Accroupie au bord de la rivière, une branche à la main, Maho était concentrée sur la surface. Le faible courant ne parvenait à éclaircir l’eau troublée par le manque de pluie, si bien que seule l’agitation de la vase en suspens laissait deviner les poissons. Pourtant, elle n’avait pas l’air de suivre leurs mouvements.
Soudain, un Magicarpe bondit hors de l’eau, aussitôt suivi d’une gueule garnie de crocs. La jeune fille se releva, mais grimaça en voyant les mâchoires se refermer dans le vide. Le saurien grogna en retombant… Mais sa queue puissante réussit à faucher sa proie. Le poisson fut projeté sur la rive où Maho l’attendait. Avant qu’il ait le temps de sauter, elle lui asséna un grand coup de bâton sur la tête. Le Magicarpe se figea, assommé. Seule sa bouche s’activait pour alimenter en vain ses branchies.
Maho se redressa en s’essuyant le front. Elle commençait à prendre le pli, et ça faisait quelques jours qu’elle n’avait laissé filer aucun Magicarpe. Elle se retourna en souriant.
« Bien joué, Mâchoire ! »
L’Aligatueur vagit en rampant hors de l’eau, son propre poisson dans la gueule.
Même si elle avait compris qu’il ne l’attaquerait pas, il avait fallu du temps à Maho pour accepter la présence du saurien. Elle l’avait d’abord gardé enfermé dans la capsule dès qu’elle avait compris comment faire. Mais, pour elle qui avait toujours voyagé en compagnie de son oncle, la solitude avait vite commencé à lui peser. Aussi, petit à petit, elle avait sorti l’alligator pour les repas. Puis pour se procurer de la nourriture. Pour dormir. Et, maintenant qu’elle avait trouvé une rivière, elle ne s’inquiétait même plus de le savoir en train d’y nager sans surveillance.
Cette cohabitation avait été facilitée par l’Aligatueur. Loin du monstre qu’elle s’était imaginé, il avait intégré sa routine. Il cherchait de la nourriture avant même qu’elle ne prenne conscience de sa faim, lui indiquait les endroits où se reposer quand il percevait sa fatigue, l’aidait à ramasser du bois. Sans même s’en rendre compte, elle avait fini par l’appeler Mâchoire et lui parler avec la même familiarité qu’avec le vieux Bélier.
Dès que Maho alluma un feu pour préparer son repas, le saurien vint s’allonger derrière elle. Il grogna doucement quand elle caressa ses écailles froides, observa patiemment tous ses gestes. Ce n’est qu’une fois qu’il la vit porter une bouchée à ses lèvres qu’il arracha la chair de son Magicarpe. Il l’engloutit en quelques secondes, et se leva pour en chercher un autre. La jeune fille avait elle-même fini quand il revint.
« T’en as mis du temps, dis donc. »
Un petit coup de queue accueillit son commentaire comme l’Aligatueur reprenait sa place.
Elle n’avait pas dit ça par moquerie. Il se faisait moins vif ces derniers temps. Jamais il n’aurait manqué un Magicarpe, par exemple. Et, pour une bête qui avait éteint bien des feux par peur au début, il se mettait maintenant si près des flammes qu’elles lui léchaient les écailles.
Maho frissonna en se frictionnant les bras. L’air se rafraichissait de plus en plus, et s’infiltrait dans les déchirures de son jinbei. Le matin, son souffle faisait même de la buée. Peut-être que Mâchoire aussi souffrait de l’hiver qui arrivait ?
« J’espère qu’on arrivera bientôt dans une ville… »
Ils n’avaient croisé que des villages en ruines ou désertés jusqu’à présent, où elle avait pu glaner de maigres affaires.
Le saurien poussa un vagissement étouffé. Ses yeux étaient déjà clos.
Un cri réveilla Maho. Elle cligna des yeux, confuse de voir la voûte étoilée. Un second cri fit se dresser le saurien sur ses deux pattes. Paniquée, elle jeta de la terre pour éteindre les braises du feu mourant, commença à ramasser ses affaires. Pourtant, elle sentit un petit coup de museau dans son dos.
« Dépêche-toi Mâchoire, souffla-t-elle. Y doivent pas nous voir ! »
Elle avait promis à son oncle de rester hors de danger. Même avec l’Aligatueur, elle refusait de se risquer à faire face à des bandits.
Mais Mâchoire insista en grognant.
« Mais qu’est-ce que t’as ? »
Il vagit devant son incompréhension. Retombant au sol, il rampa vers les fourrés.
« Qu… Mâchoire ! »
Il s’arrêta et tourna la tête. Pourquoi voulait-il s’enfoncer dans la forêt ? En pleine nuit et dans la direction des cris, en plus ! Piétinant un instant, elle finit par le suivre. Il avait intérêt à avoir une bonne raison d’agir ainsi.
En se rapprochant des cris, le sang de Maho se glaça peu à peu. Elle pria le Divin Ho-Oh de se tromper, mais quand elle observa à travers le buisson derrière lequel le saurien s’était arrêté, ses craintes se confirmèrent.
C’était bien un enfant qui hurlait. Et pour cause ! Il se débattait inutilement dans un cocon de soie, traîné par un Migalos plus gros que lui qui le ramenait à sa toile. Une autre masse blanche inerte s’y trouvait déjà.
La jeune fille ferma les yeux en se bouchant les oreilles. Non. Non non, elle ne pouvait pas s’impliquer. Elle devait rester éloignée des villages. Et puis, qu’est-ce qu’elle pouvait faire face à un Migalos pareil !
Elle allait rebrousser chemin… Quand elle se sentit observée. Malgré la pénombre, elle vit distinctement l’œil vermeil de Mâchoire qui la fixait. Elle rougit soudain de honte. Il avait fait exprès de la guider ici, probablement parce qu’il avait reconnu qu’un de ses semblables était en danger. Et voilà qu’elle voulait fuir, quand même une Donphan avait eu le cran de se dresser contre une menace pour sa harde ? Quand même son oncle avait tout sacrifié pour la sauver ?
Maho se frappa les joues.
« Mâchoire ! »
Il n’attendait que ça.
Le corps du saurien se détendit en un bond phénoménal. Il aurait déchiqueté l’araignée d’un coup si ce n’était pour ses réflexes. Sans rompre son fil, elle sauta sur le côté en évitant de peu les crocs acérés. Le Migalos se dressa sur ses pattes arrière, agitant celles de devant pour se grandir d’un air menaçant. Voyant que cela n’avait aucun effet sur la bête, il cracha des milliers d’aiguillons qui se fichèrent dans ses écailles. Mâchoire ne s’en soucia même pas, s’élança à nouveau sur son ennemi qui trouva refuge sur un tronc.
Soudain, le Migalos vit Maho s’approcher de sa proie enrubannée. Furieux, il jeta une balle de soie gluante dans la gueule du saurien pour l’occuper et fondit sur elle. Ses mandibules suitant de venin allaient s’enfoncer dans sa chair tendre… Quand un violent coup de queue le cloua au sol. Son abdomen éclata comme un fruit trop mûr. Un sifflement strident s’échappa de l’araignée jusqu’à ce que sa tête vole dans les airs.
Maho préféra ne pas savoir ce qui avait aspergé son dos pour se concentrer sur l’enfant.
« Je vais t’aider ! »
Mais son couteau peinait à déchirer la soie qui collait la mauvaise lame. Ses cris reprirent de plus belle.
« Attends ! Promis, tu risques rien ! Regarde. »
Elle tendit sa main dans laquelle Mâchoire vint poser son museau encore recouvert de fils blancs. Les yeux de l’enfant s’écarquillèrent. Même s’il était encore terrifié, ses pleurs étaient désormais silencieux.
« Je vais avoir besoin de lui pour te libérer. Fais-moi confiance, d’accord ? »
En reniflant, il hocha la tête. Sans lâcher la bête du regard, il couina quand ses griffes s’approchèrent de lui. Elles entamèrent la soie avec facilité, libérant son petit corps.
« M-merci, bredouilla-t-il en se relevant précautionneusement, surveillant toujours l’Aligatueur.
- Comment tu t’appelles ?
- Yûta.
- Moi c’est Maho, et lui Mâchoire. Qu’est-ce qu’y t’est arrivé ?
- Je… J’sais pas. J’dormais avec les autres, pis j’me suis réveillé et… »
Les larmes coulèrent sur ses joues. Sans réfléchir, elle le prit dans ses bras.
« Là, c’est fini. »
Alors qu’elle le consolait, elle se rendit soudain compte de ses paroles.
« Les… Autres ? »
Il acquiesça avec frénésie. Forcément, un gamin de cet âge ne pourrait jamais vivre seul !
Comme pour répondre à ses craintes, une voix s’éleva au loin.
« … Yûta…! »
Les yeux du petit garçon s’illuminèrent. Avant que Maho ait pu dire quoi que ce soit, il s’écria :
« Tôru ! Je suis là ! »
Une lueur dansa entre les arbres, se rapprochant. Oh non. Ils devaient partir avant que…
Mais l’enfant refusait de lui lâcher la main.
« É… Écoute Yûta, je dois m’en aller…
- Ben pourquoi ?
- Je… Euh… »
Une silhouette se détachait désormais, de la taille d’un adulte. D’autres la flanquaient.
« C’est compliqué, mais…
- Mais quoi ?
- Je peux pas rest-
- Yûta ! »
Trop tard.
La lanterne arriva à leur hauteur, et le garçon se précipita vers le groupe.
Un certain soulagement envahit la jeune fille. Ce n’était pas des adultes. Juste trois adolescents, même si le plus grand les dépassait tous d’une tête. Sans lâcher sa lance improvisée, il accueillit l’enfant.
« Tu n’as rien ?
- Maho m’a sauvé !
- Qui…? »
Comme ils levaient la tête pour l’observer, ils se figèrent. Le plus grand de la bande se mit aussitôt en garde au-devant de ses camarades, les traits crispés.
« C’est quoi ce monstre ?!
- A-attendez ! Mâchoire vous fera rien ! »
Maho s’interposa. Mais, à son grand étonnement, le saurien la dépassa d’un air nonchalant, dressé sur ses pattes.
« Arrière, sale monstre ! »
Il donna un coup de lance, que l’Aligatueur écarta d’une patte. Il continua de s’avancer vers les adolescents pétrifiés… Pour laisser tomber dans leurs bras le cocon blanc qu’il avait décroché de la toile.
« Espèce de…!
- Tôru, attends ! » s’écria un de ses camarades.
Ils réussirent à écarter des fils de leurs doigts, révélant le visage blême d’une petite fille.
« Kanna…? Bon sang, alors c’est là qu’elle avait disparu…! »
Le groupe était incrédule. Tôru dévisagea Maho d’yeux trop sévères pour être vrais. Il devait se forcer à paraître plus dur qu’il ne l’était vraiment.
« … Je sais pas comment t’as fait, mais… Merci.
- Oh c’est… Surtout Mâchoire qui a fait tout le boulot. »
Le jeune homme continuait de les regarder.
« Tôru, on doit ramener Kanna à Junko. Elle respire à peine ! »
Il se gratta l’arrière du crâne. Rah, y’avait trop de trucs qui arrivaient d’un coup !
« Ok, on rentre. Et toi aussi, tu viens avec ton monstre.
- … Hein ?
- Je t’ai dit de venir ! T’as sauvé Yûta et Kanna, ‘faut ben qu’on te remercie comme y faut. »
Maho hésita encore, jusqu’à ce que le saurien la pousse du museau. Bon… Elle avait pas le choix, alors.
L’aube se levait quand ils arrivèrent à une cabane maladroitement construite. Le rideau faisant office de porte s’écarta, révélant une jeune femme pas encore adulte.
« Vous l’avez retrouv- KANNA ! »
Elle se précipita pour examiner l’enfant.
« Elle est très faible…
- Un Migalos l’a choppée, expliqua un des adolescents. Yûta a failli connaître le même sort. »
Sans un regard pour Maho, elle prit la petite fille et courut à l’intérieur. Le reste du groupe la suivit.
Une douzaine d’enfants sortaient doucement de leur sommeil, réveillés par l’agitation. Des cris retentirent quand l’Aligatueur fit son entrée, mais ils se calmèrent en voyant cette jeune fille inconnue le caresser quand il se coucha à côté de l’âtre central. Ils préférèrent quand même s’asseoir à l’opposé derrière les quelques adolescents de la bande, leurs yeux curieux épiant cet étrange duo.
On lui servit un bol de gruau que Maho n’osa pas refuser. En dépit de la maigre bouillie, elle se délecta du riz qu’elle n’avait plus goûté depuis des semaines.
La jeune femme finit par sortir de la pièce du fond, pour s’asseoir devant elle. Malgré son kimono rapiécé, elle avait une élégance naturelle. Ses yeux s’attardèrent un instant sur Mâchoire avant de revenir sur leur invitée.
« Tôru m’a raconté. Je ne sais comment te remercier pour ce que tu as fait, dit-elle en s’inclinant.
- Oh bah… C’est normal.
- Je n’en suis pas si sûre. Par les temps qui courent, risquer sa vie pour un enfant n’est malheureusement pas la priorité des gens. »
Maho déglutit en baissant les yeux. Elle… Ne pouvait pas lui donner tort.
« C-comment va Kanna…?
- Le cataplasme que je lui ai appliqué devrait neutraliser le venin du Migalos. Si tout va bien, dans une semaine elle sera en pleine forme.
- Ah, tant mieux.
- Je ne me suis pas présentée. Je m’appelle Junko.
- Maho. Et lui, c’est Mâchoire.
- Mais que fais-tu dans le coin ? »
Elle hésita un instant. Devait-elle vraiment étaler sa vie à des inconnus ? Pourtant… La douceur du visage de Junko lui disait qu’elle pouvait se confier à elle. Aussi, elle raconta son histoire.
Si, au début, elle cherchait ses mots, sa langue se délia au fil de son récit. Peut-être parce qu’elle parlait enfin à des humains, sa méfiance s’envola, emportée par ce poids qui s’ôtait d’enfin pouvoir mettre des mots sur ce qui lui était arrivé. Ses lèvres tremblèrent en racontant l’attaque des bandits, ses doigts se crispèrent. Alors qu’elle essayait de retenir ses larmes, Junko l’enlaça.
« Je suis vraiment désolée. »
Sa voix sincère fit céder son barrage de larmes. Maho s’agrippa à son kimono, le corps secoué de sanglots qu’elle ne tentait plus de réfréner. La jeune femme la laissa pleurer tout son soûl, se contentant de lui caresser les cheveux d’un geste maternel.
Enfin, elle se redressa en reniflant.
« Désolée…
- Tu n’as pas à l’être. On a tous perdu quelqu’un ici, alors on comprend parfaitement ta douleur.
- A-ah bon…?
- Oui… On est tous des rescapés des villages alentour. On s’est un peu retrouvés par hasard, et puis on a décidé d’essayer de vivre ici. Il y a tout à construire, mais au moins nous sommes loin des routes et des bandits.
- Et pourtant, on a pas été foutus de se défendre contre un Migalos qui est venu se servir directement chez nous…
- Tôru ! »
L’adolescent rougit en croisant les bras.
« … Il n’a malheureusement pas tort… Aussi Maho… » Elle hésita. « J’aimerais te proposer de vivre avec nous.
- … Hein ?
- Pour une raison qui m’échappe, ce m- Mâchoire te suit et t’obéit. Si vous étiez là, on serait au moins protégés des Pokémon sauvages. »
Son visage s’assombrit.
« On a eu de la chance cette fois-ci, mais on a déjà perdu des nôtres. Tout ce qu’on veut, c’est vivre en paix.
- Je… Mais je suis censée rejoindre Mauve-la-Sacrée ou Port Griotte.
- Ben t’en es loin, lâcha Tôru. Là, t’es plus du côté de Bourg Geon. »
… Ah.
« Si je peux me permettre… Pourquoi souhaites-tu aller là-bas ?
- Mon oncle me l'a conseillé.
- Oh… Tu as donc des proches qui t’attendent ?
- … Non. J’ai plus personne. À part Mâchoire.
- Dans ce cas, pourquoi ne pas rester ? Les villes sont peut-être plus sûres que la campagne, mais avec la famine actuelle ça ne doit pas être facile d’y vivre. »
Maho se tut. Elle n’avait plus vraiment réfléchi à ça depuis la première apparition de Mâchoire dans la forêt. Elle avait toujours le cordon de pièces pour s’aider… Mais si tout le monde se ruait dans les villes comme elle le faisait, alors il ne devait plus y avoir de travail et les prix avaient dû exploser. L’offre et la demande, résonna la voix de son oncle dans sa tête.
Et puis… Ne lui avait-il pas aussi conseillé de trouver des gens de confiance ? Au moins, elle ne risquait pas grand-chose avec cette poignée d’ados et d’enfants.
Elle baissa la tête pour croiser l’œil vermeil de Mâchoire. C’est vrai. Qu’est-ce qu’elle ferait de lui, en ville ? Au moins, ici, ils seraient utiles.
« C’est d’accord. »
Ho-Oh est notre gloire, Lugia notre âme.
Ce n’est qu’en héritant de la fonction suprême que l’Empereur Akiharu comprit les paroles de son estimée grand-mère.
Comme la plupart des gens, il avait toujours préféré l’éclatant Soleil à la discrète Lune. Ses fêtes étaient plus belles et joyeuses, là où les rites de la Divine Lugia étaient austères et solennels. Il incarnait la Prospérité, et c’était bien souvent son nom qui était invoqué quand on souhaitait quelque chose. Sa popularité était aussi due au fait que, contrairement à la Lune, le Phénix d’Orcœur se manifestait souvent lors du Kin Matsuri. Quelle meilleure preuve qu’il se souciait du peuple !
Pourtant, maintenant qu’il portait l’Empire sur ses épaules, l’avis du jeune souverain avait changé. Alors qu’il était entouré nuit et jour de ses gens, il éprouvait une profonde solitude. Tous, même son épouse, le hissaient sur un piédestal en tant que dieu parmi les Hommes. Ils le vénéraient, mais ce faisant l’excluaient de leur vie. Le faste de son palais, le raffinement de ses habits ne pouvaient compenser ce vide qui croissait à chaque interaction. Il ne pouvait se confier, partager ses craintes ou ses doutes, car tous le pensaient investi de la sagesse divine et absolue. Jamais ne s’était-il senti aussi proche de la Dragonne d’Argentâme, isolée dans le ciel malgré les milliers d’étoiles.
Il ressassait ces pensées en montant les marches de la Tour Cuivrée, escorté de Dame Chise et sa Noctali. Le bois grinçait sous leurs pas, uniquement éclairés des anneaux de la renarde qui ouvrait la voie en se mouvant comme une ombre.
Une brise froide les accueillit au sommet. Là se dressait l’immense perchoir destiné à la Lune, minutieusement façonné d’argent et d’obsidienne. L’Empereur reprit son souffle en observant les rues illuminées de Rosalia en contrebas. Il devinait le tintement des clochettes suzu et les rumeurs des conversations qui accompagnaient les allées et venues du peuple venu chercher un petit lampion au temple de la pagode. Chacun viendrait le déposer sur la rivière à la fin du Gin Matsuri, afin que l’eau emporte jusqu’à l’incarnation du Changement leurs vœux pour l’année à venir.
Le jeune souverain plissa ses yeux vairons. Alors qu’ils n’étaient plus très loin du solstice d’hiver, les tuiles des chaumières restaient sombres. Seule une fine couche de givre les faisait luire sous la pleine lune. Or, à cette époque, la capitale devrait déjà être emmitouflée dans son manteau hivernal…
Pourquoi la succession du Seigneur Kiu prenait-elle autant de temps. Le Johto entier était assoiffé et affamé. Les missives des seigneurs locaux se succédaient, toutes dressant un tableau déplorable de la situation et implorant le Palais Impérial de leur venir en aide. La plupart des réserves pour la saison froide n’avaient même pas pu être constituées, faute de récoltes. Le Kanto au moins restait à peu près stable, mis à part les quelques échauffourées habituelles, mais ses propres ressources étaient affaiblies. Leur seul espoir résidait dans les négociations que Sire Iyou entretenait avec le lointain Hoenn, mais c’était un exercice des plus délicats. Ils avaient besoin des vivres que le royaume insulaire pouvait leur céder, mais ils ne pouvaient pas non plus dévoiler la vulnérabilité de l’Empire. Outre le risque qu’ils gonflent exprès leurs prix en les sachant désespérés, cela serait également la porte ouverte à une invasion… Ou tout simplement une invitation à motiver les clans les plus agités.
« Votre Altesse. »
Il se retourna vers la Grande Prêtresse des Astres. Celle-ci lui tendait le petit coffret qu’elle avait apporté. L’Empereur Akiharu l’ouvrit doucement, prit un instant pour contempler ce qu’il renfermait. L’Ocarina des Écumes. L’un des trésors les plus précieux et anciens de l’Empire, don de son aïeule la Divine Lugia à la toute première Impératrice. Avec toute la délicatesse du monde, il souleva la conque blanchie par les âges pour se placer face à l’autel. Un léger parfum d’iode chatouilla ses narines quand il porta l’instrument à ses lèvres.
Après une inspiration, il entama l’Hymne au Clair de Lune.
Les notes envahirent la nuit, s’étendant dans toute la capitale devenue silencieuse pour ce chant sacré. Le mikoshi de la Dragonne d’Argentâme quitta son temple, accompagné d’un cortège de sanctuaires portatifs construits par chacun des quartiers de la cité. La procession parcourrait les rues afin que tous les habitants puissent se recueillir auprès de la déesse.
La mélopée s’acheva dans une longue note tenue jusqu’à ce que le souffle manque au jeune souverain. Alors il abaissa le fragile ocarina, dont il caressa le nacre d’un doigt.
« Magnifique, Votre Altesse. Je suis sûre que la Divine Lugia a apprécié votre chant. »
Il préféra ne pas répondre en reposant le précieux objet. Il avait joué, certes, mais jamais il n’avait effectué de prestation aussi horripilante ! Son souffle tressaillant avait tant fait vibrer les notes que certaines n’avaient même pas été audibles, mangées par leurs voisines. Ses doigts trop crispés avaient parfois manqué un temps, au point que la mélodie s’était plus apparentée à un début d’averse irrégulière qu’à la fluidité d’un ruisseau printanier. Dame Chise lui avait souvent dit lors de ses cours que la musique reflétait l’état d’esprit de ceux qui la jouaient. Ah ! Eh bien, voilà qu’il avait offert un bien piètre portrait de sa personne au peuple et à son illustre ancêtre ! Il n’osait imaginer les rumeurs qui suivraient, déjà qu’il avait eu vent des doutes de la population quand le Divin Ho-Oh ne s’était pas manifesté lors du dernier Kin Matsuri.
Dame Chise refermait le coffret quand elle perçut un couinement.
« Abysse ? Que vous arrive-t-il ? »
La Noctali était tapie au sol. Ses anneaux étaient ternes, comme si elle s’obligeait à ne pas émettre la moindre lueur, ses longues oreilles aplaties contre son crâne. Un frisson irrépressible parcourait son poil d’encre.
Soudain, le vent se leva.
La bourrasque s’engouffra dans le sokutai du souverain, et pendant un instant il crut s’envoler. Des cris lui parvinrent d’en-bas, et pour cause : de gros nuages noirs voilèrent le ciel, effaçant la Lune et ses suivantes. Ils tournèrent sur eux-mêmes en un immense cocon orageux qui menaçait à tout instant d’éclater.
Il grossit.
Grossit.
Grossit…
Pour se déchirer sous des plumes d’argent.
La Grande Prêtresse des Astres se prosterna. Mais l’Empereur, lui, ne pouvait ôter ses yeux de la Dragonne d’Argentâme.
Il la vit descendre vers lui, sans que ses ailes immaculées ne brassent la moindre brise. Il la vit prendre place sur son perchoir, ses écailles resplendissant sous la lumière nocturne. Il la vit poser les yeux sur lui, dans toute la splendeur de son corps svelte.
Il ne savait que dire. Il ne savait que faire. Il avait l’impression de rêver, mais son œil gauche d’argent l’ancrait dans la réalité. Rien ne l’avait préparé à cela. Jamais, ô grand jamais avait-il espéré apercevoir une plume durant son règne, encore moins la Divine Lugia elle-même ! Comment, pourquoi ? Elle n’avait tout de même pas été charmée par son exécrable performance !
La déesse étira son cou vers son lointain descendant, qui retint sa respiration. Allait-il subir son courroux ? Il était incapable de lire l’aura divine qui l’enveloppait, mais serait-il étonnant qu’elle lui en veuille ?
Peur au jour, force demain. Par le bois, par le lien. Deux mondes deviennent un.
Sa voix s’était écoulée directement dans son esprit en un murmure d’écume. Le temps qu’il prenne conscience de ses paroles, la Lune déployait ses ailes pour disparaître dans la nuit.
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