ferma les yeux pour se concentrer sur sa respiration et s’efforça de contrôler le débit d’air dans ses poumons. La relaxation faisait son œuvre quand il sentit une main glacée sur son bras.
Surpris, mais sans aucune peur, il ouvrit les yeux pour voir le visage contrit de la miraculée. Elle avait un air familier, mais ses traits, alourdis par un âge dont il ne mesurait pas l’étendue, demeuraient une énigme de plus dans cette folie.
La créature la plus proche s’éloigna enfin et il se risqua à tenter un premier contact en chuchotant.
« Elles vous ont blessé ? »
Elle ne répondit pas par la parole, mais effectua quelques gestes dont il saisit immédiatement le sens. Elle allait bien, malgré la peur.
« Vous pouvez parler, les murs sont épais, elles ne nous entendront pas. »
Pourtant, la femme aux cheveux d’un blanc immaculé poursuivit en langue des signes. Elle se trouvait dans l’impossibilité de parler, sa voix étouffée pour une raison qu’elle ignorait.
« Je suis Rhô, dit-il avec compassion.
— Je suis Écho », répondit-elle avec soulagement.
En un instant, Rhô étudia celle qu’il avait tirée d’un mauvais pas. Elle n’était pas beaucoup plus petite que lui, et son visage, doux malgré les années écoulées, laissait transparaître une énigme supplémentaire. Ses yeux ambrés reflétaient une lueur étrangement pétillante.
« Tu t’es éveillée dans la Tour n’est-ce pas ? »
Elle opina du chef sans rien ajouter.
« Tes souvenirs manquent, je suppose. Comme pour moi. »
Écho approuva à nouveau.
« Nous sommes en sécurité ici. Nous devrions nous reposer avant que le jour se lève. Nous pourrons discuter plus amplement demain. »
Elle prit un air résigné et ils commencèrent à explorer la demeure des géants. Comme celle qu’il avait visitée auparavant, il n’y avait plus grand-chose dans la demeure. Les meubles et les objets plus petits étaient retournés à la poussière depuis longtemps.
Dans un recoin, une petite plateforme surélevée semblait mener à un étage supérieur. Lorsqu’ils parvinrent au sommet des marches un peu trop grandes pour eux, ils découvrirent un endroit plus préservé que le reste de la maisonnée. L’air y était plus sec. L’endroit tout juste éclairé par leurs lampes thoraciques, Rhô invita Écho à s’asseoir et à se reposer.
Il n’avait pas sommeil ; les questions tempêtant sous son crâne en un flot ininterrompu. Le jeune homme fixa le haut de l’escalier à l’opposé d’eux dans la vaste pièce. Il n’y avait pas d’autre accès visible. Si un danger pouvait apparaître, il le ferait par cet endroit précis.
Le matin ne vint pas assez rapidement de son avis. Il avait passé la nuit à réfléchir. À retourner les questions dans l’ordre et dans le désordre, pour prioriser au maximum leur pertinence.
Écho n’était pas apparue de nulle part. Elle s’était probablement éveillée elle aussi dans la Tour dans le milieu de l’après-midi. Pourtant, il ne comprenait pas la raison qui l’avait poussée à quitter son enceinte sécurisée juste avant la tombée du jour.
Son expérience avait été de rester dans un endroit relativement sécurisé juste après son éveil. Bien sûr, le lendemain, il s’était empressé de se ruer à l’extérieur pour chercher de quoi manger et trouver des réponses. Le temps s’écoula et l’orage s’estompa lentement avant les premières lueurs du jour.
Lorsque Écho ouvrit les yeux, les créatures étaient déjà parties, chassées par la relative clarté du ciel.
Rhô lui tendit quelques baies.
« Elles sont comestibles et nourrissantes. Mange les une à la fois. »
Elle approuva, comme si, elle aussi, connaissait cette plante de façon instinctive. Lui aussi prit le temps manger et la lumière timide qui emplissait l’intérieur révélait l’endroit sous un nouveau jour.
« Je… balbutia-t-elle, la voix légèrement éraillée.
— Ne force pas. Le temps te guérira. »
Écho inspira profondément, attirant son attention, puis elle lui demanda depuis combien de temps il était éveillé.
« Quatre jours. »
Il l’observait comme si elle s’apprêtait à lui révéler quelque chose d’important.
« Je ne me suis pas éveillée dans la Tour, signa-t-elle.
— Il y a d’autres installations ?
— Non, répondit-elle. Mais ce que tu appelles la Tour est en train de disparaitre. La chambre où j’étais enfermée était éventrée. Le sas était bloqué par des pierres et je suis sortie juste avant l’apparition du champ de force. »
Rhô se souvint des pièces dont il avait vu les entrées détruites ou encombrées par des blocs de béton.
« Si je n’avais pas quitté cet endroit, je serais probablement morte : la plateforme supérieure s’effondrait et une partie de l’hypersarc avait été détruite. »
Rhô leva un sourcil interrogateur. Des bribes de souvenirs remontèrent, semblables à des sensations désagréables qu’il aurait préféré oublier, le laissant désorienté et pris de vertiges. Pourtant, la chambre dans laquelle il s’était lui-même éveillé était vide. Il n’y avait eu aucun sarcophage d’hypersommeil.
« Tu ne t’es pas éveillé à ce moment-là n’est-ce pas ?
— Non, je me trouvais sur le sol et il n’y avait rien autour de moi. Mais peut-être que ton réveil a été déclenché, car tu étais en danger. »
Écho réfléchit un long moment.
« C’était une mesure de sécurité ? »
Il approuva, plongé dans ses réflexions.
« Ça ne veut pas dire que je ne suis pas moi aussi sortie de l’un de ces hypersarc. Sais-tu pourquoi nous sommes ici ? »
Elle répondit par la négative.
« Nous devrions profiter de l’accalmie pour te ramener à la Tour. »
Écho se leva pour protester par des gestes précipités.
« Je ne veux pas retourner là-bas.
— Et je dois impérativement comprendre pourquoi je… pourquoi nous sommes là se corrigea-t-il.
— Laisse-moi venir avec toi. »
Elle n’implorait pas, elle demandait sans vraiment lui laisser le choix d’accepter ou non. Écho avait un tempérament différent du sien. Peut-être était-ce lié à leur différence d’âge apparente.
« Ce monde est dangereux.
— Et tu voudrais que je reste enfermée pendant que toi, tu cherches des réponses ? Pour quoi faire ? Attendre qu’un foutu morceau de cette tombe mette fin à tout ça ? »
Sa réflexion était pertinente. Il avait saisi qu’aucun choix ne s’offrait réellement à lui. Il allait devoir composer avec elle à présent.
« Je veux ces réponses tout autant que toi. » insista-t-elle en signes plus apaisés.
Il approuva silencieusement.
« Nous partons. »
Son ton avait été plus sec qu’il ne l’avait imaginé, mais il n’eut pas le cœur de se reprendre. Habitué à la solitude, à prendre des décisions – même si sa mémoire était aussi vide que celle d’un nouveau-né, il avait l’étrange sensation d’être fait pour l’isolement.
Après avoir déplacé la lourde porte circulaire de la demeure, ils se trouvèrent au-dehors sous une pluie plus légère que la veille.
Le biplace était resté immobile, mais les traces de pattes dans le sol meuble témoignaient des piétinements effectués par les créatures tout autour.
« Quel est cet endroit ? signa-t-elle en admirant les constructions alentour.
— Une cité des temps passés.
— Ces constructions ne sont pas humaines.
— Non. Viens, nous devons aller de ce côté. »
Il désignait le palais qui dominait le reste des édifices.
« Qu’est-ce qui s’y trouve ?
— Probablement des réponses à nos questions, si toutefois il nous est encore permis d’y entrer. »
Écho, étrangement surprise, s’installa sans plus de question derrière lui sur l’engin qui leur avait permis d’échapper aux prédateurs la nuit passée.
« Tu comprendras quand nous y serons. »
Et ils avancèrent lentement en direction du palais ; le vent se faisait plus léger et la pluie moins puissante à mesure qu’ils approchaient de leur destination. Ils dépassèrent l’amphithéâtre désert, et le moteur s’arrêta devant la lourde porte du bâtiment principal.
« Eiris ! » s’égosilla Rhô.
Rien ne se passa pendant quelques secondes, puis la pierre bougea lentement pour révéler un passage.
Contrairement à sa première visite, le palais était éveillé lorsque, passant par le porche et que la porte se referma lourdement derrière eux.
« Tu ne devrais pas être ici. »
L’hologramme se matérialisa devant eux, mais Écho fut surprise et déstabilisée.
« Elle est différente de toi. Son génome est différent.
— Nous sommes des individus…
— Non, elle n’est pas amantis. Elle est bien plus ancienne que tu ne le penses. »
Quelque chose bascula dans l’esprit de Rhô. Eiris avait probablement analysé la structure même de l’ADN d’Écho dès leur entrée dans le palais.
« De quoi parle-t-elle ? signa l’humaine.
— Eiris est une entité artificielle.
— Je suis la gardienne de cet endroit », précisa-t-elle.
Les statues illuminées révélèrent progressivement la nef menant à la salle du trône dont il avait été détourné par l’apparition d’Écho sur les radars.
« Elle était dans la Tour, elle aussi. »
Tandis qu’Eiris observait Écho avec attention, Rhô ressentit une légère pression dans sa tête. Un picotement suivi d’un point de pression, qu’il peinait à identifier, jusqu’à ce qu’il perçoive la voix de l’IA dans ses propres pensées.
« Je ne lui fais pas confiance. »
Le jeune homme bien que déstabilisé pensa instinctivement à la suite de leur conversation secrète. Eiris parlait à son esprit et elle pouvait entendre ses pensées.
« As-tu confiance en moi ? pensa-t-il.
— Tu es un héritier. Qui me dit qu’elle n’est pas une ennemie de la Grande Guerre ?
— De quelle guerre parles-tu ?
— La seule qui n’ait jamais compté, celle venue des étoiles. »
Rhô tenta de ne rien laisser paraître, mais son silence inquiétait Écho, qui l’observait avec une lueur d’inquiétude dans le regard.
« Si tu as confiance en moi…
— Être un héritier ne t’ouvre pas les portes de la lucidité ni du pragmatisme. L’observation de l’histoire, sur des millénaires, révèle que les comportements des mortels sont souvent prévisibles. »
Un silence pesant s’installa, puis Eiris reprit d’un ton plus grave :
« Pour comprendre l’importance de ma mission, je dois te révéler que le temps a dissimulé. Je dois te montrer ceux qui sont venus des étoiles et ont décimé ceux qui bâtirent cet endroit. Je dois te montrer la fin des Amantis. »
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