« La nuit éternelle de l'espace et du temps englobait tout ; mais ici, dans ce recoin du cosmos, il y avait des abominations que même la mort ne pouvait effacer. »
– H .P. Lovecraft, « La peur qui rôde »
L’écrin que représentait le théâtre pour le cadavre semblait être une mise en scène étrange et morbide que Rhô n’arrivait pas ôter de ses pensées.
« Cadavre » était d’ailleurs un bien grand mot pour cet ensemble d’os mal agencé qui trônait au centre de l’assemblée comme le spectacle d’un funeste destin. Il ne restait rien, pas un morceau de chair, pas une fibre, pas un cheveu.
Le survivant écarta la possibilité d’une mort paisible à la seconde où il avait aperçu les piétinements autour du corps. Il s’étonna même de la relative intégrité de la position, des bêtes féroces comme les créatures qu’il avait aperçues l’auraient probablement démembré comme tout prédateur sauvage. Du moins en était-il pour ce qu’il en connaissait.
Le comportement animal n’était pas soumis aux mêmes lois de la compassion qu’éprouvaient des espèces intelligentes pour la vie dans sa plus large définition.
L’individu reposait simplement au cœur de la place, comme dans un tombeau duquel il ne sortirait jamais.
Après s’être excusé en pensée de violer la sépulture encore fraiche de l’humain reposant à côté de lui, il s’empara délicatement de la sacoche de cuir et en tira un digipad en état de marche. L’écran projetait un hologramme de données qu’il n’avait encore jamais vu.
Un système de radar sans doute intégré dans la tablette recréait en direct la carte des lieux à proximité, son relief et la présence d’êtres vivants dans les environs.
Il ne pouvait rester plus longtemps dans cet endroit et devait impérativement visiter le bâtiment principal du village. Sans attendre, il rangea l'outil dans le sac et fit glisser la sangle au-dessus de son épaule, la disposant en travers de son torse.
Le palais se trouvait sur sa droite à présent, et, au travers des feuillages sombres et épais de la forêt de chênes, il pouvait distinguer par moment la flèche s’élevant sur la coupole vers le ciel lointain.
L’espace d’un instant, son esprit vagabonda dans l’hypothétique village d’alors, percevant l’agitation d’une foule se pressant dans les rues, des échoppes dont les habitants ressortaient les bras chargés.
Ce monde lointain et oublié ne figurait pas dans sa mémoire.
Rien de ce qui se trouvait dans la vallée n’y était d’ailleurs.
Ses connaissances étaient le fruit d’un héritage ou peut-être même d’une transmission préconçue, une gravure invisible dans les fibres de son esprit, inscrite bien avant son premier souffle. Les mathématiques, l’histoire, les sciences… tout était à sa portée, mais il n’en demeurait pas moins sans expérience personnelle et sans passé.
Il balaya un instant les idées qui entravaient le court naturel de ses pensées et reprit ses investigations mentales. L’endroit n’avait pas de passé, mais des signes se trouvaient çà et là, gravés dans le minéral des constructions. L’écriture était omniprésente, parfois effacée par le temps, parfois simplement incompréhensible.
Il n’était pas frustré par cette idée. Le mode de pensée était influencé par des courants philosophiques et une histoire dont il n’avait aucune connaissance. Seul son travail de réflexion et de déduction pouvait lui permettre d’avancer et de comprendre.
Le monde pourtant n'aurait jamais pour lui la considération qu'il ressentait pour les disparus. Il n’y avait pour Rhô aucune différence entre son sang et celui des autres êtres, bien qu'il n’eût jamais eu connaissance de sa propre histoire.
Un grésillement brusque émana du digipad, interrompant ses pensées. L’hologramme vacilla, projetant une série de points rouges sur la carte qu’il tenait. Ces points bougeaient lentement, mais inexorablement, dans sa direction. Rhô fronça les sourcils, les yeux rivés sur les formes mouvantes. Leur trajectoire semblait converger vers le village, une procession silencieuse et inquiétante qui s'étirait depuis les grottes à flanc de montagne.
Il n’eut pas le temps de réfléchir davantage. Un craquement résonna dans l’obscurité, quelque part derrière lui, suivi d’un froissement de feuilles. Rhô se raidit, le souffle coupé. Une silhouette indistincte se glissait parmi les ombres, invisible pour quiconque n’aurait pas appris à discerner les subtilités de ce paysage maudit. L’instinct de survie prit le dessus : il serra la sangle du sac contre lui, glissa le digipad dans une poche intérieure et s’élança vers le palais.
Le monde, dans lequel il évoluait, appartenait au passé. Tout ce qui avait un jour vécu ici de façon consciente s’en était allé depuis des siècles et seule subsistait la Tour.
Rhô ne comprenait pas l’intérêt d’une telle construction dans un endroit aussi peu hospitalier, aussi peu propice à la vie. S’agissait-il d’un test ? D’une expérience de grande envergure ? Ou bien n’était-il que le reliquat d’un peuple disparu ?
En atteignant le palais, il eut l’impression que le poids de son histoire l’écrasait. Le souffle du passé s’engouffra autour de lui comme une tempête dans le boyau minéral d’une caverne. Rhô posa une main glacée sur la paroi de pierre et ressenti un étrange picotement lui traverser tout le corps, comme si la structure se connectait à chaque cellule de son organisme.
Tout semblait nouveau, chaque expérience faisait appel à des idées ou des concepts qu’il devait assimiler et comprendre afin de savoir comment agir. Sa logique innée était exemplaire, au moins cela lui permettait-il d’apprendre plus vite que la plupart des autres êtres. S’il en avait été.
Les jappements s’étaient rapprochés de lui, mais une porte monumentale glissa depuis le sol vers le haut de la voute et condamna l’entrée qu’il venait d’emprunter dans un vacarme assourdissant qui se répercuta sur les parois du palais. L’obscurité domina de nouveau l’intérieur du refuge. Rhô n’avait aucune idée de la présence de ce système de sécurité ni même n’avait imaginé que quelque chose pouvait encore fonctionner dans un endroit aussi délabré. Le calme reprit possession des lieux.
Il alluma fébrilement la lampe accrochée à sa tunique, révélant un long couloir sombre. De part et d’autre, des statues majestueuses semblaient former une haie d’honneur à ceux qui empruntaient les coursives qu’il imagina jadis bondées.
Après avoir repris son souffle, il tira de nouveau le digipad de la sacoche. La carte était différente, plus détaillée et les points rouges allaient et venaient au dehors de la construction. Piétinant probablement à l’idée de pouvoir se jeter sur lui.
Rhô analysa avec une attention particulière l’architecture du palais. Il ne semblait pas pouvoir avoir accès à toute la carte des lieux.
Dans l’antre de pierre, il y avait quelque chose de funeste, une onde particulière se répandant jusqu’au cœur de ses os, comme une décharge.
Lorsqu’il fut sûr de lui, il avança dans la pénombre, faisant reculer les ténèbres devant lui. Les ombres des statues parfois brisées ou absentes jouaient sur les murs de macabres saynètes. Pourtant, il n’avait pas peur. Conforté par les récentes trouvailles.
La construction du palais était somme toute assez commune. La longue nef desservait des annexes et des pièces destinées à la garde. Au bout de la longue allée d’honneur se trouvait une salle du Trône, un endroit où devait siéger le monarque de ce monde en ruine.
Avant la chute.
Un signal apparut sur l’écran, bipant au rythme d’un cœur. Bien que le digipad ne fut pas un outil qu’il maitrisait totalement, Rhô avait compris qu’il devait s’agir d’une activité électrique à la différence de la signalétique employée pour localiser les créatures à l’extérieur ou sa propre signature thermique au centre de l’écran.
La salle du trône n’était plus très loin, mais elle pouvait renfermer une clé pour découvrir ce qu’il se passait réellement dans la vallée. Dans la tour.
Il poursuivit avec prudence de peur d’éveiller un trop grand intérêt pour sa position. Bien que protégé par la lourde porte, il ne pouvait s’empêcher d’imaginer qu’un endroit aussi grand et aussi ancien pouvait avoir subi des brèches dans sa structure au cours des siècles.
Un craquement survint en face de lui, puis un grésillement se répandit dans les murs, comme du verre fracturé par une force invisible. Lentement le palais semblait de nouveau prendre vie.
« Initialisation en cours. »
La voix féminine semblait provenir de toutes les directions. C’était la première fois qu’il entendait une autre voix que la sienne et pourtant elle lui parut si familière. Presque réconfortante.
« Tombeau Umbra Regis Prima activé. »
L’endroit devint presque vivant, illuminé par quelques sources instables et à la lumière douce. Les ombres laissèrent place à une immense salle réchauffée par la présence des statues présentées sous un nouveau jour. Une large projection holographique comblait les trous dans les murs et les morceaux manquants dans le marbre des sculptures.
C’est alors que Rhô aperçut la majestueuse porte menant à la salle du Trône. Sans même y prêter la moindre attention, il avait rangé le digipad dans la sacoche. La vie avait repris ses droits dans le mausolée.
« Umbra Regis Prima ? balbutia-t-il en avançant.
— L’ombre du Premier Roi est un sanctuaire.
— À qui ai-je l’honneur ?
— Je suis EIRIS, interface virtuelle programmée pour accueillir tout visiteur en ces lieux.
— Peux-tu me dire où je me trouve ?
— Le Palais de la Cité de Cassio, capitale de l’empire Amantis. »
Bien qu’il n’eût aucune connaissance de ce peuple ou de son histoire, les pièces prenaient peu à peu place dans son esprit. Sa position dans l’équation était toujours lointaine, mais au moins pouvait-il obtenir des informations certaines.
« Que sais-tu de la tour au sud ?
— Mes données ne s’étendent pas au-delà au de ces murs.
— Que s’est-il passé ici ? »
L’intelligence virtuelle émit un bref ronronnement, cherchant probablement la meilleure réponse à apporter à une si vaste question.
« Les Amantis ont disparu il y a trente mille sept cent cinquante-deux ans, après une guerre millénaire contre un ennemi qu’ils appelaient le Fléau. Pionniers dans l’art d’élever les espèces inférieures sur les plans technique et technologique, ils ont été contraints, après un long hiver nucléaire, de libérer la faune et la flore confinées à la surface de la planète.
— Pourquoi ont-ils disparu ?
— Une maladie incurable due à l’exposition au Fléau avait contraint les derniers représentants de leur espèce à admettre leur fin inéluctable. Des mutations anarchiques et destructrices ont conduit les derniers Amantis à s’endormir dans un sommeil millénaire dans l’attente d’une rémission de la planète.
— Alors cet endroit est un tombeau, non plus un palais…
— C’est partiellement exact.
— Définis partiellement ?
— Cet endroit était un palais autrefois qui est devenu le dernier bastion des Amantis. Bien que rien de tout cela ne soit en réalité un héritage, cet endroit est à la fois un mausolée, une sépulture et un témoignage de ceux qui furent jadis. »
La tonalité de la voix synthétique lui sembla plus humaine et empreinte de nostalgie aux derniers mots prononcés.
« Es-tu une IA neuronale ?
— Mon cœur est constitué d’une interface neuronale anamorphique évolutive. »
La réponse, bien que claire, laissait sous-entendre des concepts qui dépassaient Rhô. Il savait vaguement que, dans l’histoire galactique, les lois contre les intelligences artificielles générales avaient été durcies des siècles plus tôt par les Conciliens. Mais cette IA semblait contourner ces interdits, d’une manière ou d’une autre.
« Comment peux-tu avoir survécu pendant si longtemps ?
— Ma vocation est de répondre aux sollicitations des héritiers Amantis, quel que soit le degré de connexion.
— De quel degré de connexion parles-tu ?
— Vous avez 7% de correspondance génétique amantis d’après mes scans, ce qui explique que le palais vous ait reconnu et protégé. »
Rhô commença à paniquer.
« Comment cela est-il possible ? s’enquit-il, le cœur tambourinant dans sa poitrine.
— Cela dépasse mes bases de connaissances, mais le simple fait que nous échangions dans en amantéen suggère une forme d’apprentissage génétique », répondit l’IA d’un ton presque neutre.
Une appréhension étrange, presque viscérale, monta en lui. Il serra les poings, cherchant à formuler une question qu’il redoutait pourtant de poser.
« Combien d’autres… combien d’entre nous sont arrivés jusqu’à toi ? »
Un court silence précéda la réponse, comme si l’IA hésitait.
« Vous êtes le second individu. »
Il sentit son souffle se bloquer dans sa gorge.
« Bêta… murmura-t-il, les mâchoires crispées.
— C’était le nom qu’il portait, en effet, confirma la voix synthétique. Mais les créatures n’ont jamais cessé de le traquer. Bien qu’il ait eu accès au Palais, les systèmes de défense ne l’ont pas reconnu comme un héritier légitime. Sa correspondance génétique était insuffisante. »
Ses émotions étaient contradictoires. La froideur dans la voix d’Eiris démontrait qu’elle n’avait pour Beta pas la moindre compassion qu’il avait décelée lorsqu’elle évoquait les Amantis. Rhô était triste et en colère.
« Attention, protocole de quarantaine activé.
— Pourquoi ? Qu’est-ce qui a changé ?
— Incursion de technologie inconnue à quatre kilomètres au sud de la position. Protocole standard initialisé. Verrouillage dans deux minutes. »
Les pensées de Rhô s’entrechoquaient. Il avait tellement de questions à poser, tellement de réponses à obtenir…
« Identifie la menace.
— Sujet inconnu en déplacement rapide dans la vallée. Niveau de menace inconnue. Profil incomplet… »
Une image apparut devant lui et il reconnut instantanément les abords de la Tour. La créature bipède n’était retracée que par la signature thermique de son corps pendant décrivant des déplacements rapides. Une fuite ?
« Les prédateurs se trouvent dans la plaine ?
— Affirmatif, des carnassiers sont sur ses talons. »
Affecté par la nouvelle, Rhô saisit le digipad fébrilement et se retourna pour voir comment se comportaient les prédateurs au-dehors. Tous s’éloignaient : ils semblaient prendre en chasse le nouvel arrivant.
« Comment peux-tu être certaine que c’est un ennemi ?
— Mes protocoles prévoient qu’en l’absence d’analyse possible due à la faible portée de mes capteurs, tout individu au comportement erratique doit être prioritairement considéré comme une menace. »
Il perdit son sang-froid et rangea la tablette dans le sac.
« Est-ce que j’ai un moyen de pouvoir lui venir en aide ?
— Pourquoi risquer votre vie pour une cause perdue ?
— Donne-moi la possibilité de sauver ne serait-ce qu’une personne en ce monde et je le ferai. »
Une trappe s'ouvrit sur le flanc de la statue, dévoilant un engin bimoteur équipé d'un système de suspension gravitationnelle, qui se mit à léviter doucement au-dessus du sol. Le biplace n’était clairement pas un véhicule de première jeunesse, mais il y vit un moyen de rattraper les prédateurs.
Rhô n’avait aucune idée de l’origine ou de la nature de l’être qui se frayait un chemin dans les hautes herbes, courant aveuglément dans la gueule du loup. Pourtant, il avait l’intime conviction qu’il ne pouvait rester sans rien faire.
« Si vous décidez de quitter l’enceinte du Palais, je ne pourrai vous autoriser à entrer à nouveau dans un contexte qui mettrait en péril la sauvegarde de mes installations. Soyez assuré que j’en suis profondément peinée. »
Rhô n’avait plus envie de se poser mille questions. Quelque chose en son for intérieur le tenaillait et il ne pourrait que regretter de ne pas avoir bouger le moindre petit doigt pour sauver cette personne prise au dépourvu. S’il n’avait pas eu la chance de se trouver à l’intérieur de la Tour au moment de la tombée de la nuit, le jour de son éveil, lui se serait sans doute retrouvé piégé par les bêtes voraces qui parcouraient la plaine.
Il n’écoutait déjà plus les avertissements d’Eiris, trop préoccupé par le sort réservé au mystérieux individu qui courrait droit vers sa perte.
« Je suis désolé, ce peut être trop important. »
L’IA et les hologrammes projetés dans toute la galerie s’évanouirent aussitôt, laissant tout juste le temps à Rhô de s’engager dans la galerie, pied au plancher pour quitter la cité en abandonnant ses secrets.
« Puissions-nous nous revoir un jour » lui adressa Eiris avant de disparaître et d’ouvrir la gigantesque porte protégeant l’intérieur du palais.
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