En cette nuit de pluie, où l’orage se déchaîne furieusement sur la ville noyant sous ses flots furieux les pâles reflets de la lune, je couche ces mots. Mes notes sont prises, mais le récit des mémoires de ce général hante mon esprit, et je ne trouverai le repos qu’une fois celle-ci couché dans un mien carnet. L’original, lui se doit d’être retenu en lieu sûr. Il retournera hanter mon vieux bonheur-du-jour. Aussi vais-je passer la nuit à recopier fidèlement ces mots terribles et sinistres.
Dix ans, nous sommes en 1823 et cela fait dix ans que la bombe éthérique a explosé, mettant à terre la grande coalition anglo-prussienne et signant, par la même, de son sceau maudit l’acte de naissance de l’Empire Français. Aujourd’hui notre glorieux empereur agonise, mais ses descendants dirigent, d’une main de fer dans un gant de velours, son héritage. Et moi, j’agonise… Chaque fois que je vois dans le miroir ce reflet qui est le mien, ce n’est ni le poids des ans, ni la marque des âges, que j’y vois. Non, non ! Rien de tout cela. J’aimerai tant parfois ne plus voir ses stigmates, mais alors je ne contemplerai plus ma pénitence. Mes traits parlent d’eux-mêmes. Les tavelures, qui parcheminent ma peau entre les papules disgracieuses, sont autant de mots pour sceller le pacte qui me lie au démon de l’éther. Mon corps est celui d’un vieillard et mon esprit celui d’un homme dans la fleur de l’âge. Bientôt je serai mort. Je suis en effet l’un des derniers morts-vivants du projet Persona. Nous ne sommes plus que trois, et tous, autant que nous sommes, sommes des morts en sursis. Et comme les chacals qui reniflent la mort, mes démons-gardiens se sont rapprochés. Je les ai encore aperçus ce matin, ils ne se dissimulent plus, ils me savent trop faible pour leur tenir tête. Ces mots en survivance sont le prix à payer pour le pacte que nous avons signé. Nous soupçonnons le rayonnement éthérique d’être à l’origine du mal qui nous ronge. À moins que ce ne soient ces cauchemars sortis tout droit de l’espace éthéré, qui ont surgi lors de l’explosion. Aujourd’hui je me demande encore si cette victoire peut reposer sur pareille abomination. Pourquoi écris-je ces lignes ? Comme je l’ai dit, bientôt j’aurai rejoint l’autre monde et je ne souhaite pas savoir la vérité passée au pilon de la réécriture de l’histoire.
1813, l’Empire s’étend de la pointe de l’isthme du Portugal, aux frontières de l’Oural. Mais le Royaume-Uni, allié à la Prusse, nous tient tête et rassemble, au sein d’une vaste coalition, tous les opposants à l’Empire. Napoléon est aux abois, il sait que certains des secrets technologiques ont été volés à la France. Ce ne sont pas les Léviathans d’acier, ni les piliers de feu, tout droit sortis des fonderies infernales de la Bavière ou du Lancashire, qui lui souffleront le contraire. Hélas, si ce n’était que cela. Non, Napoléon vit un cauchemar. Ses souvenirs sont encore hantés de ces navires, aux flancs d’acier, qui ont dévasté les côtes du Pas-de-Calais. Opportunément les grandes marées d’équinoxe et une tempête avaient dispersé et dévasté la flotte anglaise, mettant fin à ce rendez-vous avec l’Histoire. Heureusement pour l’Empire, ces navires étaient encore bien trop fragiles pour naviguer dans d’aussi mauvaises conditions, même si cela restait un avertissement pour le futur. Cependant, il reste à Napoléon un atout, l’Atout maître, celui qui renversera le cours de l’histoire, au cours d’une unique et terrible bataille. Une unique et inique bataille, symbole de puissance pour l’Empire Français, écrasant à jamais toutes les velléités adverses.
Revenons quelques dizaines d’années en arrière, dix ans avant la Grande Révolution, en 1779. Cette année-là, Antoine Lavoisier découvre fortuitement une substance qui démultiplie le pouvoir explosif de l’hydrogène. En faisant se décharger des condensateurs primitifs dans des chambres à vide, il isole un élément qui n’était ni un gaz, ni un liquide, ni un solide, mais tout cela à la fois. Tout en se consacrant au reste de ses travaux, il met au point une méthode d’isolation robuste de cette substance, qu’il baptise éther fluctuant. Cela lui permet, cinq ans après sa découverte, d’approfondir l’étude de ses propriétés. Hélas, la révolution de 1789 ralentit considérablement ses études. Néanmoins, quelques généraux et d’autres esprits éclairés saisissent le colossal potentiel des recherches de Lavoisier de l’éther fluctuant. C’est ainsi qu’au milieu des troubles de la Révolution, l’ensemble de ses travaux et inventions sont mis à l’abri. Malheureusement, ces hommes ne peuvent sauver Lavoisier, qui sera exécuté en mai 1794. Pendant ce temps, dans le plus grand secret, à l’abri du chaos politique, les travaux sur l’éther fluctuant se poursuivent, inquiétant plus que jamais les ennemis héréditaires de la France, que sont l’Angleterre et la Prusse. Dans ces pays, se sont exilées les élites royalistes, qui ont pu, à la faveur des troubles, dérober et emporter avec eux certains des secrets de l’éther fluctuant, précipitant et accélérant la révolution industrielle en marche. En Angleterre et en Prusse surgissent alors de terre des usines, plus gigantesques et plus dantesques les unes que les autres, monstres de terre et de fer, qui engloutissent chaque jour leur contingent d’ouvriers esclaves. En France, la course est également lancée. Dans les anciennes carrières de Saclay et de sa région, se construit la plus grande usine de purification d’éther fluctuant. Conjointement à l’édification de cette cathédrale de mort, notre grand pays se lance dans une surenchère mortelle et mortifère avec les autres puissances.
Quelque temps après sa prise de pouvoir, notre glorieux empereur vole déjà de victoire en victoires contre ses ennemis. Mais ce ne sont pas encore les armes éthériques, ni les géants d’acier qui font la différence, mais le génie tactique de l’homme et non la puissance brute de ces colosses. En effet les armées prussiennes et anglaises, grâce aux félons royalistes, n’ont pas tardé à aligner sur les champs de bataille, tourelles et autres tortues de fer, plutôt que des armes éthériques encore trop instables. Hélas pour eux, ces Léviathans étaient encore trop peu rapides, trop peu nombreux et trop peu puissants pour intégrer pleinement les combats. Néanmoins leur présence n’en faisait pas moins peser une redoutable menace pour notre tout jeune Empire. Et ce d’autant que les progrès se faisaient à une vitesse fulgurante, grâce aux descendants des huguenots, jadis chassés par Louis XIV. Se sachant menacé, Napoléon avait donc ordonné la mise au point, de ce qui allait s’avérer être la plus terrifiante machine inventée par l’humanité. Une arme qui balaierait toutes les oppositions à son régime et à sa puissance. En tant que chef d’état-major et physicien de formation, notre Empereur m’avait confié la direction du projet Persona. Nous avions, à l’époque, déjà connaissance de quelques-unes des potentialités de l’éther fluctuant : par exemple l’augmentation des rendements énergétiques des réactions chimiques. Nous avions également observé qu’en comprimant l’éther fluctuant en présence de corps simples, qu’il se dégageait une énergie incommensurable, totalement incompatible avec de simples réactions chimiques exothermiques, même amplifiées. Il y eu malheureusement de nombreux accidents, qu’aujourd’hui ma conscience se refuse à voir passés à la trappe de l’histoire. A la fin de ces notes, vous trouverez une liste de tous les noms de ces malheureux, avec la date de leur décès et leurs circonstances.
Nous sommes maintenant en 1812 et nous allons tester pour la première fois la bombe éthérique. Et il n’y aura pas d’autres essais. Non seulement le temps nous manquait, l’Empereur devait lancer son offensive au printemps 1813. Mais, de plus, nous n’avions suffisamment de matières premières que pour produire deux bombes. Nous avions installé la charge dans l’une des carrières abandonnées, qui abondent sous le plateau de Saclay et de sa région. Aurions-nous pu alors prévoir ce qui allait se produire ? Sans doute, mais l’Empereur nous pressait et mon équipe souhaitait ardemment voir les fruits de nos recherches éclore, quel qu’en fut le prix. Le 7 octobre 1812 la bombe Hamster Bleu était enfin prête. Elle fut transportée dans la carrière C27H358M, à environ un kilomètre de Villejuif et explosa à onze heures, trente-huit minutes et vingt-trois secondes, heure de Paris. Nous nous étions retirés en surface, à quelques centaines de mètres de là, dans un fort d’observation. À l’intérieur le temps semblait comme suspendu, tant l’excitation et l’angoisse nous étreignaient. Les techniciens vérifiaient une ultime fois les sismographes, tandis que j’avais les yeux rivés sur l’horloge murale, qui indiquait alors onze heures. A l’approche des trente-cinq minutes, les battements de cœur de chacun se ralentirent, puis se figèrent, comme scellés dans une pierre de temps. Tout d’abord, seuls les sismographes réagirent, puis une formidable déflagration nous balaya comme des fétus de paille. Elle fut suivie d’un grondement sourd, qui mourut d’une voix de plus en plus grave, comme si le seigneur lui-même venait nous adresser un avertissement. Cependant dans le fort, nous exultions de joie. Les données enregistrées par les sismomètres allaient au-delà de nos espérances… trop même. Sa puissance était tout simplement monstrueuse, Chronos dévorant ses enfants. Soudain l’un des techniciens hurla de terreur en voyant la terre s’ouvrir et engloutir Villejuif. Nous nous précipitâmes alors aux lucarnes et nous vîmes sous nos yeux effarés, la colline s’effondrer, avalée par un gouffre béant, suivie du plateau, puis des maisons et de leurs habitants terrorisés, que nous apercevions aux jumelles. Tous s’abîmaient dans les abysses avides. Cela sembla durer une éternité. Le bruit sourd des roches, qui roulent et qui déboulent, bourdonna longtemps à nos oreilles, bien qu’il ait cessé plusieurs minutes plus tôt. Nous nous refusions à savoir combien de personnes avaient péri et nous jurâmes de garder le silence, nous liant par un pacte qui allait maudire nos âmes. La propagande impériale eut alors beau jeu d’étouffer le scandale et la catastrophe fut mise sur le compte d’accident minier. Mais celle-ci précipita le cours de la guerre, tout en scellant définitivement le sort de l’Empire Français.
Malgré les manœuvres entreprises par la censure pour étouffer au maximum les raisons de l’explosion, les états-majors prussiens et anglais eurent bien sûr vent de sa véritable nature. Mesurant l’ampleur de la menace, ils décidèrent de précipiter les événements en attaquant l’Empire dès les premiers mois de l’hiver, et ce malgré les risques que cela comportait. Entre-temps notre grandissime Empereur nous avait ordonné la mise au point, pour le mois de décembre, d’une nouvelle bombe éthérique, de plus grande puissance encore, tandis que son armée se massait non loin de la frontière belge. Machiavéliquement, il avait proposé un marché à tous ses opposants jetés en prison ou en fuite : échanger une amnistie contre un enrôlement dans l’armée, pour défendre non l’Empire, mais le Peuple Français. C’est ainsi que des milliers d’hommes s’enrôlèrent dans un corps spécial de l’infanterie impériale, corps noyauté par des agents impériaux. Ceux-ci suggérèrent, à tous ces révolutionnaires en puissance, d’attendre l’offensive finale pour déserter et se ranger aux côtés de l’ennemi. Notre magnanime Empereur savait que les coalisés n’oseraient pas attaquer, du moins pas avant un certain dégel, et il profita de ce répit pour leur tendre un piège.
À la fin du mois de décembre 1812, mon équipe achevait par le menu la mise au point d’un nouvel engin de mort. Une fois achevé, il fut très discrètement acheminé jusque sur la frontière belge et dissimulé dans une mine en hibernation ; le temps de réunir l’équipe qui allait le transporter au travers de la lande désolée du plat pays.
Nous étions cinq, cinq paysans du nord de la France, transportant un convoi de paille, dans lequel était dissimulé la machine la plus destructrice jamais mise au point de main d’Homme. Dans la nuit du neuf au dix janvier 1813, l’hiver étendit son emprise sur toute l’Europe, gelant les fleurs comme les cœurs. Nous progressions depuis environ une dizaine de jours dans la morne plaine wallonne quand, sous la lumière glacée de la nuit, nous arrivâmes enfin au terme de notre voyage. Devant nous s’étalaient de vastes fanges boueuses et marécageuses, parsemées çà et là de bocages lunaires, et de tourbières tout aussi inquiétantes. Formes fantomatiques et fantastiques se découpaient au-travers des ombres enneigées et figées. Nous nous approchâmes d’un épais taillis, où nous établîmes notre campement. En cette nuit, le silence était total, à peine troublé par le froufroutement de l’envol de quelques oiseaux de nuit. Quelques jours plus tôt, nous avons croisé de rares éclaireurs anglais et prussiens, avec qui nous avons lié quelques contacts. De braves bougres qui se demandaient ce qu’ils venaient faire ici en plein hiver, au milieu de nulle part. Nous leur expliquions à chaque fois que nous faisions du transport de fourrage pour l’une des grandes fermes de la région. Néanmoins, nous n’étions guère dupes quant à la présence d’hommes de hautes valeurs parmi eux. Heureusement nous étions presque arrivés à bon port. Nous avons laissé l’un de nos compagnons près du feu sans flamme et nous nous sommes enfoncés dans le bosquet avec notre chargement, maquillé en une innocente meule de foin. Nous marchâmes longtemps, dans la neige collante et poisseuse, jusqu’à un marais, aux eaux noires et fangeuses, à peine blanchi par l’hiver. Nous basculâmes le chargement de notre charrette dans le marais, puis nous rechargeâmes la meule, avant de repartir. Nous effacions à mesure, à la lueur de nos lampes éthériques, les traces de notre passage. Quand tout fut net, nous nous regardâmes, mes compagnons et moi-même, longuement, sereinement, une lueur d’apaisement flamboyait dans nos yeux. Il n’y eut aucune surprise de leur part, lorsque enfin je dégainai mon arme de service, prototype du futur rayon éthérique. Tous savaient. Seulement, je me refusais à leur tirer dans le dos, comme on m’en avait donné l’ordre, pour faire croire à une embuscade. Alors voyant mon hésitation, l’un d’eux, le colonel Saint-Guy, s’avança, prit mon arme et ordonna à ses camarades de s’enfuir. Puis froidement, les abattit avant de me la rendre, m’offrant son torse impassible, en attendant le tir fatal.
À ce moment, je me souviens, mes yeux se sont fermés, mon bras s’est levé et… Que s’est-il passé ensuite. Je ne sais pas, juste le bruit sourd d’un corps qui choit dans la neige épaisse. Je brisai ensuite mon pistolet et en jetai les débris dans le marais avide. Une fois mon forfait accompli, j’abandonnai la charrette, mais non le cheval qui allait m’aider à gagner les avant-postes français… ou non. Mon compagnon d’infortune, lui, avait ordre de se rendre à la ferme de la Haye Sainte. Je l’aperçus dans la campagne blanche, convoi lunatique et fantomatique, perdu dans la brume éthérée de la matinée, alors que je me rendais à Plancenoit. Là, je me présentai sous l’identité d’un marchand égaré, victime de bandits. Je leur narrai par le menu l’attaque, ainsi que ma rocambolesque évasion, due à l’arrivée inopinée d’éclaireurs français. Heureusement que je ne participais guère aux agapes de l’Empereur, préférant la solitude de ma retraite. Ainsi ne fus-je reconnu, par aucun des officiers présents. Comme j’exprimai mon désir de revenir en France, ces derniers m’en dissuadèrent, m’expliquant que de grandes manœuvres avaient lieu. Dès lors il m’était impossible de me déplacer, sans risquer d’être pris dans la nasse. Depuis la tour où nous nous étions postés, nous apercevions les masses compactes de la soldatesque s’avancer à l’horizon. Je pouvais voir les armées anglaises et prussiennes se rassembler autour de la butte au Lion et de Picton ; non loin de la ferme de la Sainte Haye. De l’autre côté, s’avançaient, intrépides et excités, plusieurs corps d’infanterie de conscrits, eux aussi en direction de la butte au Lion. Cependant que notre grandissime empereur maniait sa cavalerie et une artillerie cauchemardesque pour circonscrire l’avancée des armées ennemies, il ordonna un discret retrait de ses troupes les plus loyales. En réponse la coalition fit donner de ces tourelles d’acier, géants parmi les géants, vomissant leurs flots de morts, tandis que l’Empereur faisait tonner de l’artillerie éthérique. Curieusement ces obus ne firent que libérer une épaisse fumée, qui eut tôt fait d’aveugler la troupe adverse, au lieu d’y semer la mort. Il profita alors de la confusion sur le champ de bataille pour faire complètement retirer ses troupes, tout en poursuivant les bombardements aveuglants. Pendant ce temps les géants, eux aussi aveuglés, avaient cessé leurs tirs. Ne restait que les troupes de conscrits, que je voyais se précipiter vers les armées adverses, tout en jetant leurs armes à terre.
Soudain, l’on n’entendit plus tonner ni canons, ni tourelles, tandis qu’un éclair jaillit de la ferme de la Sainte Haye. Pendant plusieurs secondes, ce fut le silence le plus absolu, aveuglant et assourdissant. Il fut suivi d’un roulement apocalyptique, qui faucha, puis laboura hommes et bâtiments, les déchiquetant et les brisant, pauvres fétus de chair et de sang, de pierre et de bois. Il faillit aussi mettre à bas la tour où nous nous trouvions. Lorsque le souffle retomba, je ne pus, avec les autres officiers, qu’admirer la lande désolée. Des armées présentes, de la végétation, il ne restait plus que des ombres incrustées dans le sol et la roche. Seulement s’agissait-il vraiment d’ombres… Juchés sur la tour, nous regardions la trame de l’espace se déchirer, comme si des mains de géants étiraient un drap jusqu’à ce qu’il rompe. En effet, là, parmi les ruines et les ombres spectrales, une porte s’ouvrit et se mit à vomir des flots de ténèbres. De ces flots, jaillissaient des figures de cauchemars, nos cauchemars, et ils se déversaient dans notre monde. Je voyais des chimères grotesques, assemblages anarchiques de mes peurs enfantines. L’officier à côté de moi vit surgir des serpents d’ombres aux figures de dragons asiatiques. Quant au jeune tambour, ce furent des crânes géants qui roulaient dans la plaine. C’était là nos fantasmes et nos démences qui se répandaient, en un flot ininterrompu, sur le champ de bataille. Tout cela ne dura qu’un bref instant mais nous marqua à jamais d’un sceau de mort. De nous quatre, nous ne sommes plus que deux. J’ai appris par la suite, que tous ceux qui avaient été témoins de ce phénomène étaient, à l’heure qu’il est, morts ou agonisants. Au loin j’apercevais notre glorieux empereur jubiler, il venait d’anéantir la plus grande coalition qu’il eut a affronté. Il avait, certes, sacrifié quelques-unes de ses propres troupes, mais surtout il avait anéanti la majorité de ses opposants.
Plusieurs heures plus tard, j’apprenais que Guillaume, Prince d’Orange se rendait, accompagné du commandant Wellington, grièvement brûlé. Le commandant Blücher, lui, était décédé. Après le retour triomphal de notre empereur à Paris, je suis moi-même retourné en France, abandonnant ce champ de gloire et de mort. Là, je me suis réfugié chez moi, rongé par le remord et la culpabilité. J’avais contribué à la construction et à l’élaboration de la plus abominable et de la plus méprisable des armes. Néanmoins avant de coucher le point final à cette confession, laissez-moi vous révéler le secret de la Bombe Éthérique. Comme je vous l’ai dit nous savions que la potentialisation de l’énergie chimique ne pouvait être à l’origine de la puissance de la bombe. Quelques années plus tôt une équipe était partie de l’hypothèse de Démocrite et des résultats de Lavoisier sur la combinaison d’éléments simples pour donner des substances plus complexes. Ils ont comprimé, en présence d’éther fluctuant, des éléments simples, plus ou moins lourds, obtenant des résultats surprenants. De nouveaux éléments simples apparaissaient, plus lourds ou plus légers selon les substances utilisées. Ils ont alors émis l’hypothèse que les éléments légers fusionneraient entre eux pour en donner un plus lourd. Les autres exploseraient à cause de leur trop grosse masse. En se brisant, les éléments les plus lourds libéreraient leur énergie de la même façon qu’un verre se brise en tombant au sol. Quant à la fusion des éléments légers, elle serait analogue à la combustion de l’hydrogène par l’oxygène. En effet, la masse de l’eau obtenue est très légèrement inférieure à la masse de l’oxygène et de l’hydrogène initiale. Dans notre bombe éthérique, nous avons utilisé de l’hydrogène. Or l’énergie libérée est inversement proportionnelle à la masse de l’élément, vous comprendrez aisément pourquoi cette arme est une abomination.
Et maintenant que je finis de coucher ces mots et que la lune étire enfin sa face grimaçante, j’entends un grattement dehors. Je n’ai pas besoin de me lever et d’aller voir à la fenêtre, je sais pertinemment qui ils sont. Je ramasse mon arme, la pose sur mes genoux et clame d’une voix pleine d’ironie :
Donnez-vous la peine d’entrer messieurs !
J’entends quelques jurons étouffés derrière la porte, qui s’ouvre sans un bruit. Un homme en costume anthracite entre, petite moustache, melon posé sur des cheveux gominés, encadré par deux gardes. En un mot, suffisant.
Auriez-vous l’amabilité de décliner votre identité. J’ai horreur de l’irrespect.
A votre guise commandeur. Je suis le lieutenant Mihaud, service intérieur de l’Empire. Maintenant veuillez nous suivre, je n’aime guère faire usage de violence ; surtout à l’égard d’une personne aussi vénérable.
Et pourquoi le ferai-je ? répondis-je avec un sourire narquois, tout en jetant un coup d’œil par la fenêtre.
Au-dehors, la nuit noire est seulement percée par les lumignons des becs à gaz, une nuit idéale pour une exécution.
Ne m’obligez pas à demander à mes hommes de vous bousculer, commandeur.
Mais vous n’en ferez rien, lui susurrai-je en pointant le pistolet sur ma poitrine. J’ai déjà envoyé mes notes. Alors qu’allez-vous faire ?
Le silence qui s’est abattu était seulement troublé par le bruxisme de mon interlocuteur. Je ne savais que réfléchir pouvait être aussi bruyant.
Nous vous abattrons sans sommation, commandeur, répliqua-t-il d’un ton glacial. Personne n’est sorti d’ici depuis plusieurs jours.
Ah… très bien. Me laisserez-vous au moins savourer ce dernier cigare, celui du condamné.
Bien sûr commandeur. Faites !
Me levant, sans trahir les douleurs qui me tenaillent, je prends un cigare dans mon bureau. Allumé, j’en tire quelques bouffées, tout en jetant une œillade insistante derrière eux. Un sourire sardonique flotte sur mes lèvres.
Pourquoi ce sourire, commandeur ?
C’est une belle nuit pour mourir. N’est-ce pas lieutenant.
Bien sûr, vous n’êtes qu’un mort en sursis ! Vous tenez à peine sur vos jambes, ricane-t-il.
Oui… mais vous aussi lieutenant…
Qu… que… que voulez-vous dire, glapit ce dernier.
Rien que votre esprit étroit ne puisse comprendre, lui réponds-je d’une voix atone, tout en me saisissant brusquement du kriss suspendu au mur.
Je le vois esquisser un geste, mais je suis le plus rapide en me plongeant l’arme dans la poitrine, en plein cœur. Autour de nous, les Ténèbres envahissent la pièce, tandis que nos ombres commencent à se détacher. Le lieutenant me regarde sans comprendre. Comment pouvais-je être encore debout, avec un poignard qui me transperce le cœur.
Qu… qu’avez-vous fait commandeur ?
J’accomplis enfin ma rédemption… et vous m’accompagnerez dans les limbes. Il y a dix ans les Ténèbres ont investi notre monde et elles se sont incarnées en chacun de nous. Nous, les survivants de la Bombe ! Je ne crois pas en Dieu. Mais croyez-moi l’enfer existe et vous allez m’y accompagner.
Ce jeune blanc-bec me tire dessus à plusieurs reprises. Mais on ne vainc pas les Ténèbres, par elles-mêmes. Et tandis qu’il me braque, les ombres s’emparent promptement de ses deux accompagnants, qui sont engloutis sans un bruit dans l’obscurité infinie. À la vue de ce spectacle réjouissant, je pars d’un éclat de rire démentiel. La noirceur obscurcit mon cœur et ma raison s’enfuie :
Vous vous demandez pourquoi je ne meurs pas. Ah, ah, ah, ah.
Je suis mort ! Mort depuis longtemps, dévoré par mes démons intérieurs. Et ce sont eux qui, aujourd’hui, animent ma chair.
Voyez ! ajouté-je, en arrachant le kriss hors de mon cœur.
Mais ce n’est pas du sang qui en jaillit, mais un fleuve d’ombre, furieux et rugissant.
Et maintenant suivez-moi Lieutenant ! rugis-je en me précipitant sur lui.
Un masque de démon grimaçant a pris possession de mon visage, car je vois le sien se figer de terreur, tandis que mon ombre grandissante le dévore avec la délicatesse d’un gourmet.
Ainsi, finisse les mémoires du général Beaujard. Est-il encore en vie, je me le demande. Pourtant ces lignes sont biens de lui.
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