Le pinceau glissait doucement sur le bois lisse, laissant ses poils souples recouvrir la surface d’une fine couche de vernis. Le mouvement se poursuivit, régulier, remontant progressivement la courbe parfaite de l’écorce façonnée en lui procurant dans son sillage un éclat nouveau. Arrivé au sommet, l’instrument quitta enfin l’épiderme laqué pour retrouver sa place sur le plan de travail, aux côtés d’un pot de terre cuite contenant le précieux enduit. Des doigts noueux soulevèrent alors l’objet à hauteur d’yeux fatigués par le poids des ans. L’une des pupilles sembla ignorer ce qui se présentait à elle, la faute à la tache laiteuse qui la confondait presque avec le reste de l’iris. L’autre, en revanche, scruta attentivement le bibelot, le tournant et retournant dans tous les sens à la recherche de la moindre imperfection.
Finalement, les phalanges habiles reposèrent la bille de bois sur le socle prévu pour l’empêcher de rouler. Elles s’essuyèrent en tremblant sur le linge noué autour du front de l’artisane, dont le fier sourire édenté la rajeunit de bien des années.
« Parfait…! »
Le claquement des zoris sur la pierre humide résonnait timidement dans la caverne, entrecoupé du chant piqué des gouttes qui tombaient en pluie éparse des stalactites du plafond. De rares espiègles atterrirent sur la femme distinguée qui se mouvait dans la pénombre éclairée de lourdes lanternes de pierre, roulant sur sa coiffure sophistiquée et la soie de son haori finement tissé, mais elles n’étaient pas assez pour la dissuader de poursuivre son avancée. Celle-ci avait tout de même mis sa main délicate au-dessus du paquet qu’elle portait, pensant certainement ainsi mieux protéger son contenu de cette averse facétieuse que le tissu l’enveloppant.
La noble dame marqua une pause en arrivant devant un grand torii, dont le rouge iconique s’était fait sérieusement grignoter par l’humidité. Ses doigts fins serrèrent le paquet. Elle inspira profondément, et franchit le portail sacré pour descendre à l’autel.
Les marches étaient peu nombreuses mais pas moins traîtres. Aussi fit-elle d’autant plus attention où elle posait les pieds pour éviter une chute malheureuse qui ferait définitivement échouer sa mission. Non pas que celle-ci avait déjà de bonnes chances d’aboutir.
Elle parvint heureusement sans encombre à la plateforme, découpée dans la berge du lac souterrain en un rectangle artificiel, une lanterne à chaque coin. Une eau calme parcourait les nombreuses rainures de la roche, donnant l’impression que le chemin menant à l’autel, au relief plus élevé, flottait miraculeusement. Ce fut à peine si une onde légère vint troubler la surface d’huile quand la femme distinguée s’avança. Elle s’arrêta enfin peu avant le centre, devant un piédestal lui arrivant à mi-cuisse. Elle y déposa son précieux paquet, avant de lever brièvement ses yeux maquillés.
De l’autre côté de l’autel était assis ce qui avait autrefois dû être un impressionnant Roigada. Assoupi, aussi épais que trois hommes, quelle vision cela avait dû être que de le voir debout, avec sa couronne bardée de cornes vous toisant de toute sa hauteur ! Mais de la fière créature, il ne restait désormais plus que l’ombre. Sa peau rose était flasque, et présentait moults taches blanches plus ou moins étendues. Sa collerette décolorée pendait mollement sur ses épaules. Des veines violacées sillonnaient ses tempes jusqu’au cou, dévoilant les décennies de venin distillé par sa coiffe consciente. Cette coquille royale était devenue bien trop lourde pour sa pauvre tête, qui ployait l’échine sans jamais, semblait-il, parvenir à se redresser. Le roi du puits aurait pu paraître éteint si ce n’était pour la respiration sifflante agitant dans une fragile régularité sa carcasse, ou pour la lueur ondoyante qui tentait désespérément de maintenir un peu d’éclat au joyau terni de la couronne.
Un pincement au cœur saisit la noble dame, bien qu’elle ne laissa rien paraître. Au contraire, réajustant les pans de son haori, elle s’agenouilla et s’inclina respectueusement, le front à quelques centimètres de la pierre humide.
« Seigneur Kiu, prononça-t-elle d’une voix claire mais douce. Je vous remercie de m’accueillir en votre domaine, et suis heureuse de vous voir en bonne santé. »
Pas un frémissement ne vint réfuter le mensonge de cette salutation cérémonielle. La femme distinguée ravala sa bile d’ainsi remuer le couteau dans la plaie, et poursuivit.
« Je suis venue vous apporter quelque maigre présent en gage d’amitié. »
Là-dessus, sans jamais lever les yeux vers son hôte, elle dénoua le tissu humidifié qui recouvrait son offrande, révélant la boîte en bois laqué qu’il contenait. Une légère odeur sucrée égaya l’air moite aussitôt qu’elle souleva le couvercle, émise par les fruits confits, pâtisseries et autres mets délicats reposant dans l’écrin. Pourtant, alors que l’effluve appétissante embaumait petit à petit toute la plateforme, aucune réaction n’anima le corps du vieux Roigada Sacré.
Mais la noble dame était patiente, et connaissait la lenteur de l’être vénérable. Elle attendit quelques minutes dans le silence chanté des gouttes avant de se redresser pour lui faire face.
« Seigneur Kiu, nous vous serions infiniment reconnaissants si vous acceptiez, cette année encore, de nous accorder votre bénédiction, à nous habitants de la surface. Vos Ramoloss n’attendent que votre bâillement sacré pour invoquer votre pluie bienfaitrice, qui abreuvera nos champs et produira bien des mets que nous serons ravis de partager avec vous. »
Sa fonction ne lui permettait pas de le supplier davantage, mais elle aurait volontiers accepté cette bassesse si elle y avait décelé une chance de faire réagir le roi du puits. Mais rien. Toujours rien.
Quand, juste au moment où elle s’apprêtait à se relever, elle perçut un léger tressaillement secouer la queue épaisse qui traînait dans l’eau. La noble dame se figea immédiatement, faisant brièvement fi de l’étiquette pour fixer attentivement le maître des lieux, espérant que ce n’était pas un simple mirage provoqué par la lumière vacillante des lanternes. Mais non. Après une bonne minute, son fol espoir se réalisa comme le vieux Roigada Sacré ouvrit une unique paupière. L’œil noir s’agita un peu, ébloui par la pénombre, avant de se poser sur la femme distinguée. Il la considéra ainsi, sans indice montrant qu’il la reconnaissait ou avait entendu, et encore moins compris, sa requête.
Ouvrir même un seul œil sembla cependant être un exercice éreintant pour l’être vénérable, qui laissa retomber sa paupière sans apporter plus de réponse. Son invitée s’affaissa en laissant échapper un soupir. Elle se releva lentement, s’inclina une dernière fois devant le roi du puits, et remonta les marches.
Dès qu’elle franchit le torii, une jeune prêtresse au hakama évoquant sobrement la pluie l’approcha.
« Dame Otoha, a-t-il…? »
Elle n’eut pas besoin de finir sa phrase, la mine grave de son seigneur étant des plus explicites.
« Je lui ai pourtant porté ses mets favoris, soupira Dame Otoha en serrant nerveusement un bord de son haori. Il me semble plus faible encore que lors de ma précédente visite.
- Je crains que ce ne soit le cas… Cela fait quelques semaines que je constate qu’il ne s’alimente presque pas, même avec nos offrandes matinales. J’ai même été contrainte de retirer votre offrande précédente au bout de deux jours car elle se mettait à pourrir. »
La femme distinguée serra plus fort encore son haori, mais dissimula son geste en se retournant. Elle se força à ne pas baisser les yeux sur le Roigada Sacré mourant en contrebas, préférant se concentrer sur le plus grand îlot du lac souterrain, discernable uniquement grâce aux lanternes le flanquant.
« Un héritier s’est-il manifesté ?
- Hélas non… Nous vérifions pourtant tous les jours. Mais aucun Ramoloss n’a à ce jour été attiré par la Roche Royale. Même ceux revenant de l’extérieur se contentent de rester dans le lac. »
Une goutte s’écrasa sur le nez poudré de Dame Otoha, qui prit cela comme un signe que sa présence en ce lieu révéré n’avait que trop duré. Aussi tourna-t-elle les talons dans un long soupir, escortée par la jeune prêtresse.
« N-ne perdez pas espoir, Dame Otoha ! Il reste encore quelques semaines avant le Kin Matsuri, la situation peut tout à fait évoluer d’ici votre audience avec Sa Majesté. Seigneur Kiu ne nous a-t-il pas gratifié de sa pluie bienfaitrice l’an passé ? »
La femme distinguée ne put s’empêcher d’esquisser un sourire chagriné devant son enthousiasme forcé. Alors qu’elle était aux premières loges pour assister à la lente et déchirante agonie de sa divinité, voilà que c’était elle qui tentait de la rassurer.
Elles remontèrent dans un silence grave les marches menant à l’entrée du puits, encadrée d’un torii sculpté à même la roche. Mais avant de le franchir et quitter ainsi le domaine du sacré, la noble dame s’adressa une dernière fois à son escorte.
« Je reviendrai vous visiter la semaine prochaine. Je tiens néanmoins à ce que vous m’informiez immédiatement de toute évolution. Mes gardes auront pour ordre de laisser passer tout messager de votre part, peu importe l’heure du jour ou de la nuit. »
La jeune prêtresse s’inclina docilement, et son seigneur rejoignit la surface.
Son retour dans le domaine des Hommes fut aussitôt célébré par la lumière du soleil d’après-midi, aveuglante après autant de temps passé sous terre. Bien que le printemps battait son plein, on devinait poindre l’été par le vent chaud agitant les arbres et herbes folles. Ce zéphyr précoce entama une danse légère avec ses atours humides qui lui collaient à la peau. Tant et si bien que, le temps qu’elle descende rejoindre son palanquin au bas de la colline, seuls ses genoux souffraient encore de la soie gorgée d’eau.
Dame Otoha se composa un visage stoïque quand elle retrouva ses gens, deux taurosiers et une poignée de guerriers à pied. Sans un mot, elle prit place dans le norimono décoré de feuilles de chêne si subtilement ciselées que l’on s’étonnerait de ne pas les voir s’agiter sous la brise. Ce n’est qu’une fois la porte fermée et la cabine mise en branle par les deux Tauros attelés qu’elle retomba le masque.
Un énième soupir s’échappa de ses lèvres. Elle porta deux doigts à sa tempe pour la masser.
Certes. La jeune prêtresse avait techniquement raison. Il lui restait du temps avant de devoir se présenter à la cour impériale afin de faire état des précipitations espérées pour l’année. Un miracle pouvait tout à fait se produire, que ce soit un regain de vie chez le vieux Roigada Sacré lui permettant de répondre à ses prières ou l’une de ses ouailles qui emprunterait sa voie pour devenir le nouveau Seigneur Kiu.
Mais elle devait être réaliste. Le nombre et intensité des averses n’avait cessé de diminuer ces dernières années, se manifestant de plus en plus tard dans la saison à mesure que l’âge dévorait l’être vénérable. Cette charge lui était devenue aussi lourde à porter que sa maudite couronne. Pas plus tard que l’an passé, le soleil avait brûlé bien des champs et pousses sauvages de Johto avant qu’un orage providentiel ne sauve le peu de récolte encore irréductible. Riz et autres denrées avaient vu leur prix augmenter à chaque mauvaise saison, et malheureusement cette année s’annonçait du même acabit. Si il pleuvait. Dame Otoha n’en était même plus sûre, et elle allait devoir trouver un moyen d’expliquer cette situation à l’Empereur.
Car il était du devoir du seigneur d’Écorcia d’assurer la relation avec le Roigada Sacré afin d’obtenir ses bénédictions. Sur ses épaules reposaient toute la production agricole de l’ouest de l’Empire de Tohjo, et il était attendu qu’elle fournisse des conditions météorologiques irréprochables des semis aux moissons. Or, cela faisait plusieurs années consécutives qu’elle faillissait de plus en plus nettement à son devoir.
La noble dame frémit en se remémorant les audiences et missives impériales de l’an passé. Les façons détournées de remettre en cause sa compétence en tant que chef du clan Hiwada. Ses explications, les mêmes depuis le début du déclin du Seigneur Kiu, sonnaient désormais comme des excuses et tournaient au comique de répétition. Mais cette fois risquait d’être celle de trop. La patience impériale avait ses limites, qu’elle avait bien failli dépasser la dernière fois. Si, d’ici le Kin Matsuri qui aurait lieu au solstice d’été, elle ne trouvait pas de quoi amadouer Sa Majesté, elle se ferait destituer. Au mieux, on lui ordonnerait de rejoindre les ordres ou elle se ferait exiler. Au pire…
La seigneur d’Écorcia déglutit, et desserra le col de son kimono qui, soudain, lui parut étouffant. Elle ouvrit la lucarne de la porte pour laisser entrer l’air extérieur, qu’elle brassa de son éventail pour se rafraîchir les idées. Non, elle ne pouvait pas partir déjà vaincue. Elle refusait de se voir punir pour quelque chose au-delà de son contrôle. Elle devait -non, elle trouverait un moyen de survivre à son audience fatidique.
Comme le palanquin avait regagné les rues de la ville, Dama Otoha observa distraitement les petites gens vivre leur vie.
Écorcia était la plus petite des cités fortifiées de l’ouest tohjien. Plus proche en taille d’Acajou ou Port Griotte que des fastueuses Port Doublon et Mauve-la-Sacrée, elle s’était néanmoins fait un nom grâce à son emplacement encerclé d’obstacles naturels. En effet, entre l’épais Bois aux Chênes et le massif abritant les Caves Jumelles et le Puits Ramoloss, peu d’armées étaient parvenues intactes jusqu’à ses murs depuis sa fondation. Mais cet avantage était à double tranchant : la ville était pour ainsi dire coincée, empêchée de s’étendre comme ses plus estimées voisines. Ajoutez à cela des trajets rendus difficiles tant par la distance que l’obscurité constante de la sylve, le relief des montagnes à l’est et les nombreux marécages minant l’autre côté du versant, et Écorcia paraissait bien isolée.
Pourtant, la ville avait une place réputée dans le commerce du Johto, voire du Kanto. Son charbon de bois chauffait les demeures de bien des aristocrates en hiver, mais c’était surtout ses ébénistes qui faisaient sa renommée. Leurs connaissances inégalables du bois qu’ils travaillaient de leurs mains habiles faisaient du moindre objet du quotidien une véritable œuvre d’art. Une rumeur, devenue légende avec le temps, était même connue de tout Écorcien comme quoi les appartements impériaux étaient garnis de meubles de leur fait. Cette fierté de ses artisans se manifestait jusque dans l’architecture de la ville : tout ce qui était de bois était décoré. Pas une poutre, pas une enseigne n’était épargnée, bien que les gravures étaient plus ou moins sophistiquées selon la prospérité des quartiers. La seule exception était le quartier des artisans eux-mêmes, au nord, qui n’avait d’autre rival que le château d’Écorcia dans l’étalage de leur savoir-faire.
Alors que la noble dame s’imprégnait du pouls de sa cité, une tache rosée accrocha ses yeux. Irrémédiablement attirée dessus, elle grimaça en reconnaissant son origine. Deux Ramoloss se prélassaient au soleil, dans une sieste à même le sol nullement gênée par l’activité humaine. Son visage se raidit. D’un coup lui revenaient tous les tracas qu’elle avait péniblement relégués dans un coin de son esprit.
D’un geste vif, Dame Otoha ferma la lucarne. Ne pouvait-elle donc pas avoir un peu de répit ? Tout sacrés qu’ils étaient, c’était au-delà de ses forces que de voir ces êtres benêts pour l’instant. Il était même étonnant qu’elle n’en eut pas aperçu plus tôt, mais l’étroitesse de la fenêtre pouvait expliquer cette étrangeté.
Enfin, les Tauros portant le palanquin s’immobilisèrent et l’on vint lui ouvrir la porte. Dès que sa silhouette s’extirpa du norimono, tous les serviteurs présents dans la cour du château d’Écorcia s’inclinèrent respectueusement pour saluer le retour de leur seigneur. Mais seul le plus proche, un homme affublé d’un kimono plus élaboré que ses pairs, prit la parole.
« Bon retour, Dame Otoha. J’espère que votre visite au Puits Ramoloss a été couronnée de succès. »
Elle réprima de justesse un rictus cynique.
« Moi de même, Ryûnosuke… »
Sans lui laisser le temps de répondre, elle se dirigea vers l’entrée de sa résidence. C’est avec joie que la femme distinguée déchaussa ses zoris pour retrouver le confort du plancher sous ses tabis. Accompagnée de son intendant, elle s’avança d’un pas assuré mais mesuré dans les couloirs de sa demeure.
« Ryûnosuke, tu informeras les gardes des portes du château qu’ils doivent impérativement laisser passer tout envoyé du Puits Ramoloss. Peu importe l’heure. Qu’ils l’escortent même jusqu’à moi, s’il le faut.
- Je n’y manquerai pas. »
Un inconfort la saisit à ses genoux fatigués de devoir supporter le tissu imbibé qui refusait de sécher. Elle tordit légèrement les lèvres. Si la fraîcheur de la caverne était agréable, son humidité constante était une toute autre histoire. Comme elle plaignait les prêtres obligés d’y vivre en permanence.
« Tout va bien, Dame Otoha ?
- Ce n’est rien. Je vais simplement me changer avant de traîter les affaires de l’après-midi.
- À ce propos… Maître Risaki s’est présentée au château tout à l’heure et…
- Quoi ?! »
La seigneur d’Écorcia se retourna d’un coup vers son serviteur. Son masque de marbre s’était brisé sous ses yeux écarquillés.
« Pourquoi ne me l’as-tu pas dit plus tôt ?!
- Vous ne m’en avez pas laissé le temps !
- Soit, balaya-t-elle de la main en reprenant la direction de ses appartements d’un pas pressé. Quand s’est-elle présentée ?
- Peu avant votre retour. Je l’ai installée dans le Pavillon d’Écorce.
- Va de suite la prévenir de mon arrivée ! »
Le panneau coulissant de sa chambre se referma presque au nez de son intendant. Aussitôt, trois servantes s’empressèrent de lui ôter son kimono et haori abîmés par l’humidité pour la parer d’étoffes propres. Leurs gestes précis s’affairaient aussi vite que possible, sentant bien l’impatience de la noble dame. Elles eurent à peine le temps de finir d’ajuster son obi qu’elle quitta ses appartements en refusant la veste que ses gens s’apprêtaient à lui enfiler.
Dame Otoha traversa les couloirs extérieurs de sa résidence avec toute la précipitation qu’une femme de son rang pouvait se permettre. Si bien que, lorsqu’elle atteignit enfin la petite villa isolée dans le jardin, dont les poutres évoquaient l’essence-même des arbres dont elles étaient issues, seule une goutte de sueur roula dans sa nuque. Reprenant une seconde son souffle, elle pénétra à l’intérieur.
A priori, la petite vieille qui était en train de ramollir un gâteau de riz entre ses gencives édentées, assise sur un coussin rembourré, n’avait rien d’exceptionnel. Mais pour un Écorcien, cette grand-mère au visage aussi ridé que la charpente rainurée dont le pavillon tirait son nom était un véritable trésor vivant.
Issue d’une vieille famille d’ébénistes, Maître Risaki était non seulement la doyenne des artisans, mais aussi de la cité entière. Son savoir-faire exceptionnel, toujours intact malgré les diverses infirmités qui la minaient désormais, n’avait d’égal que ses connaissances intarissables sur son art et l’histoire d’Écorcia. Il fallait dire qu’elle avait survécu à cinq chefs du clan Hiwada, et Dame Otoha n’était pas certaine d’être celle qui aurait l’honneur de l’enterrer. Peu importe l’endroit de la ville où elle se trouvait, elle avait toujours une anecdote à raconter dessus pour le plus grand plaisir des petits et grands qu’elle fascinait de ses récits.
Alors qu’elle s’apprêtait à franchir le shôji, trois éléments distincts attirèrent successivement le regard de la seigneur d’Écorcia.
La première fut la présence d’un garçon pas encore sorti de l’enfance, qui grignotait timidement une pâtisserie aux côtés de l’inestimable vieillarde en lançant des regards impressionnés sur les décors de la pièce et le jardin. Certainement un arrière-petit-fils, venu aider son aînée à marcher jusqu’au château -à moins qu’il ne l’ait portée, mais elle avait du mal à imaginer cette grand-mère bornée accepter.
La deuxième fut les biscuits et les tasses de thé vert servis sur la table basse. Malgré son absence, Ryûnosuke s’était assuré qu’ils bénéficient de toute l’hospitalité qu’elle était censée offrir en tant qu’hôtesse. Cela était d’autant plus important qu’elle les avait laissés attendre.
Enfin et surtout, Dame Otoha remarqua le baluchon au tissu grossier mais soigneusement plié qui se trouvait à côté de la canne de l’estimée artisane. Aussitôt, son cœur se risqua à un battement optimiste, qu’elle tut prestement. Allons, pas de faux espoir.
« Maître Risaki, quelle joie de vous revoir, » s’exclama la noble dame en s’installant sur les tatamis.
Le garçon manqua de s’étouffer avec son biscuit, et s’inclina face contre terre sans même prendre le temps de finir sa bouchée. Le salut de son aïeule fut bien moins prononcé, son dos l’empêchant de trop se pencher.
« M’dame Otoha.
- Je vous prie de pardonner mon retard. J’ignorais que vous me visiteriez ce jour.
- Cré ben non, qu’v'là t’y pô qu’tu vô t’excuser, s’écria la grand-mère dans un patois distordu par ses dents manquantes en se frappant la cuisse. C’est nous qu’étons v’nus sans même qu’t’y sôches quoi.
- Tout de même, vous n’aviez pas à vous déplacer. J’aurais été ravie de venir à vous.
- Pah ! Qu’pis quoi encore ? D’où qu’c’est l’seigneur qui vint chez nous ! Va t’y pô ben dans ta tête toi, eh. »
À côté d’elle, son arrière-petit-fils pâlissait à chaque syllabe prononcée.
« Grand-Ma, souffla-t-il en essayant d’être discret. C’pô comme ça qu’on parle au seigneur…
- Té, mais d’où qu’t’y veux m’apprendre comment qu’on y fait, eh ! s’indigna Maître Risaki en le fixant de son œil valide. Ton grand-père l’faisait encore dans son froc qu’j’y viendais d’jà lô. Et qu’t’arrêtes d’te tortiller comme un Môgicarpe qu’pu dans l’eau, oui ! »
Elle appuya ses mots d’une grande tape dans son dos qui le fit gémir de surprise. En face, Dame Otoha dissimula son rire derrière la manche de son kimono. Décidément, les conversations avec la vieillarde étaient toujours animées !
« Mais d’ailleurs, reprit-elle pour sauver le pauvre garçon. Pour quelle raison êtes-vous venue me voir ?
- Ah ben oui, té ! J’t’avons pô encore dit ! »
En voyant ses mains tremblantes se saisir du baluchon pour le ramener devant elle, la femme distinguée sentit un élan d’espoir l’envahir. Elle essaya de le contenir, mais il redoubla d’intensité en découvrant l’écrin que l’artisane lui poussa. Fébrile, ses doigts effleurèrent le coffret sans oser l’ouvrir. Le Phénix d’Orcœur avait-il entendu ses prières ? Lui avait-il envoyé exprès Maître Risaki, qui paraissait si fière de son ouvrage que même son œil aveugle brillait d’orgueil ? Après tout, si ses œuvres s’étaient raréfiées au fil des décennies, elles n’en étaient devenues que plus recherchées pour leur réalisme plus vrai que nature. Tenait-elle là la clé pour apaiser l’Empereur et repousser sa propre déchéance ?
« Ben alors, quoi qu’t’attends lô ? »
Elle souleva le couvercle.
… Et ses yeux plein d’espoir se voilèrent d’incompréhension teintée de détresse après quelques secondes de flottement. Tout ça pour… Ça…?
Non. Non, quelque chose devait lui échapper. Dame Otoha prit l’objet dans sa main, mais sa confusion ne faisait que grandir à mesure qu’elle essayait de l’étudier. De comprendre. Quelque chose. N’importe quoi.
Elle reposa finalement le mystérieux bibelot dans son écrin.
« Alors ? »
Elle n’osa pas croiser le regard usé, de crainte qu’elle ne découvre l’abattement qu’elle essayait de dissimuler.
« C’est… Joli…? »
Mauvaise réponse.
La grand-mère se leva d’un coup -du moins, aussi rapidement que ses articulations bruyantes lui permirent- pour brandir sa canne comme une arme en vociférant.
« Joli ? Joli ?! Mais qu’t’as d’la merde dans l’z’yeux ou quoi ! T’y crois qu’j’t’aurons dérangé comme çô, pour un bidule qu’même l’chieur d’mon gosse y p’rrait faire ?! J’avons fini l’truc qu’on bossons d’ssus d’puis l’pa d’mon ‘pa, et tout c’qu’toi qu’t’y trouves à dire, c’est qu’l’est joli ?! »
Dame Otoha était estomaquée. Elle était habituée au langage cru de la doyenne d’Écorcia, mais elle ne l’avait jamais vue fulminer ainsi. Pire, elle semblait avoir blessé directement son âme d’ébéniste. Ses joues rougirent de honte d’être une telle néophyte qu’elle avait osé l’insulter, même involontairement.
Heureusement, le descendant de Maître Risaki vint à sa rescousse.
« Dis pô ça, Grand-Ma ! T’as pô expliqué au seigneur quoi qu’c’est, c’normal qu’elle peut pô savoir ! »
Son intervention pleine de bon sens calma son aïeule, qui se rassit en grommelant des jurons d’un autre temps. Elle s’empara d’un gâteau de riz qu’elle écrasa furieusement sous ses chicots restants pour l’avaler avec le reste de son thé.
« Lô p’tit qu’y dit vrai. L’peux pô savoir. J’m’excusons. »
Elle s’inclina jusqu’à ce que son dos craque. Un instant, la seigneur d’Écorcia crut même qu’elle se l’était coincé.
Elle tendit le bras pour récupérer le coffret, et tout tremblement quitta ses phalanges quand elle tint son ouvrage. Un sourire malicieux affina ses rides.
« J’allons t’montrer quoi qu’c’t’engin y peut faire. »
Il régnait dans la capitale impériale une atmosphère étrange, que Dame Otoha percevait même à l’abri dans son palanquin. Alors qu’il s’était écoulé à peine plus d’une semaine depuis le Kin Matsuri et son départ d’Écorcia, il ne restait presque plus aucune trace festive dans les rues comme sur les visages. La cause lui était connue, rapportée par divers voyageurs que son cortège avait croisé sur la route menant à Rosalia.
Cette fois encore, le Divin Ho-Oh ne s’était pas manifesté lors du Festival d’Or. Pas une plume, pas une lueur irisée n’avait habillé le ciel de toute la célébration, voilant les esprits. À la place, de sombres rumeurs infectaient les conversations. Le Phénix d’Orcœur était malade, ou fâché contre eux. Leurs prières l’avaient offensé, ou les prêtres des Astres n’avaient pas préparé les bonnes offrandes. Et puis, était-on sûr que l’Hymne au Zénith lui avait été joué correctement ? Maintenant qu’on y repensait, il semblait bien que quelques fausses notes s’étaient glissées dans la prestation… Ah, c’était la faute de l’Empereur, alors ? Mais non enfin, comment un être divin comme lui pourrait faire des erreurs pareilles !
Au-delà des hypothèses plus ou moins farfelues, une réalité commune. L’année serait dure.
La seigneur d’Écorcia posa une main sur sa poitrine pour essayer de calmer son cœur angoissé. Elle s’était préparée à l’issue tragiquement calme du Kin Matsuri, qui alimenterait davantage l’ire impériale à son égard. Ce n’était pas une surprise. Plus un malheur annoncé par le déclin du Seigneur Kiu. Cela ne changeait rien.
Alors qu’elle ressassait pour la millième fois les mots qu’elle prononcerait aux oreilles de l’Empereur et sa cour, la voix d’une de ses dames de compagnie la tira de ses pensées.
« Dame Otoha, nous sommes arrivés. »
Elle sursauta imperceptiblement. Elle n’avait même pas remarqué l’arrêt de son norimono, ni même l’ouverture de la porte.
Une femme entre deux âges au visage sévère l’accueillit dès qu’elle quitta la cabine, s’inclinant dans un respect poli.
« Dame Hiwada Otoha, nous vous souhaitons la bienvenue au Palais Impérial. Nous espérons que votre voyage s’est déroulé sans encombre.
- Je vous remercie pour votre bienveillance. Sa Majesté a-t-elle été prévenue de mon arrivée ?
- Bien entendu. Un messager nous est parvenu dès votre franchissement des portes de la cité. Souhaitez-vous vous rafraîchir avant votre audience ?
- Volontiers. La route fut longue, et cette chaleur est étouffante. »
L’intendante acquiesça et fit volte-face pour l’inviter à la suivre. Ce faisant, elle manqua l’échange de regards entendus entre l’invitée de marque et sa dame de compagnie, qui alla s’affairer au niveau du palanquin en prenant soin d’éviter les curieux. La servante avait déjà rejoint sa maîtresse quand les taurosiers du palais s’approchèrent pour s’occuper des bêtes de somme. Et eux de se dévisager d’un air confus en constatant leur absence.
Comme à chacun de ses séjours, la seigneur d’Écorcia fut conduite au Palais Nacre, réservé aux invités. Ses affaires et ses aides l’attendaient déjà quand l’employée impériale ouvrit le shôji de ses appartements temporaires.
« Votre audience avec Sa Majesté aura lieu au Palais Écarlate, lui rappela l’intendante. Je vous y mènerai dès que vous serez disposée. »
Bien que sachant l’impatience avec laquelle elle était attendue, Dame Otoha prit le temps de se laver. Mieux valait faire attendre l’Empereur que de se présenter à lui dans un état exécrable. Et elle n’allait pas mentir : le contact de l’eau fraîche sur sa peau poisseuse de sueur estivale était un véritable délice.
Ses servantes s’appliquèrent avec soin sur sa personne. Elle opta pour un kimono à manches longues au brun évoquant le tronc d’un arbre jeune sur lequel dansaient des feuilles de chêne délicates aux verts divers, assorti d’un obi au rouge léger. Ses yeux furent maquillés d’un rouge similaire, bien que légèrement plus prononcé, alors que sa coiffure se vit agrémentée de peignes kanzashi reprenant l’emblème aux deux feuilles de chêne du clan Hiwada. Pour finir, la même dame de compagnie avec qui elle avait échangé un regard plus tôt accrocha une petite pochette de tissu discrète à son obi. La femme distinguée passa la main dessus pour en vérifier le contenu sans l’ouvrir. Tout cela lui semblait encore si irréel…
En tout et pour tout, plus d’une heure était passée quand, enfin, elle quitta ses appartements. L’intendante, prévenue par une de ses aides, l’attendait docilement dans le couloir. Dame Otoha remarqua le regard plissé qu’elle porta au petit coffret enveloppé entre ses mains. Mais elle se garda de tout commentaire, pour la guider jusqu’à la salle d’audience.
Le peu de sérénité qu’elle avait réussi à rassembler s’envola dès que ses pas firent piailler le plancher Natu du Palais Écarlate. Ce grincement volontaire des lattes avait normalement pour rôle d’empêcher tout intrus de se faufiler sans être repéré. Mais présentement, elle avait l’impression qu’elles se réjouissaient du sort qui l’attendait. Aussi, pour tenter de se calmer, la noble dame essaya de reconnaître lesquels des édifices ou meubles en bois qu’elle croisait portaient la patte des artisans de son fief. Un exercice auquel elle était surprenamment douée.
Enfin vint le moment fatidique.
L’intendante s’arrêta devant une pièce à l’entrée encadrée de deux gardes. Écartant les panneaux coulissants, l’employée impériale l’annonça d’une voix forte.
« Dame Hiwada Otoha, seigneur d’Écorcia. »
Elle inspira profondément. Puis, le visage impassible et les yeux baissés, elle pénétra dans l’antre de l’Empereur.
Malgré la chaleur écrasante de l’été, aucun des shôjis latéraux n’avait été ouvert pour laisser passer un peu d’air. L’audience se déroulerait en huis clos, à l’abri des oreilles indiscrètes et sous l’œil implacable du Phénix d’Orcœur et de la Dragonne d’Argentâme peints exquisément sur l’entièreté des panneaux coulissants, et ce même si cela signifiait alourdir encore l’atmosphère grave.
La cour impériale ne comportait que quatre membres, disposés de part et d’autres de la salle selon leur fonction. Sur sa gauche -autrement dit à la droite du souverain-, Guren Beniko, Épouse Impériale et Représentante de la volonté du peuple du Kanto, et Fusube Kisara, Générale de l’Armée Impériale. Les deux femmes offraient un contraste saisissant, entre la jeunesse prisonnière d’un lourd kimono à couches de la première et l’étoffe légère complétée d’un plastron d’armure de la seconde. Sur sa droite -soit la gauche du monarque-, se tenaient les conseillers des ordres religieux principaux de l’Empire de Tohjo. Iyou, le Grand Prêtre du Roseau, s’éventait frénétiquement, aidé d’un Chétiflor agitant un éventail faisant presque sa taille, sans parvenir à empêcher de grosses gouttes de sueur de rouler sur son crâne rasé. En revanche, Chise, la Grande Prêtresse des Astres, demeurait impassible. Les yeux aussi clos que ceux du Mentali et de la Noctali assis à ses côtés, son élégance avait un petit quelque chose de mystique dont on ne pouvait se détacher.
Et au centre de tout ce beau monde, installé sur une estrade rappelant qu’il était au-dessus des Hommes : Sa Majesté l’Empereur Akiharu. Un homme plus jeune que n’importe quel être de la pièce, la longue barbiche à son menton ne parvenait à vieillir ses traits encore malléables. Mais son regard d’or et d’argent, bien plus que son grandiose sokutai tissé des mêmes teintes, suffisait à garantir qu’il était bien le souverain de l’empire tohjien, descendant du Divin Ho-Oh et de la Divine Lugia.
Dame Otoha s’avança dans l’étau formé par la cour, s’arrêtant à quelques mètres de l’estrade. Elle s’agenouilla sur les tatamis et, une fois son paquet posé délicatement à ses côtés, s’inclina aussi bas que pour le Seigneur Kiu.
« Votre Altesse, je vous remercie de m’accueillir en votre domaine, et suis heureuse de vous voir en bonne santé.
- C’est nous qui vous remercions d’avoir répondu à notre invitation, Dame Hiwada Otoha. Nous apportez-vous quelconque nouvelle concernant les pluies de l’année à venir ? »
Elle se redressa sur ses genoux. Elle ne pouvait plus se soustraire aux yeux vairons impériaux, désormais.
« Malgré mes nombreuses visites, Seigneur Kiu n’a pas répondu à mes prières. Il s’affaiblit à vue d’œil, et il est attendu qu’il s’éteigne dans l’année. En conséquence de quoi, aucune pluie n’est à espérer de sa part. »
Cette annonce provoqua des réactions mesurées d’abattement. Sauf chez le Grand Prêtre du Roseau, que la chaleur rendait irritable.
« N’était-ce pas là déjà le même discours que vous nous aviez servi l’an passé ? dit-il d’un ton sec. Et l’année d’avant ?
- Il est vrai que mes propos sont tristement similaires, mais ils n’en sont pas moins empreints de vérité.
- Nous nous souvenons en effet que, déjà l’an passé, vous aviez averti notre personne de la santé déclinante du Seigneur Kiu, acquiesça l’Empereur Akiharu.
- Soit, soit… Mais tout de même, vous devriez déjà avoir un héritier prêt à prendre la relève ! Comment se fait-il que cela ne soit pas le cas ?
- Malheureusement, aucun Ramoloss n’a à ce jour… »
Les mouvements de poignet du prêtre s’accélérèrent.
« Vous vous répétez, Dame Hiwada Otoha. J’en viendrais presque à croire que vous ne prenez pas au sérieux cette situation ou vos devoirs envers Sa Majesté. »
Elle serra les dents. Voilà, il avait ouvert le bal.
« C’est tout bonnement inadmissible que vous soyez à ce point mal préparée pour assurer la succession du Seigneur Kiu. Jamais une telle situation n’arriverait à Mauve-la-Sacrée, alors que le clan Kikyô a à sa charge deux Pokémon Sacrés ! C’est vraiment…
- Je vous trouve bien intransigeant, Sire Iyou. »
Les regards se tournèrent vers la Grande Prêtresse des Astres.
« Je vous demande pardon ?
- Il est pourtant connu que la succession du Seigneur Kiu prenne du temps, du fait de la nature des Ramoloss.
- Certes, grommela l’homme au crâne rasé en accélérant son éventail. Mais nous pourrions les aider à faire avancer les choses…
- Oh ? » Dame Chise ouvrit légèrement les yeux pour fixer son homologue. « Et ainsi risquer un déluge qui nous mènerait au problème inverse ? Je suis surprise que, d’entre nous tous, ce soit vous qui avanciez cette idée. Surtout que vous êtes bien placé pour témoigner du déroulé de la succession du Seigneur Rekka, justement à la charge du clan Kikyô. Ou auriez-vous décidé d’occulter cet événement qui nous coûta feue la Princesse Impériale Masako ? »
Un silence glaçant remplaça soudain la chaleur estivale. Sire Iyou, rouge d’embarras, s’éventa si fort que la bourrasque fit tomber à la renverse son Chétiflor. La seigneur d’Écorcia sentit sa poitrine s’alléger de cette alliée inattendue, mais elle se garda de montrer la moindre émotion.
Finalement, l’Empereur rompit le malaise ambiant.
« Dame Chise, nous nous égarons.
- Veuillez m’excuser, Votre Altesse.
- Nous entendons vos explications, Dame Hiwada Otoha. Néanmoins, nous ne pouvons nous satisfaire de cela. S’il est vrai que vous ne pouvez plus assurer votre fonction, alors nous nous voyons dans l’obligation de vous la retirer. »
La noble dame baissa la tête, et jeta un triste regard au paquet qu’elle avait préparé. Elle n’aurait même pas eu l’occasion de lui montrer…
« Mais nous compatissons à votre peine d’assister aux derniers moments du Seigneur Kiu. Aussi, nous vous donnons un an pour qu’un héritier prenne sa place. Si, lors de votre prochaine audience, la situation n’a pas évolué, alors nous prendrons les mesures qui s’imposent vous concernant. »
Dame Otoha releva la tête, sans pouvoir dissimuler sa surprise. Elle s’inclina aussitôt, libérée brièvement de son angoisse.
« Merci Votre Altesse…!
- Votre Altesse ! protesta Sire Iyou.
- Ainsi en avons-nous décidé, conclut le jeune souverain d’une voix forte. Dame Hiwada Otoha, vous pouvez retourner dans vos appartements si vous n’avez rien d’autre à nous faire connaître.
- Si vous me permettez, Votre Altesse. »
Sautant sur l’occasion, la femme distinguée présenta enfin le paquet emballé à la cour. Des regards curieux la regardèrent ôter le tissu.
« Ceci est le résultat du travail acharné de trois générations des meilleurs ébénistes d’Écorcia. »
Elle ouvrit l’écrin… Pour dévoiler une balle en bois peinte pas plus grosse qu’une pomme, fendue en deux par un anneau de métal.
« Est-ce vraiment là tout le savoir-faire des fameux artisans d’Écorcia, ricana le Grand Prêtre du Roseau. Un temari en bois ? »
Elle ne pouvait le blâmer d’une telle réaction, étant donné la sienne à la découverte de la sphère.
« Il ne s’agit pas d’un jouet, mais d’un instrument assez particulier. Votre Altesse, me permettez-vous une démonstration à l’extérieur ? Cela sera plus simple pour vous faire comprendre. »
Visiblement intrigué, l’Empereur Akiharu hocha la tête. Aussitôt, la cour déménagea jusqu’à un jardin proche, pour le plus grand plaisir de Sire Iyou qui put enfin cesser de s’éventer.
Une fois son audience installée sur le plancher surélevé, la seigneur d’Écorcia s’avança sur l’herbe en plongeant la main dans la pochette accrochée à son obi. Elle en ressortit deux balles similaires à celle qu’elle avait présentée, bien que plus sobre dans leur décoration. Elle inspira profondément. Depuis la visite de Maître Risaki, elle s’était entraînée pour ce moment. Tout irait bien.
Elle se retourna pour faire face à son public, tendant sa paume vers le ciel.
« Apparaissez ! »
Un bruit d’explosion accompagna l’éclair qui jaillit des deux capsules, faisant frémir la cour impériale. Les rais de lumière tombèrent en cascade sur le sol, grossirent jusqu’à finalement éclater en fines particules. À la place, deux Tauros qui regardaient autour d’eux en se demandant bien comment ils étaient arrivés là.
L’audience était estomaquée.
« Qu… Quelle est cette sorcellerie ?! s’écria Sire Iyou.
- Ces objets, que Maître Risaki appelle des Poké Balls, sont capables de contenir des Pokémon même de grande taille. Mais ce n’est pas tout. Dame Fusube Kisara, auriez-vous l’amabilité de participer à ma démonstration ? »
D’un étonnement méfiant, la Générale se leva. Dès qu’elle fut en place dans le jardin, Dame Otoha s’écria :
« Chargez ! »
Les bœufs se ruèrent sur la guerrière, tête baissée en soulevant l’herbe soignée sous leurs puissants sabots. Effarée d’une telle hérésie, elle saisit immédiatement son sabre. Mais, alors qu’elle s’apprêtait à dégainer la plume d’Airmure…
« Cessez ! »
D’un même mouvement, les aurochs pilèrent pour s’arrêter net à deux mètres de leur cible sur le point de les lacérer.
« Revenez. »
Sans même une hésitation, les Tauros s’en retournèrent vers la noble dame, qui les gratifia d’une caresse sur le crâne avant de les faire réintégrer leur capsule.
« Ces Poké Balls agissent comme un lien entre un humain et un Pokémon. Ce dernier se retrouve alors à obéir aux ordres de son maître, bien qu’un entraînement soit nécessaire pour que la compréhension se fasse correctement.
- … Ils vous obéissent ? » répéta la Générale qui avait enfin lâché son arme.
Elle acquiesça.
« Mais… Comment…? Je veux dire, rien ne les empêche de se retourner contre vous.
- C’est également ce que je redoutais. Mais suite à des essais effectués à Écorcia, je puis vous affirmer que ces Tauros n’ont pas une fois été capables de me toucher sans mon aval. Même lancés à vive allure, comme à l’instant, ils s’arrêtaient ou se décalaient avant de pouvoir m’atteindre. Je ne puis vous donner les détails exacts de ce procédé, mais cela serait dû aux propriétés des Noigrumes utilisées dans leur confection.
- Avez-vous fait part de ce prodige à d’autres clans ? s’enquit l’Épouse Impériale.
- Non, Dame Beniko. À part vous aujourd’hui, seuls quelques-uns de mes gens et la créatrice de ces objets sont au courant. »
Constatant qu’aucune autre question ne s’ajoutait -ou certainement étaient-ils encore trop abasourdis pour cela-, l’Empereur Akiharu hocha la tête.
« Cela était effectivement une démonstration explicite. En cela, nous vous remercions. À présent, nous devons nous entretenir avec notre cour. Nous vous rappellerons à nous si cela est nécessaire, mais profitez du Palais Nacre en attendant. »
Dame Otoha s’inclina respectueusement.
« Merci, Votre Altesse. »
Elle se retira, parcourut sans accroc la distance la séparant à ses appartements. Mais dès que le shôji se referma derrière elle, ses jambes flanchèrent. Ses servantes paniquèrent devant son souffle bruyant, mais elle les rassura d’un geste.
Il lui fallut de longues minutes pour retrouver son calme. Mais c’était fait. Elle avait obtenu son répit.
De retour dans la salle d’audience, le souverain se tourna vers son épouse.
« Dame Beniko, nous aurons certainement besoin de l’assistance du Kanto cette année encore.
- J’entends, Votre Altesse, et j’enverrai un messager dès la fin de cette séance. Néanmoins, mit-elle en garde, des dernières missives m’étant parvenues, le Kanto souffre actuellement du réveil du Mont Cinabre, et le ciel est voilé de cendres en de nombreuses provinces. À ce titre, il ne pourra probablement pas apporter un soutien alimentaire aussi conséquent que l’an passé.
- Voilà qui est regrettable, » soupira-t-il.
Mais mieux valait cela que d’affamer l’Empire entier, ou de donner l’impression au Kanto qu’il était inférieur au Johto.
« Si je puis me permettre, Votre Altesse, rebondit Sire Iyou, vous avez été trop magnanime envers Dame Hiwada Otoha. J’entends que sa position est délicate, et qu’il vous est pénible de la punir. Mais il est important de sévir quand la situation l’exige, en particulier quand celle-ci se répète comme ainsi. Jamais Son Altesse Kurena n’aurait laissé traîner…
- Sire Iyou ! » l’interrompit sèchement l’Épouse Impériale.
Il se tut, ses joues rougissant presque autant que son crâne luisant. Mais alors qu’il baissait piteusement la tête, le visage de l’Empereur Akiharu demeurait de marbre. Ce n’était pas la première fois que ses gens le comparaient, volontairement ou non, à son estimée grand-mère, et il avait appris à ne rien laisser paraître du fardeau que cela constituait pour ses jeunes épaules.
Afin de se changer les idées, il saisit précautionneusement la balle de bois offerte. Elle était étonnamment légère.
« Qu’avez-vous donc pensé de la prestation de Dame Hiwada Otoha ?
- Une simple mise en scène, Votre Altesse, affirma le Grand Prêtre du Roseau en croisant les bras. A-t-on jamais entendu parler d’une chose aussi insensée.
- Nous avons pourtant tous été témoins de l’apparition et de la disparition des Tauros selon sa volonté, objecta Dame Chise.
- Il est vrai que je ne m’explique pas cela, concéda-t-il. Mais ces Tauros ont très certainement été entraînés à obéir à ces quelques ordres, comme certains saltimbanques avec leurs Pokémon.
- Non, c’est impossible. »
Les regards se tournèrent vers la Générale de l’Armée Impériale.
« En un sens, Sire Iyou, vous avez raison. Il s’agissait bien d’une mise en scène, mais pas pour les raisons que vous croyez. Je suis persuadée qu’elle a choisi expressément d’utiliser des Tauros pour sa démonstration.
- Qu'entendez-vous par-là ?
- Les Tauros mêlent la vitesse d’un Dodrio à la puissance d’un Rhinocorne. C’est pour cela qu’ils sont souvent appréciés des guerriers, en particulier pour le combat. Cependant, ils ont tendance à être agressifs et bornés quand ils sont trop stimulés, au point que même des cavaliers émérites peinent à les maîtriser. »
Elle serra le poing.
« Quand Dame Hiwada Otoha a envoyé ces Tauros sur moi, ils avaient réellement l’intention de m’empaler. Pourtant, par sa simple voix, elle les a stoppés dans leur lancée. Jamais, de toute ma carrière, je n’ai vu de Tauros se calmer ainsi, sans même avoir percuté quelque chose. Or, ce prodige s’est produit avec deux Tauros à la fois. »
L’Empereur fit rouler la sphère peinte entre ses doigts. Cette petite chose recelait donc un tel pouvoir ?
« Que nous conseillez-vous ?
- Si je puis parler en toute honnêteté, Votre Altesse, il est encore trop tôt pour connaître le potentiel et les limites de cet objet. Cependant, c’est justement pour cela que je souhaiterais expérimenter avec.
- Ne pensez-vous pas que nous avons des problèmes plus urgents à régler ?
- Justement, Dame Beniko. Il est presque certain que cette année sera sujet à la famine. Avec elle viendra le mécontentement du peuple et des provinces, qui risquent fortement de se soulever. Ne vaut-il pas mieux anticiper les troubles à venir, et étudier dès maintenant la manière dont ces… Poké Balls peuvent être utilisées ? Si grâce à elles, nous parvenons effectivement à rallier la puissance de Pokémon sous la bannière impériale, alors nous pourrons d’autant mieux assurer la sécurité de l’Empire. »
Le souverain hocha la tête, perplexe.
« C’est une perspective intéressante, il est vrai. Néanmoins, nous préférons demeurer prudents. Nous ne voulons créer une panique inutile parmi le peuple.
- Je suis d’accord, Votre Altesse. C’est pourquoi je souhaiterais constituer un régiment restreint au sein de l’Armée Impériale pour mener cette expérience. Quelques guerriers triés sur le volet, qui ne seront déployés qu’en dernier recours et selon votre volonté. »
L’Empereur Akiharu reposa la balle de bois dans son écrin, ferma ses yeux vairons. Il demeura immobile pendant plus d’une minute avant de rouvrir ses iris d’or et d’argent.
« Soit. Nous vous donnons l’autorisation de constituer ce régiment. Vous devrez cependant nous tenir régulièrement informé de ses avancées. Ainsi en avons-nous décidé. »
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