Vacuomo, le Fantôme du Louvre
Alors que je m’apprête à examiner de plus près cette chose, des éclats de voix jaillissent de derrière la porte. Précipitamment je sors de la pièce, négligeant tout prudence. Heureusement les voix sont encore lointaines et les ombres se découpent à peine. J’ai juste le temps de me précipiter dans le corridor et de faire glisser le panneau pour être de nouveau avalé par les Ténèbres. Au fond deux yeux de braise me scrutent en inquisiteur. De nouveau cette sensation de perdition me saisit, j’ai l’impression d’errer dans un labyrinthe qui ne dirait pas son nom. Mais bientôt je retrouve mes sens et mes impressions. Là je plonge mon regard dans la pièce. Elle est plongée dans l’obscurité, les volets sont fermés et l’appareillage a été remisé. Au centre de la pièce flotte une boule luminescente, pareil à une luciole géante. Seulement je ne peux plus la détailler, car plusieurs personnes me bouchent la vue. Je suis un peu surpris, car je ne compte plus que sept personnes toutes indubitablement humaines. Les ombres fantastiques, dont le cornu ventru, ont toutes disparu. Je reconnais aisément Marie Curie, un peu plus loin je crois deviner Irène Curie et Frédéric Joliot, le conservateur, les autres me sont complètement inconnues. Des bribes de conversation me parviennent, étouffées au travers du mur.
– Vé… orme…
– I… le… ec…
– Oui,… el…
– Pour… oit,… si…
– Il se… oie… ans… sions. Grâce au… de… er
– Cessons… ment,… ard
Le conciliabule a cessé là et la lumière falote s’est éteinte, tandis que les volets ont été ouverts. Hélas le jour était tombé dehors et ce sont seulement les rayons rougeoyants du soleil couchant qui sont entrés. Quelques minutes plus tard, le groupe s’est dispersé, laissant la pièce déserte à la merci de mon œil scrutateur. Sans un bruit je suis sorti de ma cachette. Étrangement tout m’a paru plus obscur, comme si le palais entier venait d’être plongé dans la nuit. Curieux, il ne s’était pas écoulé plus de deux heures depuis mon arrivée. De plus le développement d’une plaque photographique nécessité au moins trois heures. Or à peine avais-je quitté mon refuge, que déjà ils étaient revenus et la nuit s’en était venu. Cependant remisant à un autre temps et à un autre lieu ces pensées, je suis entré d’un pas ferme mais discret dans la mystérieuse pièce. À l’intérieur j’ai découvert le portrait derrière lequel je me dissimulais : un tableau représentant Louis XIII en costume d’apparat, le visage caché derrière un masque noir et blanc. En aucun cas ce n’était ce dieu grec entraperçu, dont le nom ne cessait de m’échapper. Et tout ce bestiaire fantastique, où a-t-il disparu ?
– Dois-je en conclure qu’ils ne sont visibles que par ces yeux, tes yeux ô masque impénétrable ? Ai-je songé en le contemplant.
Cependant une autre idée a commencé à germer dans mon esprit : n’aurais-je pas contemplé le passé ?
– Qui es-tu ? À qui appartiens-tu, Masque fantastique et énigmatique ?
Mais celui — ci se contenta de m’adresser une réponse muette à ma supplique. Je n’avais plus rien à faire ici. Alors je suis sorti, occupé à poursuivre ma promenade nocturne dans les galeries. Encore bouleversé, je n’ai guère fait attention à l’absence de foule dans les diverses salles que je traversais. Ce n’est qu’en arrivant dans la plus grande qu’enfin je réalise que le musée avait tout bonnement fermé ses portes, m’enfermant à l’intérieur par là même. Pour autant je n’ai guère de raisons de m’affoler et puis cette situation n’est finalement pas si désagréable que cela. Passer tout seul la nuit dans ce grand musée a toujours été un rêve enfantin et voici qu’il se réalise. Et ce quand bien même les lieux seraient hantés par ces masques fantastiques.
Délaissant cette aile dédiée à la Grèce antique et à ses céramiques, je m’en vais vers ces salles où les foules se pressent. Passage obligé, la grande galerie Napoléon, qui abrite l’une des plus magnifiques collections de marbres au monde. Mais alors que la nuit étire ses voiles vespéraux et que la lune joue à cache-cache, voici que le Louvre se retrouve plongé dans la plus pure des ombres. Dans ce cœur de Ténèbres percées de trop rares raies lunaires, je marche, seulement guidé de l’écho de mes pas, qui scintille dans la salle. Par endroit, il me semble être seul, à d’autres multiples. Il m’arrive d’entendre sourire, voire de rire, à moins que ce ne soit un soupir. En fait, j’ai la sensation que quelqu’un me veille ou me surveille. Seulement où que je marche, où que me porte mes pas, je n’entends, ni ne vois le moindre uniforme ou la moindre présence. Parfois, je crois surprendre une ombre mouvante, sans doute le vent qui fait valser une branche.
Enfin les Ténèbres cèdent de leur présence, car voici que j’arrive dans la grande galerie, où se jettent en tous sens les ombres des monuments. Au centre, élancée et pleine de grâce, telle une déesse saisir par l’instant, la Victoire de Samothrace. Un instant j’ai cru qu’elle déployait ses ailes et mon regard s’est détourné vers l’Apollon qui lui fait face. Je suis un peu surpris. Depuis quand prenait-il une pause aussi lascive ? Était-ce pour séduire Aphrodite qui se trouvait à sa droite, ou encore Héraclès dont le buste puissant se détachait difficilement des ombres. Poursuivant mon exploration de la pièce, je ne cesse d’aller de surprises en surprises. Dans les brumes blafardes de l’astre, toutes les statues ont pris des poses que je ne leur ai jamais connues. Mes souvenirs remontent à plusieurs dizaines d’années, ils se sont certainement estompés ou troublés. Enfin vous trouverez très certainement, comme moi, troublant ou étranges de voir les trois Grâces, une moue boudeuse aux lèvres, ou encore Méduse tout sourire. Sourire, il y a de quoi, tant j’ai l’impression que ces marbres se moquent de leurs contemplateurs.
Presque à regrets je quitte cette salle pour prendre la direction de l’allée des peintres, allant du Moyen Âge aux impressionnistes. Il est regrettable que nos contemporains n’aient pas droit de citer par ici. Hélas les milieux académiques des beaux — arts sont tout aussi frileux que l’académie des Sciences et Techniques. Cependant sur ce dernier point, sans doute devrais-je y apporter une nuance, car les conséquences d’un changement de paradigme peut avoir des retombés inattendues. Il serait parfois fort sage et avisé de ne point explorer certaines contrées, ou tout au moins s’abstenir de certaines de leurs potentiels applications. Le premier et funeste exemple pour illustrer mon propos sera la bombe éthérique de si sinistre mémoire, ainsi que l’a rapporté le général Beaujard dans ses mémoires. Comment aurait été l’histoire s’il n’avait découvert l’éther fluctuant ? Sans doute Napoléon n’aurait pas vaincu la coalition et l’Empire Français Européen ne serait-il que le fantasme de quelques impérialistes. Mais alors que je me perds en conjectures historiques et philosophiques, j’arrive à une croisée de chemins. À l’intérieur seule la lune trahit sa présence, aucun gardien, aucun malandrin, rien. Une tombe n’aurait pas été plus bavarde. Voilà qui m’étonne, depuis quand un musée est-il sans gardien.
Mais à peine ai-je formulé mes pensées, que je surprends les bruits d’un pas étouffé. Je me réfugie aussitôt dans ce qu’au premier abord, j’ai pris pour une niche. Mais alors que je pense m’appuyer sur un mur, celui-ci disparaît. Je m’étale aussitôt de tout mon long sur un sol dur et froid, aux arômes des plus spécieux. Remugle chaotique d’odeurs corporelles et sécrétoires, un véritable nectar, s’il en faut. Je me relève. Puis regardant attentivement autour de moi, j’aperçois un ensemble de mobilier en faïence pendu sur les murs, des cuvettes… d’aisance ? Un peu plus loin, c’est une avancée en bois d’où émerge de singulier col de cygne en bronze. Mais où me suis-je encore réfugié, dans une autre salle d’ombres ? Je m’approche très doucement de la chose pour mieux l’examiner. Je n’ai pas fait plus de quelques pas, qu’une irrépressible envie de rire me prend. Je suis tout simplement tombé dans l’une des salles d’aisance du palais du Louvre, et ce que j’ai pris pour des cols de cygnes ne sont autres que les robinets en bronze des lavabos, quant aux faïences béantes… des fontaines de Duchamp. Voilà qui explique aisément les terribles relents qui empuantissent les lieux.
Quelques minutes plus tard, je sors de la pièce, comme j’y suis entré, sans un bruit, ni chute. Derrière moi, les bruits de pas se sont éloignés et c’est à peine si je les entends encore. Je me lance alors à leur poursuite de peur de les perdre d’entente. Enfoncé dans le dédale obscur, je parcours des salles qui tienne plus du bal que de l’art pictural. Où que mon regard se porte, ce ne sont que des masques à perte de vue, tous semblables et tous si différents à la fois. J’admire des vierges du Moyen-Âge portant un enfant disproportionné. Puis ce sont des scènes de chasse ou des natures mortes, des allégories religieuses ou non. Au détour d’un corridor, je découvre l’un des chefs — d’œuvre du XVᵉ siècle, le triptyque « Les Jardins du Délice »de Jérôme Boch, qui aura très certainement inspiré les écrits de Dante Alighieri. Face à elle, je me sens minuscule, insignifiant, grain de sable perdu dans le Sahara. De plus la pénombre semble accroître sa puissance d’évocation, rejetant à l’arrière-plan le travail du peintre, donnant un nouveau relief à son incroyable bestiaire. Cependant je suis tiré de ma contemplation par un étrange échange. A pas feutrés je m’aventure dans le dédale à la recherche du mystérieux concile, dont les protagonistes restent désespérément invisibles. Au bout de quelques minutes, j’ai la désagréable impression de poursuivre des chimères, car quel que soit le chemin que j’emprunte, jamais je ne me rapproche de mes invisibles conspirateurs. Soudain, alors que je me trouve dans la galerie des primitifs flamands, je m’arrête net.
Tendant l’oreille, je remarque que la poursuite de l’échange en a fait tout autant. Je rebrousse alors chemin, tout comme les voix. Quel que soit la direction que je prenne, les voix en font autant. Ce sont tout simplement les tableaux qui s’échangent. Mais qui parlent, les tableaux ou les masques qui les coiffent ? Alors à défaut de les surprendre, je me prends à apprécier la teneur de leur conversation. Hélas, même en tendant l’oreille à l’extrême, le murmure est trop ténu pour que j’en saisisse la moindre bribe. Dépité, je poursuis malgré tout ma promenade nocturnes, admirant les toiles obombrées. Ainsi côtoie-je les flamboyants de la Renaissance italienne, les austères flamands, les coquins et libertins français, les fantastiques espagnols. Mais rien ne saurait égaler les émotions qui surgissent lorsque s’offre la Ronde de Nuit de Rembrandt. Une toile magnifique et énigmatique, où l’innocence devient paradoxe dans cet étrange jeux d’ombre, qui rejette les nobles dans la pénombre au profit d’une petite fille, dont le sourire met en valeur la lumière qui ruisselle sur son visage de jouvencelle. Puis j’entre les années sombres, celles des révolutions et des révoltes, où Napoléon et ses suivants ont maté avec férocité les velléités d’un peuple éclairé. Poursuivant mon périple labyrinthique, j’aborde la période impressionniste, où les peintres se sont joués des détails, pour jouer des nuances. D’un coup je réalise, l’échange ne me fuit plus. Que s’est-il passé ?
Intrigué, j’avance à pas de loup dans la galerie, jusqu’à un coude, d’où je peux apprécier le panorama de la cité picturale. J’aperçois alors, sous un coin de lune, entre deux ombres, un autoportrait aisément reconnaissable malgré son masque : l’autoportrait de Van Gogh après qu’il ce fut tranché l’oreille. Cette fois j’entends nettement les parole, d’autant que le portrait ne cesse de se plaindre qu’il n’entend rien :
Ô Voyageur égaré
De nouveau tu t’es aventuré
Dans les cités des ombres plongées
Dans la pénombre de l’Ombre majesté
N’oublie pas ton futur et retrouve ton passé
Mais prends garde, car en ces lieux la Reine obombre
Cependant tu possèdes un atout, il est caché dans ton imagination
Un jour tu l’as rencontré et libéré, il te confiera le pouvoir
Celui, non de vaincre, mais de détourner l’Ombre
Néanmoins méfie — toi et défies — toi des apparences
Car l’ombre est fourbe
Souviens — toi du Mat, ô Voyageur
Sortant de ma poche les Fragments du Livre du Voyageur, je note fébrilement la ritournelle. Elle s’agite dans mon esprit, fouillant dans les souvenirs les plus enfouis. Soudain jailli tel le diable de sa boîte l’image d’un œuf un peu étrange trouvé dans la boîte à dentifrice, le 20 avril 1923… l’Œuf de l’Imaginaire.
Quelle heure est-il ? Pourquoi s’ennuyer avec une question aussi inutile avec un soleil au radieux au-dehors. Levons-nous plutôt et allons profiter de la journée. Je suis toujours vêtue de mon inénarrable habit de nuit, dont les motifs se meuvent sans cesse, lorsque retentit l’appel. Je le regarde un instant : une cascade moussue est apparue. Elle plonge dans un lac de cristal, qui devient ensuite une rivière serpentant dans un bosquet de saules et de chênes. Je souris à l’idée du rêve qui m’aura plongé dans cette contrée, de ravissement à n’en point douter.
Un peu plus tard, alors que mon petit déjeuner se repose au fond de mon estomac, je m’apprête dans la salle de bain. Alors que je me saisis du pot contenant la poudre de dentifrice et que je l’ouvre… j’y découvre… un œuf. Oui un œuf, brun moucheté, ovoïde, un œuf tout ce qu’il y a de plus ordinaire, sauf, sauf qu’il est percé à sa base. Intrigué je jette un coup d’œil à l’intérieur, où j’y distingue une écriture fluette. Impossible de la déchiffrer, même avec une loupe. Je prends alors une longue inspiration et souffle dedans. L’œuf se met à grossir démesurément, avant d’exploser dans un tourbillon de plumes, qui se pressent alors sur le sol, où s’écrie :
– Façonne-moi !
Je ramasse alors les plumes une à une dans mes mains et lorsque je les ai enfin toutes ramassées, d’une caresse je leur insuffle une vie nouvelle, devenant Plume d’Écriture. Puis elle s’élève doucement et me fait signe de la suivre. Je lui fais alors remarquer que je suis encore dans le plus simple appareil. Mais la plume n’en a cure et ouvre brusquement la porte en grand. Qu’elle n’est ma surprise en découvrant le paysage qui s’étalait un peu plus tôt sur mes habits. J’entends le bruit d’une cascade aux éclats de cristal. Au loin j’aperçois une clairière vive et claire, où trône un vénérable chêne, de l’autre côté c’est un bosquet de saules et de chênes. Tendant la main, j’attrape la plume et prends la direction du lac. En chemin, je croise une végétation multicolore et luxuriante, aux accents de mon enfance lors de la chasse aux œufs de Pâques dans les bocages. Et je n’ai pas fait quelques pas que je tombe nez à nez avec un arbre à… œufs. Décidément l’Onirie sera toujours pleine de surprises.
– Penses-tu vraiment être en Onirie aujourd’hui ? s’exclame une voix qui rit aux éclats.
Je me retourne, rien, je lève les yeux, regarde autour de moi, toujours rien. Dépité je reporte mon regard sur l’arbre, où sont suspendus des œufs lumineux, brillants de mille feux. Ils sont là, oscillants, indolents, hypnotisants, de leurs lents mouvements, prisonniers du champ de pesanteur, l’esprit égaré du voyageur.
J’essaie de les compter, mais ils sont si innombrables que j’en perds vite le fil, en même temps que je me sens me perdre dans l’infini. Au fond de mon cœur, une porte vient de s’ouvrir d’où semble s’exhaler un souffle nouveau. Je me sens vivre, je me sens ivre, je me sens libre. Devant moi, les œufs se sont rassemblés, ils ne se balancent plus, ils se sont fondus en un œuf unique, couvert de motifs runiques. Tout d’un coup il explose dans une immense gerbe colorée, qui m’aveugle. Mais dès que ma vue revient, ils sont à nouveau là se balançant au gré des vents. Où donc est passé l’œuf géant ? Alors que je m’interroge, retentit de nouveau l’éclat de rire, plus prégnant et plus présent.
Dans ma main la plume s’agite tant, que je la libère et à tire-d’aile se place devant l’arbre. Tous se figent aussitôt, tels des musiciens devant leur chef. À peine ai-je formulé cette pensée, que la plume se met à danser follement et s’élève alors une musique, dont les harmoniques se mélangent à celles de mon cœur. Mais au milieu de cette symphonie, tintinnabule une clochette. Non un grain, un grain enfermé dans un cristal : Grain de folie, grain de riz, grain de rire, grain de l’ivraie, grain de poivre, grain de sable, grain de mystère ; la ritournelle jaillit dans mon esprit. Je jurerai pourtant ne jamais l’avoir entendu, mais mon cœur sait ce que mon esprit ignore. Cependant je n’en capte que des fragments épars et colorés, comme autant de carreaux d’une mosaïque démesurée. Sous mes yeux ébahis, les œufs, de nouveau, fusionnent pour devenir œuf géant, tandis que la plume m’invite encore une fois à la suivre. Je m’approche de l’ovoïde. Il trône à la place de l’arbre dont il a pris les teintes cuivrées et mordorées. J’en effleure alors délicatement la coquille du bout de mes doigts gourds. Elle est douce et tiède, comme ce souffle nouveau qui s’exhale hors de mon cœur. À mesure que j’en caresse la surface, je sens pulser une joie et une tristesse, au travers de la matière.
– Pourquoi ries-tu ? m’enquis-je auprès de l’œuf
– Parce que c’est dans ma nature.
– Pourquoi pleures-tu ?
– Parce que je suis… libre
– Mais alors, pourquoi ris-tu ?
– Parce que le rire est mon élan de vie. Et toi que fais-tu perdu dans la clairière de lac de cristal ?
– Je suis venu chercher la source.
– Navré, mais je ne sais ce qu’elle est. Mais je vais t’aider, car tu m’as écouté.
Aussitôt l’œuf se met à se ratatiner, jusqu’à pouvoir tenir dans le creux de ma main. Seulement j’ai peur de le blesser et puis je suis nu, alors où le ranger ? Ah non, je vous vois venir. Franchement vous croyez que c’est une idée que vous me sifflez là. Non, non, non ! Fermant les yeux, je glisse l’œuf dans ma main droite, tandis que de la gauche j’ouvre mon cœur avant de l’y glisser. Lorsque je les rouvre, je suis toujours dans la clairière, l’arbre a disparu, laissant se dévoiler le lac dans toute sa beauté. Dedans se reflète de mille paillettes, les éclats d’un soleil sans pareil. Autour ce ne sont que buissons et arbustes chantant au gré des sifflements des vents, comme autant de harpes vibrantes. Mais en y regardant de plus près, çà et là, entre les feuillages des reflets dorés et argentés d’œufs enluminés. Alors plongeant dans une joie enfantine, je me mets à les chasser et lorsque je ne les trouve pas, c’est la plume qui me guide. Et sans même m’en apercevoir, j’arrive sur le rivage, les bras débordants de mes trouvailles. Je les dispose alors sur le sol et remarque alors les runes qui y sont gravés ainsi que la mélodie de nuances qui s’y dessine. Rétablissant l’harmonie, je les range en un arc-en-ciel chatoyant, mais j’y note un bémol. Non pas une fausse note, mais une note manquante, une note de cœur, une note rougeoyante. Alors plongeant ma main dans mon sternum, j’en sors l’œuf rougis à blanc par mon feu intérieur. Délicatement, je le pose au milieu de ses semblables. Rien ne se passe, des notes aigrelettes tintent dans ma tête, comme autant de clochettes. Hypnotisé par cette mélodie, je le ramasse et d’un trait de plume, je fends le lac en deux. La ride de cristal se répand jusqu’à la cascade qui s’écarte, laissant apparaître une porte imaginaire. Je m’avance alors, tel un automate, répondant à l’appel de celui qui se cache derrière jusqu’à l’étrange portail noir, où je devine s’agiter une être qui ressemble au Mat.
– Qui es-tu ? m’interroge en surprenant cet étrange être plein de couleurs.
– Qui es-tu ? me répond-il en me dévisageant de ses yeux rieurs.
– Tu ne m’as pas répondu ! Mais soit, je suis un sculpteur, mais je l’ai perdu.
– Et moi je suis le mat ! Celui qui d’une pichenette répand le chaos perdu.
– Où sommes-nous ? Dis-je en regardant autour de moi le paysage chatoyant.
– Ne le devines-tu pas ? Nous sommes au centre de toute vie, dans un nœud de temps.
– Pourquoi donnes-tu à mes questions des oracles, qui sont autant d’interrogations ?
– Pourquoi ne le ferais-je pas ? Après tout je fais partie de la révélation.
– Je ne suis qu’un être éphémère et évanescent, qui ne peut en aucun cas être toi, toi le sculpteur.
– Et pourquoi dis-tu cela ? Tu es libre après tout de ta vie et de tes pensées, toi, toi le penseur.
– Non, car je suis prisonnier de ma propre liberté.
– Elle m’oblige à tourner le dos ceux que j’aime et que j’ai aimé.
– Je ne suis qu’un passeur, accompagnant celui qui d’un Voyageur est devenu un Sculpteur.
– Alors, fou, deviens la source de ma créativité, en échange je t’offre mon imaginaire où s’épanouira ta liberté
– Alors, sculpteur, j’en deviendrai le cœur. En échange répands les fruits de cet imaginaire et offres en les fleurs à l’être aimé.
– Hélas, il me faut une clé pour ouvrir ta prison.
– N’es-tu point sculpteur ? Cette plume, comme cet œuf que tu tiens dans les mains, n’appartienne pas à l’imaginaire, me souffle une voix.
Cette fois je les ai aperçus, une paire d’yeux verts et brillants, pétillants de rire. Alors prenant la plume, j’en aplanis et rassemble les barbules à son extrémité, en une forme biscornue. Ensuite, j’insère la pointe dans l’œuf qui deviendra le pommeau de ma clé. Une fois façonnée, celle-ci me brûle presque les doigts, mais ce n’est là que le fruit de mon imagination. La portant au centre du portail, elle s’y glisse sans malice et y disparaît, faisant alors voler en éclat le voile noir. S’échappe alors une brume aux couleurs de l’infini et de l’impossible, hurlant de joie et de tristesse. Ouvrant alors en grand mon poitrail, je lui déclame :
– Ô être de folie, épris de liberté. Tu t’es toi-même emprisonné. Viens dans ce cœur d’imaginaire, qui est le mien, devenant la source de ma création, ferment nouveau de futures relations.
Aussitôt la vapeur m’investit devenant à l’intérieur un Rêveur, tandis que de Voyageur je deviens Sculpteur. Ramassant alors l’œuf de l’Imaginaire, devenu Clé de l’Imaginaire, je referme mes côtes arrachées. De Voyageur, je suis devenu Sculpteur, Sculpteur de Rêves façonnant le réel pour le transmuter en imaginaire, qui n’aspire qu’à faire découvrir et partager, ces mondes, que sans cesse je découvre.
Les paroles du Mat me reviennent en mémoire, ainsi que mes pensées face à la Pierre aux Moines. Cependant je n’ai pas le temps d’approfondir, car j’entends des bruits de pas dans le couloir. Je n’ai que le temps de me jeter dans un recoin obscur, qu’une immense ombre apparaît. Pour le moment ce n’est qu’une tâche sur le sol, mais le bruit est si lointain, que l’homme à qui ils appartiennent ne peut être qu’un géant. Petite souris dans sa niche, j’entends le pas qui, lentement, se rapproche. Mais l’entends-je vraiment, ou est-ce le fruit de mon imagination, tant il me semble qu’il raisonne dans ma tête, alors que le musée est plongé dans une silencieuse obscurité.
Il se rapproche. Je le devine. Son ombre s’étire. Bientôt elle lèche le mur, dessinant la silhouette d’un homme de taille gigantesque. Dans sa main droite une lourde canne en ébène, sur son dos ondule une cape couleur nuit et sa tête est coiffée d’un tricorne. Son ombre se fige. Que fait-il ?
Il s’est arrêté devant une fenêtre. D’où je suis, je l’aperçois. Ombre géante qui se découpe dans la nuit. Son visage renvoie les reflets argentés de la lune. Hélas je ne distingue pas les traits de son visage, car ils sont dissimulés par les revers de son col. Mais comme s’il m’avait entendu, son col s’affaisse et me dévoile un visage d’albâtre. Mais… mais comment puis-je le voir s’il me tourne le dos ? Je n’ai pas le temps de réaliser que je reconnais le sinistre personnage. Cependant que ma bouche se remplit du goût du sang, je crois entendre des pleurs. Un instant je crains de n’être le jouet de quelques illusions, mais non, c’est bien lui qui pleure. Me risquant de quelques centimètres hors de ma cachette, je me risque un coup d’œil vers lui. Il a ôté son tricorne et son visage est tournée vers la lune gibbeuse. Bien que je n’entende que le chant de son chagrin, je devine les traits de son visage. C’est un masque en ivoire où perle des larmes de cristal depuis des yeux noirs. Mais ce ne sont pas des yeux, simplement des puits vides qui donnent sur les Ténèbres invisibles. Et son visage… son visage est une incarnation, celle de la Tristesse.
Oui la tristesse, mais une tristesse inhumaine, monstrueuse, vivante, incarnée dans ce masque. À terre, ses larmes tombent. Elles tintent, cristallines puis se brisent et disparaissent enfin. Mais voilà que se voile la lune et que ses pleurs cessent. Sa tête s’abaisse, tandis que retentit le bruit de menus cliquetis. Soudain j’entends quelque chose qui se fend et qui se brise, puis le silence. C’est le masque qui a chu, c’est le masque qui s’est tu. Je le vois qui se penche pour le ramasser. Sa tête légèrement tournée, il me dévoile son cœur ténébreux. Il s’agenouille devant ce qu’il reste du masque brisé, ses fragments éparts renvoient les rares rayons de lune, comme autant d’aiguilles argentées. Un à un, il ramasse les éclats dans ses mains gantées d’écarlate. Puis, penchant la tête en arrière, il les précipite dans son puits de Ténèbres, où elles disparaissent sans un cri d’orfraie. Et voilà que soudainement reprennent les cliquetis, tandis qu’il se relève et s’en va d’un pas nonchalant, glissant sur les marches centenaires. Sous son tricorne ses visages ont repris leur folle farandole entre incarnation et désincarnation. Aussi soudainement qu’ils ont repris leur course folle, le voilà qui s’arrête net. Se penchant en avant, il enfouit sa main dans son visage et en ressort un masque d’ivoire. Un masque couleur d’albâtre, dont je ne peux voir, d’où je suis, les contours. Poussé par la curiosité, je l’observe au cœur de son dédale.
Par la fenêtre il salue la nouvelle lune. Mais c’est une lune de sang pleine de haine et cruelle qui le salue et le couve de son regard. Solennellement, il ôte sa coiffe et se fend d’une profonde révérence envers l’astre lunaire. Puis il repart d’un pas feutré dans les ombres, accompagné de l’infernal son mécanique qui s’échappe de corps. Ses visages ont encore changé, c’est désormais une face rieuse et moqueuse, une bouille hilare où luisent des yeux de malice. Je le vois alors exécuter un entrechat, avant de s’enfuir vers une destination connue de lui seul. Je le poursuis le plus discrètement possible, traversant, sans le voir, de longs couloirs emplis d’obscurités, de vérités et de vanités. Bientôt nous arrivons dans une salle coiffée d’une verrière, conférant à la pièce des allures fantasmagoriques. Entre ombres et lumières, les œuvres se découvrent sous un tout autre jour, comme si la nuit leur offrait une nouvelle vie. La Joconde ne sourit plus, elle est devenue le Sourire. Et cet autre tableau où un jeune homme endormi contre un tertre devenu Sommeil, sur lequel veille des angelots, quel est son secret ? En fait, j’ai l’impression que toutes les œuvres nous présentent leur véritable nature, d une nature dissimulée et qui ne se découvre qu’a l’initié.
Dans un coin un gardien. Je suis si imprégné de la magie et de la poésie des œuvres, que j’en trouve sa présence presque incongrue. Mais visiblement je ne suis pas le seul à penser ainsi. En effet, s’avance vers lui l’homme au tricorne. Il arbore un air de conspirateur, de celui de l’enfant espiègle qui s’apprête à jouer un tour. Comment fait-il pour ne pas le voir ? Mais je n’ai pas besoin de me poser trop longtemps la question, car la réponse s’envole jusqu’à mes oreilles. L’homme ou la femme ronfle…
L’homme se penche alors sur lui comme pour l’examiner. Visiblement satisfait, il sort de sa cape un petit guéridon. Dévoré par la curiosité, je m’avance dans la pièce pour mieux profiter de son manège. Je le vois alors extraire de sa cape de multiples objets étincelants, qu’il brandit au-dessus de sa tête avant de les déposer soigneusement. Puis face au gardien endormi, il exécute une série de geste précis, jusqu’à ce que surgisse l’éclat métallique d’une lame tranchante. Terrifié, je me réfugie dans l’ombre hilare. Quand enfin il eut fini, je l’ai entendu rire. Téméraire je me suis avancé pour regarder. J’ai étouffé le rire qui me montait aux lèvres, car la casquette du gardien reposait désormais sur une masse de cheveux devenus crépus et abondants. Je me suis demandé s’il pourrait encore passé les portes. Son visage jusqu’au nez était désormais du plus bel ébène. Sa barbe, elle, était rasée, laissant place à une très fine et très, très longue moustache, comme en porte les ottomans. Seulement au lieu de la laisser retomber, elle était retroussée jusqu’au haut du front. Nul doute que cette moustache deviendrait célèbre. Parachevant son œuvre, il lui ôte son pantalon pour le remplacer par un pagne de fruits du plus bel effet. Puis d’un geste, il fait disparaître ses instruments et s’en va sur la pointe des pieds, ravi de sa farce. Je l’ai suivi un peu inquiet de la tournure des événements. Car que se passerait-il si d’autres sentiments, plus violents ceux-ci, prenaient vie dans ce corps vide. Perdu dans mes réflexions, je ne l’ai pas vu s’enfuir dans les corridors noirs. Et me voilà bien obligé de me lancer à la poursuite de ce spectre, dont les têtes volent en tout sens, arborant sourires ironiques ou sardoniques, grimaces cruelles ou sadique, ou encore regards de glace ou noirs. Je ne sais combien de temps dura son manège infernal. J’ai perdu la notion du temps noyé dans une peur effroyable. Une peur qui s’est insinuée jusque dans mes chairs. Comment quelqu’un peut-il avoir autant de haine, autant de colère, autant de détestation et de négation. Pourtant, je sais intimement que tous ces sentiments ne me sont pas destinées. Alors, malgré la peur, malgré la noirceur qui se dégage de son être, je l’ai suivi. Nous nous sommes arrêtés dans une salle immense, presque vide Au milieu, une toile que je ne reconnais pas. Lentement l’homme s’approche, il contient de plus en plus difficilement son ressentiment, tandis que de la toile se dégage une peine immense. Fasciné par la joute, je n’ai pas remarqué le cercle rougeoyant qui l’entoure. Lorsque je m’en rends compte, il est bien trop tard, ce sont d’immenses flammes qui l’assaillent comme autant de dragons.
Et je suis là, impuissant, à regarder le feu accomplir son œuvre destructrice. Devant elle, ricanant et jouissant du spectacle, cruel et impitoyable, l’homme au tricorne la couve du regard. Devant lui, elle se tord dans des flammes de désespérance, tandis que lui savoure sa vengeance. De ma cachette, je le vois étirer le supplice et le recommencer à l’infini, avec un plaisir qu’il ne dissimule plus. Cependant quelque chose au fond est entrain de se fissurer, de se briser. Mais cela n’a pas l’air de le surprendre. Au contraire même, je lis un soulagement sur ses traits de porcelaine, comme si son supplice allait enfin prendre fin, mêlé de la crainte que jamais sa malédiction ne s’arrête.
Je suis resté à le contempler. Maintenant le feu n’est plus, la clarté de la lune a pu enfin reprendre ses droits. Soudain un craquement a résonné dans la salle, sinistre et violent. Il est agenouillé. D’une main il ramasse les cendres éparses en un petit tas noir. Elles forment un monticule à peine plus gros que le poing d’un enfant. Lentement, il tend la main pour les recueillir, tandis que des larmes de recueillements roule sur ces joues de mort. Pourtant ce sont toujours la Colère et la Haine, aussi tranchantes qu’un diamant, qui sont toujours présentes. Et tandis que ses pleurs se font plus incisifs, des fêlures apparaissent dans ses visages. Ils se craquellent. Des morceaux se détachent, puis c’est une pluie fin et blanche, qu’un souffle disperse aux quatre vents. Alors les gémissements se changent en hurlements, à mesure que les masques s’effritent et dévoilent l’imposture.
Soudainement il se redresse donnant corps à toute sa démesure et arrache de sa figure ce qu’il reste de ses faux-semblants. La cendre s’envole et se mélange à la poussière blanche, qui déjà l’enveloppe et le déchiquette allégrement. Ses vêtements sont lacérés, écharpés par les vents violents. Mais ce n’est que le néant qui se dévoile, car sous la cape, il n’y a rien. Rien, sauf peut-être ce visage. Un visage torturé, rongé par la culpabilité, hanté par les regrets, déchiré par des souffrances qui sont devenus siennes.
Il a disparu, évanoui, ne laissant rien de lui.
Dans la pièce, le masque me regarde toujours, narquois. Voilà, j’ai retrouvé le masque de madame Obligay. Mais à qui appartient-il et comment lui faire réintégrer l’Onirie ?
Coup de théâtre retentissant dans le procès dit de la Sorbonne, suite au témoignage recueilli par les juges Beaulieu et Girardin. Ces derniers ont lancé un mandat de recherche à l’encontre de monsieur Issam Pierzi, soupçonné d’homicide volontaire. Il est en effet la dernière personne à avoir vu en vie monsieur Gabriel Delanne. Et n’oublions pas qu’ils ont été retrouvés ensemble grièvement blessé. Or ce dernier n’a pas été revu depuis le mois d’août, concomitamment à la disparition de son majordome antillais Avicennius. Nous ne pouvons qu’être encore une fois troublé par la coïncidence de ces faits. Monsieur Pierzi s’est-il enfui, aidé par son maître d’hôtel, pour échapper à la justice. Cependant nous nous garderons de conclure hâtivement à cette question, quand d’autres le font, tant qu’aucune preuve de sa culpabilité ne sera apporté.
26 septembre 1923
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