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tome 1, Chapitre 5 « L'Echappée Fantastique » tome 1, Chapitre 5

Je suis place Denfert-Rochereau, contemplatif de la monumentale porte de bronze. Je sais que je devrais me dépêcher de rentrer, avant que ne surgisse une nouvelle averse de neige, où l’une de ces traîtresses nappes de brouillard, mais je n'en faisais rien. Était-ce Ugolin, torturé pour avoir dévoré ses enfants, la tempête et son regard halluciné, le penseur ou encore était-ce les muses qui me fascinaient ainsi ? Plongé dans une transe, je vois mon corps traverser la place enneigée, escalader le muret et enfin se figer devant la porte entrebâillée. De l’autre côté, ne sont-ce pas les immeubles de la rue Saint-Jacques que j’aperçois. Je ne suis pas sûr, quelque chose les voile d’une ombrageuse obscurité. Devant marchent des passants, des passants sans voilage, ni visage ; des passants impassibles, qui ne sont que des ombres sans substance, des reflets sans vie. Alors… alors je me vois poser la main sur l’un des deux battants, que je pousse dans un effort surhumain. Mais au moment où je m’apprête à poser le pied sur le seuil, un cri déchire l’atmosphère, un cri suraigu et tranchant comme un diamant. Puis j’entends le miaulement d’un frein que l’on tire violemment, suivi du froissement atroce de la tôle qui se déchire. Toujours sur le seuil, je me vois me retourner lentement, imperturbable, en direction des hurlements, qui ne manquent pas de s’élever. En face, à l’entrée de la rue d’Alésia, une voiture gît broyer contre un mur, un corps est allongé sur le trottoir. D’où je suis, je ne peux voir de qui il s’agit, mais je devine le corps du conducteur, enlaçant le volant, sûrement une fleur de sang à la commissure des lèvres. Allongé par terre, le corps inerte d’une femme, que je vois un peu ridée, un peu froissée, enfermée dans un manteau de fourrure. Je traverse la porte. Je descends du piédestal. Je traverse la place, indifférent à la circulation qui a stoppé net, pour laisser place aux autorités. Je me vois marcher, toujours aussi indifférent à l’agitation des gens, qui, devant moi, s’affolent, s’époumonent en tout sens, crient, hurlent. Personne ne me voit, je n’existe plus, je n’existe pas. Lentement je monte sur le trottoir de la rue Alésia, où a eu lieu l’accident. Inconsciemment je m’avance vers l’attroupement. Insensiblement j’observe le corps gisant inerte sur le trottoir, corps broyé, corps défiguré, mais je ne regarde pas son visage, pas encore. Imperturbablement, je me penche vers la cabine du véhicule, le volant disparaît dans les replis du manteau de l’homme, la tête couchée vers la droite. Ses bras, déployés le long de son corps, se balancent au gré du vent. Cadavres exquis dans des fleurs de givre. La dame repose dans un tombeau de neige fraîche, moucheté de quelques perles d’écarlates. L’homme, lui, chapeau mou enfoncé sur la tête, reçoit les derniers hommages des premiers flocons de la journée. Alors je me penche sur la dame pour y voir son visage, puis je fais le tour pour regarder celui de l’homme. Ce que je découvre aurait me rendre goure, me glacer d’effroi, me figer de terreur, me plonger dans l’effroyable, mais non, mon corps se refuse à quitter cette froide et rigide réalité, tandis que mon esprit se déchire sous les coups de boutoir de ce cauchemar illusoire.

Soudain, un coup violent raisonne et dans ma tête mille cloches raisonnent. J’ouvre les yeux, je vois les visages de l’homme et la femme, mon visage ! Je passe alors une main autour de moi. Elle s’enfonce dans le manteau neigeux et soyeux. Où suis-je ? Je tâtonne encore quelques secondes, quand mes doigts rencontrent une surface dure, sur laquelle je prends appui pour me redresser. Buste à la verticale, j’essaie d’ouvrir de nouveau mes paupières. Hélas ma vue se brouille, avant de se piquer de taches rouges, tandis que je deviens sourd et mes membres de coton. Lentement ma main gauche remonte mon occiput, où elle rencontre une bosse de douleur, qui me dissuade d’aller plus loin. Ramassant un peu de neige, je l’applique sur ma colline palpitante, ce qui fait alors refluer la marée douloureuse. Enfin mes sens reviennent, mais une barre, qui me paraît lester de plomb, me traverse de part en part la tête. Je déchiffre sur un plaque de métal en lettre blanche sur un fond bleu : Boulevard Saint-Jacques. Derrière moi, je devine la Porte des Enfers. Le boulevard est désert, pas un fiacre ou un chat, pas même un pigeon qui picorerait de rares miettes. Non, juste moi à demi allongé dans le neige. Heureusement la couche épaisse a amorti ma chute, m’évitant de me fracasser trop durement le crâne. Cependant je ne comprends pas comment j’ai pu aller jusque-là. Ou plutôt j’ai peur de comprendre ce qu’il m’est arrivé, et encore ne s’agissait-il que d’un avertissement…

Rasséréné, je me lève tant bien que mal et marche en m’appuyant sur la façade d’un vieil immeuble. C’est alors qu’un éclat cuivré surprend mon regard. Je me penche, sur ce qui s’avère être une plaque : Docteur Ledroit, Médecine Générale. Sans doute devrais-je aller le voir, je n’aimerai guère rentrer chez moi le crâne fendu. Après quelques minutes d’hésitation, je m’engouffre dans l’immeuble à la recherche de son cabinet. Heureusement, je n’ai pas cherché trop longtemps, son cabinet est au rez-de-chaussée, et cinq minutes plus tard je suis entre les mains expertes du médecin. Celui-ci me soumet à un feu roulant de questions, tandis qu’il examine de près ma blessure. Puis il examine mes pupilles, mes réflexes, mes mouvements. Au bout d’un quart d’heure, il me déclare :

– Ne vous inquiétez pas ! Vous vous en tirez simplement avec une magnifique bosse. Cependant vous avez eu un excellent réflexe en venant me voir.

– Bon, vous pouvez partir maintenant.

– Merci Docteur.

J'ai réglé la consultation, avant de sortir prestement de son cabinet à la recherche d’un fiacre. Je remonte autant que possible le boulevard Saint Jacques, tout en scrutant les environs, les oreilles tendues, à l’écoute du claquement des sabots d’un cheval, en vain. Je m’engage alors le cœur vaillant dans la rue d’Alésia, aussi déserte que le boulevard Saint Jacques, puis dans la rue Vercingétorix jusqu’à la porte de Vanves. Heureusement que les jours rallongent, sinon la nuit aurait eu tôt fait de m’avaler de toute sa voracité, sans autre forme de procès. Arrivé au terminus, je m’engouffre dans l’un des véhicules stationnés, où je peux enfin me reposer au chaud. Et je ne tarde pas à m’endormir, non sans avoir pris la précaution de préciser au conducteur mon arrêt, au cas où je ne me réveillerai pas. Le jour commence tout juste à décliner lorsque le chauffeur me réveille pour me signaler mon arrêt. Je ne pensais pas qu’il mettrait autant de temps pour revenir sur Clamart, mais c’était sans compter avec les caprices du temps. Aussi à peine ai-je posé le pied par terre, que je rentre chez moi avec célérité. Un vent vicieux et pernicieux s’est levé et distille maintenant un venin glacé jusque dans les moindres recoins des chairs à nu. Arrivé devant les grilles de mon pavillon, j’en viens presque à regretter d’avoir pris autant mon temps pour revenir. Méditer sous le manteau neigeux n’aurait pas été pour me déplaire. Néanmoins plus que l’obscurité grandissante, c’est la bise mordante qui m’en dissuade le plus. Aussi est-ce avec délice que je pénètre chez moi.

Dans mon pavillon j’ai jeté en vrac veste, écharpe et autres bottes, pour enfin me précipiter dans le bureau, où je pourrai raviver le feu dans la cheminée et faire enfin fondre les glaçons qui m’habitent. Très vite ronfle dans l’âtre un feu, qui emplit la pièce de sa chaleur. Cependant même ainsi, je tremble encore de froid ou de peur, à moins que ce ne soit la fièvre. Je passe une main glacée sur mon front. Il est brûlant. Mais plutôt que de chercher à la faire tomber, je cours dans ma chambre attraper un gros gilet en laine, ainsi qu’une robe de nuit. De retour, emmitouflé dans mes couches, je me laisse choir dans mon fauteuil, qui gémit sous la contrainte. Je ferme un instant les yeux, pour les rouvrir aussitôt. Je ne dois surtout pas me laisser happer par la fatigue, du moins pas avant d’avoir couché les événements de la journée. En toute hâte, je prends ma plume, puis une pile de feuilles vierges, que je couvre rapidement d’une écriture fine et fébrile, prenant à peine le temps de tremper ma plume dans l’encrier. Je ne fais plus qu’un avec mon instrument de pensée. Alors que j’aborde l’épisode de mon évanouissement, ma pointe cède en gémissant, bruit de métal qui se déforme à la surface du papier. Je reste hagard, les yeux dans le vague.L’encre dégoutte sur le papier avec un bruit de clapotis, maculant de taches noirâtres la surface. Je repose doucement la plume et en détache la pointe délicate, qui s’échappe entre mes doigts. Elle me fascine, là, tache argentée dans un océan de noirceur, qui envahit peu à peu ma feuille, où brûlent les flammes de mon feu nourricier. Prenant un papier buvard, je le marrie à cette obscurité, qu’il a tôt fait d’absorber avec avidité. Une fois qu’il eut bu de tout son soûl, je l’ai glissé dans la corbeille, avec la pointe, dont l’écho métallique se propage, tandis qu’elle rebondit sur le fond. J’ouvre alors un tiroir, puis un autre, encore un autre, en vain. Je ne trouve plus mes pointes. Non ce n’est ni une étourderie, ni un oubli. Les pointes sont une chose bien trop précieuse et j’en prends soin. Je fouille encore plusieurs minutes avant de m’avouer vaincu. Finalement je me rabats sur un crayon mine de plomb. Mais à peine ai-je effleuré la surface vierge de cette nouvelle feuille, que la mine se brise. Pris d’un doute j’affirme ma prise et le crayon se brise dans un craquement sinistre. J’éclate de rire, raillant ma naïveté de pouvoir ainsi contraindre ma volonté. Mais cela ne se passera pas ainsi et reprenant mes esprits, je chasse les souvenirs angoissants, qui ont commencé à m'envahir. Je prends mes feuilles de note et les range soigneusement dans une pochette, sur laquelle j'inscris la date du jour : 6 février 1924, à l’aide d’un autre crayon mine de plomb. Tranquillement je repose le crayon dans son pot et j’ouvre le premier tiroir de gauche.

A l’intérieur, une grande boîte en chêne, gravé à sa surface un grand oiseau noir, qui s'ouvre sur l’alignement rigoureux de mes pointes de plumes, qui luisent faiblement. Pourquoi est-ce toujours ainsi ? J’en ai choisi une, ni trop agressive, ni trop douce, une pointe incisive et courbe, une pointe pour ciseler un récit atypique. Ne relâchant à aucun moment ma concentration, la main presque crispée sur ma plume, je sculpte d’une main sûre et étrangère le récit de la fin de l’après-midi. Le rythme est là, lent, pesant, comme si une braise couvait sous la cendre refroidit d’un volcan.

Sentencieusement je déploie les lettres, solennellement je trempe la pointe dans l’encrier où elle se gorge de vitalité, religieusement je dépose le buvard sur le papier, silencieusement j’achève mon écrit, qu’enfin j’enferme dans son écrin, daté du 6 février 1924. Ainsi couché, ce souvenir glacé ne pourra plus s’évader, ni s’enfuir de ma mémoire. Je regarde, tremblant, ma plume, puis je la trempe dans l’alcool. Je la détache, saisissant entre les bras d’une pince délicate la pointe. La plume, quant à elle, repose désormais dans son catafalque de bois, à la diagonale de l’encrier maintenant fermé. À sa droite, le plateau avec le samovar et ma tasse que je n’ai pas remonté. Ouvrant le tiroir de droite, j’en sors un bougeoir et une bougie. Dégageant soigneusement le milieu du bureau, j’installe ma colonne de cire et l’allume de la pointe de l’index. J’en approche ensuite, sans heurt, la pointe. Je sens la chaleur passer dans mes doigts et soudain naît une flammèche. Flamme éphémère et salvatrice qui soulage mon esprit et purifie mon écrit. Je laisse la pointe rougeoyante virer lentement au gris, puis je la dépose sur son tombeau d’obsidienne. Ce soir je suis trop épuisé pour repenser à tous les événements de cette folle journée. De plus je sens la fièvre revenir à la charge pour mieux plonger dans ses délices et ses délires. Il est temps pour moi de laisser Morphée s’emparer de mon être et de me faire bercer entre ses bras embrasés. Je me lève péniblement et m’empare d’un tisonnier avec lequel je disperse les bûches dans la cheminée. D’un souffle j’apaise mon phœnix courroucé par tant de légèreté de ma part. Je remets ensuite dans sa loge mon instrument de mort et emporte avec moi le plateau dans la cuisine. Là-haut, je dépose le tout sur la table, trop pressé que je suis de pouvoir enfin dormir. Dans ma chambre, c’est à peine si j’ai la force de me déshabiller et de me glisser dans mon costume de nuit en laine. Heureusement, par un effort démesuré, j’arrive à couvrir mon lit d’une couverture supplémentaire, avant de me précipiter entre les draps, où me saisis le froid. Mais je suis si brûlant de fièvre, que je les réchauffe bien au-delà du raisonnable, tandis que je m’endors benoîtement.

Soudain, je m’éveille, je ne suis plus dans mon lit, mais dans une toile de maître Flamand, Rubens ou Rembrandt, me semble-t-il. Je suis sur une grande place en face d’un hôtel de ville. La date qui y figure est 1597, cependant j'ai toujours conscience de l’époque à laquelle j'appartiens, même si nombre de détails me crient le contraire. Cependant tout cela est secondaire, car j’aperçois, sculpté dans les pierres de la façade, la légende de Saint Nicolas et tout devient noir autour de moi. Lorsque je rouvre les yeux, je suis dans mon lit, ma tête repose sur un oreiller et mes bras s’agitent en tout sens. Sur mon corps… mais est-ce vraiment mon corps ? Ne serait-ce pas plutôt mon corps en construction, en cours de transmutation. Là où il devrait reposer, quatre tas de poudre, dont je distingue mal la pigmentation, mais non leur symbolique. Les élémentaires : l’eau, la terre, le feu et l’air. Mon corps brûle et devient une fournaise, où mes mains rassemblent les éléments qui s’enflamment et libèrent dans le cœur infernal de cette fournaise un oiseau élémentaire. Et tandis que jaillit un phœnix du milieu de mon lit, je m’écrie :

– Le Grand Œuvre ! Hurle-je en me réveillant en sursaut, le corps trempé de sueur.

Je passe une main sur mon front. La fièvre est tombée, mais elle me laisse épuisé. Dans le lointain j’entends la pendule, qui égrène ses coups de sa voix aigrelette. Trois coups, seulement trois coups, les trois coups du destin ? Je ne sais pas, mais l’hilarité, qui me saisit alors, est certainement la réponse appropriée à l’incongruité de ce rêve.

– Non vraiment. Me prendre pour la Pierre Philosophale… ai-je murmuré en me rendormant, le corps purifié de ses germes nocifs par un feu intérieur.

Comme il est navrant de voir une telle vérité a pu être pervertie par une institution comme l’Inquisition. Seulement ont-ils été les seuls ? Brûle ce que tu ne connais pas. Les pensées tourbillonnent et s’embrouillent dans mon esprit vaincu, mais non déchu, qui s’enfonce alors sans retenu dans le sommeil invaincu, lui.

Devant moi s’envolent des oiseaux de couleur, des oiseaux aux nuances de sable et de noir, qui se posent çà et là, près d’une mare, elle aussi noir. Je baisse le regard. Je suis assis sur une herbe verte et animale, dont les brins grossiers me chatouillent les bras lorsque je m’allonge par terre. Le ciel est là, étincelant de mille feux bleutés et animés. Pour m’amuser je compte les étoiles, tout en devinant quelques constellations, Cassiopée, la Lyre, le Grand Fourneau et ainsi de suite. Je me relève et porte alors mon regard d’aussi loin que je le peux, apercevant çà et là d’étranges collines. Étranges, car vu d’ici elles ressemblent, pour certaines à des mille-feuilles géants, où s’empilent des couleurs surprenantes, des blancs, des roses, des ocres, des terres, des gris et de suite. Piqué au vif, je m’avance, intrigué. Cependant je ne peux aller plus loin, un gigantesque arbre blanc me barre le chemin. Il gît là, couché entre deux collines, ses feuilles soyeuses s’envolant sous la brise. Néanmoins, j’aperçois en faisant demi-tour quelque chose qui ressemble à une forêt de conifères, des arbres élancés à la pointe en flèche et aux branches tombantes. Je m’en approche et découvre une forêt de sapins aux aiguilles métalliques, qui tintent joyeusement au gré des vents ou des oiseaux qui se posent dans leur ramure. Non, ce ne sont pas des oiseaux, mais des pages repliées en feuillet, des papillons de papier et d’encre qui volettent en tous sens dans un chaos d’harmonie. J’essaie d’en saisir, mais ils sont bien trop agiles et s’évadent sans cesse de l’emprise de mes doigts. Tant pis, je préfère m’en revenir à ce point d’encre, où batifole le reste de cette faune étrange. Devant la mare, je m’accroupis sur le bord et en caresse le rebord. Glacé au toucher, il est aussi lisse que la porcelaine. J’éclate de rire. Je suis sur mon bureau, lilliputien dans sa version onirique. Les collines sont mes dossiers empilés, les conifères aux aiguilles de fer, mes pointes, l’arbre blanc couché, ma plume et l’herbe animal, la couverture en cuir d’un carnet. Et la voûte, la voûte me direz-vous. Il s’agit tout simplement de la fresque de mon bureau. Seulement, seulement, suis-je vraiment en train de rêver, ou suis-je le jouet de force qui me dépasse ? Mais je n’ai pas le temps de m’atermoyer, car l’un de ces papillons s’est posé sur ma main. Je n’ose l’effleurer de peur de le blesser. Aussi je me contente de l’observer. D’un coup il déploie ses ailes et jaillit alors d’entre elles une licorne, accompagnée de sa dame. Mais son visage. Son visage n’est pas. C’est un masque noir et blanc. Je me morigène, car bien entendu je le reconnais et j’aurai dû deviner la nature même de ces étranges lépidoptères. Ce sont les pages du carnet de madame Obligay, qui volettent, là, tout autour de moi. Et tout d’un coup c’est la curée et l’invraisemblable ménagerie s’échappe et prend la fuite sous mes yeux ébahis : Des êtres mythiques, des êtres surréalistes, des êtres ordinaires, des êtres extraordinaires, un bestiaire tout droit échapper des enluminures de Jérôme Bosch. Tous courent en tout sens, dans le plus grand désordre et s’en vont par-delà l’horizon de mon bureau, perdu dans les ombres de mon songe. Et tandis qu’ils finissent de se disperser, je sens ma conscience se déliter et mon rêve se fragmenter.

Autour de moi le rêve explose et le paysage se volatilise, alors que je plonge, à moins qu’on ne me hisse dans un puits sans fond. J’entraperçois encore au loin quelques-uns de ces êtres fabuleux, rencontrés au détour du chemin. Mais ce n’est pas là ce qui me frappe, en haut ou en bas, à moins que ce ne soit à droite ou encore à gauche, un duel a lieu. Un duel étrange, ombre blanche contre ombre noire, un duel qui a pour enjeu un homme, ou ne serait-ce pas plutôt une femme. D’où je suis, je distingue mal la personne qui préside à l’affrontement fratricide.

Seulement dès lors que j’essaie de m’en approcher, je suis violemment repoussé, d’autant plus que je mets d’énergie pour m’avancer. Pied à pied je recule, je vais de côté, louvoyant entre les énergies déchaînées. A terre, les éclairs frappent et claquent soulevant des monstruosités poussiéreuses. Je n’arrive pas à me saisir de l’enjeu de ce qui se déroule sous mes yeux, mais je sens au plus profond de moi que cet événement a lieu dans un temps reculé, infiniment reculé peut-être. Sous mes pieds s’ouvrent béant, large et avide un gouffre, le gouffre des ans. Mais ce n’est pas moi qu’il est venu chercher. Non ! Non, il est venu pour eux, eux qui se livrent à cette bataille sans sens, échos grotesques d’une rémanence d’un temps. Devant moi, ce n’est plus un gouffre, mais un mufle de fauve noir et ardent, comme un charbon rougeoyant. Dans ses orbites brûlent des yeux verts et mordorés. Soudain sa gueule immense s’ouvre, colossale, découvrant ses crocs démesurés, avant de se jeter avec sauvagerie sur les protagonistes, qu’elle brise et déchiquette avant de s’en retourner au néant. Sur le sol, les débris tombent lentement, si lentement que j’en viens à me demander si jamais ils toucheront terre. Je sens une légère brise me caresser les joues, mais elle ne joue nullement les trouble-fêtes dans le ballet qui a lieu sous mes yeux. Les grains tourbillonnant poursuivent inlassablement leur chute dans l’infinité du temps. Et alors que les grains s’amoncellent en tas inertes, je m’en approche poussé par une curiosité dévorante. Est-ce moi, sont-ce eux ? Alors que je tends la main vers eux, se décharge le formidable événement. Une lumière pulsante et aveuglante, puissante et fulgurante, composée de plus d’éclat de cristal, qu’il ne sera jamais donné à aucun homme de contempler. Que s’est-il passé ? Je crains de ne jamais pouvoir le décrire, aveuglé que j’ai été. Seulement… seulement, je les ai vu au travers de mes yeux s’assembler, s’agréger, pour se fondre en ce Grand Tout.

Lui non plus, je ne l’ai point vu. Pourtant il était là, devant moi, inerte et plus vivant que jamais. Masque d’élégance et d’intelligence, brillant sans éclat d’une foi oubliée, mais non reniée, baignée des larmes invisibles de l’effroi qui le saisit et non me saisit. Le temps que je rouvre les yeux, il a disparu. Néanmoins dans le creux de ma main, là où s’agite le grain de mon destin, germe la conviction qu’il s’en est allé vers l’horizon, où s’est également enfui le bestiaire fabuleux. Autour de moi ce n’est plus la plaine merveilleuse mais une simple lande. Une lande parsemée çà et là de touffes et de couches végétales, qui s’assombrit et se fond lentement dans la nuit, où plonge également le rêveur. Et tandis que la nuit s’épaissit, mes rêves et mes visions s’estompent jusqu’à ne plus être qu’une motte d’étoupe. Dong, dong… dong, huit coups sourds et mélodieux sont égrainés par le pendule, dans l’ouate de mon éveil, lesté de plumes noirs et blanches. Mais suis-je vraiment réveillé ou suis-je encore prisonnier de mon sommeil ? Autour de moi, le décor familier de ma chambre, je suis dans mon lit de plumes au milieu de délices, par la fenêtre, la ville encore prisonnière de son manteau de neige. Cependant je n’ose sortir, j’ai la vague sensation d’être enfermée dans une illusion. Serait-ce dû à ce que je devine en filigrane, là dans la texture de l’espace, ce masque gris qui fait la toupie, qui ralentit et qui se dégrise, qui presque se fige, alternant le noir et le blanc. Noir désir et blanc charnel.

Mais non ce n’est ni une vision, ni une illusion, mais une collision d’où émerge cette image éphémère et évanescente. Insensiblement il cesse enfin de tournoyer, puis se fige. Lui se fige, mais non l’obscurité et la clarté qui ne cesse de s’affronter, chacune essayant de phagocyter l’autre. Alors qu’elle s’affronte, une fêlure se dessine, fêlure qui devient fissure et qui bientôt s’agrandit en une faille béante, qui fend le masque en deux. Et dans un silence assourdissant, s’élance en galopant toute la multitude masquée du carnet de madame Obligay. Elle se répand alors dans la pièce avant de s’évanouir dans la ville. Une fois le dernier enfui, le masque s’écarte encore un peu plus, se craquelle une dernière fois, avant de voler en éclat, refermant le voile déchiré de la réalité. Devant moi ne subsiste qu’une légère oscillation opalescente, trahissant le viol onirique de la réalité. Je n’ai aucune idée de ce qu’il s’est produit. Jamais je n’aurai envisagé pareilles conséquences délirantes, dignes filles des surréalistes. Épuise par la nuit, j'ai renoncé à me lever de suite, préférant prolonger encore quelques instants mon esprit changé en confettis. Ma tête s’enfonce doucement dans l’oreiller de plumes, mes bras le long du corps battent les mesures hypnotiques de mon cœur, m’enfonçant un peu plus profond dans le sommeil réparateur, qui durera jusqu’à la prochaine heure.

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Témoignage de monsieur Aristide Portçonet, Gardien eu Musée du Louvre.

J’sais pas moi, d’vait êt'e trois ou quatre heures du mat', j’sais pas. T’jours est-il que c’t'un vrai déluge qui nous aie tombé d’sus. Non m’sieur, pas d’l'eau, non, non. Un déluge de euh, euh… euh d’monstres, j’vois pas d’aut'es mots. D’monstres et d’ces bestioles, m’sieur. J’avions jamais vu çà. Pi après c’tait des gens, vous savez là, habillés comme dans les tableaux tout en claquements et en fanfreluches. Mais l’plus bizarre m’sieur, c’tait les masques. Ils en portaient tous. Vous s’vez comme ceux du carnaval, vous savez à Veniche comme y disent, les gens d’la haute. D’ces masques noirs et blancs. Ça à durer, j’sais pas moi dix, quinze minutes à tout baraquer, m’sieur. Et après pfuit, z'ont disparu… dans… dans les tableaux. Et… et… après, j’sais pas m’sieur. Non me d’mandez pas m’sieur, j’peux pas vous dire. Non, 'sistez pas m’sieur.

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Rapport du brigadier Mongit du 13 février 1924

Comme tous les mercredis soirs j’ai pris mon tour de garde qui m’emmène sur les boulevards des maréchaux, depuis le boulevard du Général Martial Valin jusqu’au boulevard Jourdan, entre la porte du Bas-Meudon et la porte de Gentilly. J’ai relevé le brigadier Fanchon de faction à la porte du Bas-Meudon à deux heures précises. La nuit était calme seulement troublé par le froufroutement de mes pas dans la neige. Vers deux heures et trente et une minutes, j’ai aperçu la tour de l’ingénieur Eiffel, étincelante dans son écrin de givre. Anticipant alors une hausse du froid, je prends une lampée, la première de ma tournée. Je précise, je n’en prends que rarement en service, seulement quand le froid se fait trop vif, comme cette nuit. D’ailleurs je remarque la venue d’une brume épaisse sur le Champ de Mars. Un peu intrigué par cette soudaine apparition, je me suis un peu dévié de ma tournée. J’aurai dû poursuivre par le boulevard Victor, mais j’ai préféré aller voir de plus près de quoi il retournait. Je ne voulais pas que l’on me dise ensuite, que je n’avais pas correctement fait mon devoir de surveillance des troubles à l’ordre public. C’était vraiment un phénomène curieux car à mesure que je m’approchais du Champ de Mars, la brume s’éloignait. Quand je fus au milieu du parc, je n’étais pas dans la nappe, au contraire même, elle s’écartait pour me laisser le champ libre. Je suis resté ainsi quelques minutes à la recherche d’un quelconque artifice. Tout d’un coup elle s’est rassemblée et s’est dirigée tout droit vers les musées de l’Empire au Trocadéro, où elle a disparu. Devant pareil phénomène je suis resté longtemps à me demander ce que j’allais faire, car il m’avait semblé que… la brume était vivante. Je suis resté encore quelques instants dans le champ déserté avant de reprendre ma tourné, sans doute le froid m’avait-il engourdi l’esprit. J’ai fini ma tournée boulevard Jourdan à quatre heures. De là je me suis rendu au poste de la Brigade Impériale pour y taper mon rapport.

Brouillon retrouvé dans la corbeille du poste de brigade impérial n°138A49

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Entrefilet trouvé dans le Sensationnel

Un défilé de démons dans Paris ?

Il était aux environs de deux heures du matin cette nuit quand les faits se sont produits dans le quartier de la gare d’Orsay. Un groupe d’individus crasseux et bilieux qui avait élu domicile dans les caves de la gare aurait été agressé, selon leurs dires avinés, par une horde démons masqués. Le tapage dû à leur déménagement précipité aura réveillé quelques mauvais coucheurs des environs, qui eurent tôt fait de prévenir le corps de la gendarmerie impériale. Le peloton emmena alors le groupe d’individus au poste, où ils furent promptement interrogés et leurs témoignages d’éthyliques notoires enregistrés. Les gendarmes mirent rapidement sur le compte de leur alcoolisme avéré les phénomènes, dont ils avaient été témoins. Selon les dires du Capitaine Fleurimège, leurs haleines auraient suffi à enflammer une allumette.

Néanmoins, nous avons recueilli les dires d’une dame de haute lignée, madame S., qui ne consomme pas plus d’une phalange de vieux Porto, chaque soir. Or cette dame, réveillée par le vacarme de cette bande d’apaches, nous a juré avait assisté à un bal fabuleux dans la rue, où tous les participants étaient masqués. Elle n’ pas pu nous en dire plus, car la nuit était profonde et la lueur des becs à gaz, bien pauvres.

L’irrationnel, le 23 février 1924

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Je ne sais ce qui me tira de mes vapeurs teintés d’animisme, les notes graves et lugubres de ma pendule ou les miaulements déchirants du félin du dehors. Mais une chose est sure. C’est brutalement que j’ai émergé d’un sommeil encore plus noir que la poix. Je me suis mis immédiatement debout et j'ai ouvert la fenêtre de ma chambre en grand, pour que le froid puisse me cueillir et me saisir l’esprit. Dehors la ville est comme une belle endormie, ensevelie dans un lit de fleurs de neige. Plongeant dans ses yeux d’un vert embelli par le ciel céruléen, je me laisse à conter ses courbes magnifiées par la blancheur de son teint

Remisant mes fantasmes, je descends faire ma toilette, ayant pris soin de prendre une nouvelle garde-robe, sans doute un peu plus sobre que celle de la veille. Hé là, non, non, vous n’allez pas plus loin ! Allons, allons demi-tour ! Que je sache, je ne vous ai pas invité à ce point dans mon intimité.

Après de copieuses et généreuses ablutions, je suis ressorti habillé et rasé de frais, mon costume de nuit à la main. Je suis ensuite remonté dans ma chambre le ranger à sa place dédiée, le pied du lit. Là, contemplant la ville sage depuis ma fenêtre grande ouverte, je me demande encore dans quel guêpier j’ai mis les pieds. Et ce ne sont pas les corbeaux que je vois s’envoler qui me répondront, non plus le chat que j’entends miauler au loin, depuis le cor du destin. A contre-cœur, je la referme. J’ai la curieuse impression, quelque part, tout au fond de moi, de me fermer le cœur. Est-ce volontaire ou n’est-ce qu’en réaction à ce que m’octroie ce pouvoir, une compensation, le prix du pacte passé avec moi-même. Alors pouvons-nous dire que je suis à la fois Méphistophélès et Faust ? Faust, qui au prix de son âme, reçoit la connaissance du démon. N’est-ce pas ce qui arrive lorsque l’on devient capable de se glisser dans l’Onirie. Je n’ai aucun mépris pour mes contemporains, loin de là même. Cependant j’exècre le mensonge et tout ce qui en découle, tout comme le jugement d’autrui et l’hypocrisie. Comment ne pas voir alors, lorsque la sincérité n’est que façade, la laideur sous-jacente de la personne et dès lors s’en détourner. Là est le paradoxe, car si je côtoie les gens trop longtemps, je les sens, telles les volutes d’une brume nauséabonde, m’accaparer et me délabrer. Et si je me retrouve, comme aujourd’hui, dans ce face à face cruel avec moi-même, ce n’est nullement par peur de l’Autre, qui n’est qu’une illusion, mais pour me préserver du Jugement sans fondement.

Une fois, je me suis aventuré dans des lieux forts discrets et sulfureux, où le mot Liberté n’est pas un vain. Un lieu de ressourcement et de régénération. Cependant je n’en ai pas été acteur, pas plus que spectateur, mais observateur tout en restant mon propre acteur. Attention ce n’est pas une voie qu’il faut emprunter à la légère, car derrière toute liberté se trouve sa propre prison sans barreau, et cette dernière est l’une des plus subtiles. Aurais-je le vague à l’âme ? Toujours est-il que ce n’est pas ainsi que je résoudrai le mystère de ce vol, ni que je serai à l’heure rue Vercingétorix pour le déjeuner auquel je suis convié.A contre-cœur je repousse les fenêtres étoilées de givre, où, sur les carreaux, des fleurs de glace ont poussé, délicates et éphémères, filles de Borée et de Psyché. Parfois je me prends à vouloir les cueillir du bout des doigts, mais je n’aurai pas à cœur de les voir se flétrir. Aussi préféré-je me dissoudre dans leur contemplation. Mais avant de refermer complètement la fenêtre de mon cœur, je trace encore une fois, une fois comme tant d’autres, dans le vide, la fleur de givre, invisible et magique qui s’en va rejoindre au loin le bouquet de glace, qui un jour éclatera.

Délaissant à présent la poésie, pour le présent à venir, je redescends pour m’apprêter à une sortie dans ce milieu hostile. Finalement, je revêts les mêmes pardessus que la veille, à la différence que j’attrape une canne au pommeau de vermeille. Une curiosité dénichée lors d’un détour par les puces de Saint-Ouen. Cette canne n’a en soit rien de bien extraordinaire, si ce n’est son pommeau curieusement ciselé. Tantôt c’est un chat, un homme, une chimère ou une femme, voire une lune au visage torturé. Mais ce changement ne se fait que lorsque l’on ne pose pas les yeux sur elle. Je soupçonne un métal traité à l’éther fluctuant, lui permettant alors d’exister sur deux plans, le nôtre et l’Onirie. La personne qui me l’a vendu m’avait assuré que la forme du pommeau était toujours différente d’un propriétaire à l’autre. Or ces personnages appartiennent à certains de mes rêves, il est donc naturel que je les retrouve ainsi. Mais plutôt que de me perdre plus longtemps en palabres, je suis sorti pour me rendre à Paris et plus particulièrement rue Vercingétorix au bistrot des Doigts sans Soif. Cependant que je franchis le seuil de ma porte, quelque chose m’attire dans la direction opposée et c’est le cœur curieusement léger que je m’y rends. En effet, à peine eus-je fais quelques pas dehors, que je perçois une subtile altération de l’atmosphère, comme un appel lointain, tel un murmure venu du fond d’un temps présent.

Dehors le silence règne en maître et la neige est sa maîtresse, implacable et gracile, battant la mesure d’un rythme qu’elle seule connaît. Je sais que je dois me rendre à Paris. Mais cet appel, que je ressens jusqu’au plus profond de mes tréfonds, se fait plus fort, plus entêtant, plus enivrant. C'est alors que d’un pas étonnamment détaché, je me fonds dans le paysage grisé, pour une destination, qui pour l’heure m’est pour le moment inconnue. Combien de temps ai-je marché ? Je ne sais pas, ce n’est pas moi qui avance, seulement mon corps. Mon esprit, mon esprit… je ne sais pas où je suis, tout est gris et bienveillant. Ainsi traversé-je la ville tel un automate vide et détaché, jusqu’à ce que j’arrive devant lui. Il se tenait là, majestueux, chargé d’une sagesse minérale venu du fond des âges, dont l’aura irradie tout autour de moi. Pourtant ce n’est qu’un vieux menhir, autrefois vénéré par les druides. Mais il est aussi une porte.

– Pourquoi ai-je pensé cela ? L’aurais-je oublié ?

Je ne comprends pas. Je ne me rappelle rien de mon passé. J’ai des souvenirs, des visages, des noms, des événements, des savoirs, mais ils n’éveillent aucun écho. Quelle est donc cette impression de voile éthéré tombant sur certains de ses aspects ? Que veux me cacher mon esprit ? A moins que ce ne soit quelque chose ou quelqu’un qui projette cette censure éthérée. Et puis pourquoi se manifester aujourd’hui ? Quel lien y a-t-il avec l’affaire que m’a confiée madame Obligay ? Toutes ces questions se bousculent et tourbillonnent autour de moi. Je les vois, comme je vois mon corps figé dans l’immobilité glacée devant le vénérable minéral. Sans crier gare, c’est une voile noire qui me surprend et me pourfend, repoussant violemment mon corps. Je me sens trébucher, ma tête heurte le monolithe, mon corps s’affaisse dans la blancheur gelée. Lorsque je reprends enfin mes esprits un appendice, que je suppose rougissant, palpite à l’arrière de mon crâne, telle une ampoule dans le néant. Tout ce dont je me souviens avant mon évanouissement est l’image rémanente d’un carnaval grotesque et endiablé. Alors que je me remémore ses harmoniques et ses envolées teintées de pureté et d’obscurité, un couple de cygnes surgit sous mes yeux, ultimes représentants de ce bestiaire échappé d’un… rêve.

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In folio, La Science et la Vie n°76,

Octobre 1923

Comme nous vous l’avions annoncé la mois dernier, suite à une enquête minutieuse et approfondie, nous sommes en mesure de reconstituer les événements de la nuit du 9 au 10 juillet 1923, qui a vu la destruction complète de l’Institut de Psycho-physique de l’Université de la Sorbonne. Tout d’abord, nous ferons un rappel complet des faits et des hypothèses, ainsi que des théories émises jusqu’à ce jour. Ensuite nous confronterons cet ensemble avec les divers éléments que nous avons rassemblés, avant d’en tirer les conclusions qui s’imposent.

Éléments de l’incident du 10 juillet 1923 :

Tournée des gardiens

Témoignage de madame M. : Quatre hommes aperçu nuit suivant l’explosion

Disparition de pièces à conviction

Cadastre

Présence militaire sur les lieux

Principe des nouvelles centrales éthériques

Témoignages de savants dissidents

Révélations sur la nature des travaux menés à l’Institut

Le rapport remis par la commission d’enquête au parquet de Paris à la fin du mois de septembre constitue le seul fait nouveau depuis la destruction du pavillon de Psychophysique à la Sorbonne, dans la nuit du 9 au 10 juillet 1923. Nouveau mais pas neuf, comme nous pouvions nous y attendre, ce dernier se contente de reprendre des hypothèses déjà soulevées les jours suivants la catastrophe. Selon les experts impériaux, l’explication la plus plausible est une fuite de gaz de ville, qui se sera accumulé dans les sous-sols, jusqu’à atteindre sa densité critique et provoqué l’explosion. En effet lorsque ce dernier atteint une certaine concentration critique dans le mélange air/gaz, la moindre étincelle suffit à l’enflammer et à déclencher une explosion meurtrière. Néanmoins avant d’examiner plus en détail les lieux de l’accident, intéressons-nous tout d’abord aux propriétés du gaz de ville.

Le gaz utilisé, aujourd’hui essentiellement pour le chauffage, la production d’électricité et la cuisson, est de même nature que le gaz de mine, responsable des terribles coup de grisou. Il s’agit pour l’essentiel de méthane, mélangé à quelques proportions d’éthane et de méthanethiol, qui lui donne son odeur caractéristique, facilitant le repérage de fuites de gaz. Seul, le méthane, même en présence d’une source de chaleur, ne brûlera, ni n’explosera, s’il n’y a pas d’oxygène moléculaire à même de briser ses liaisons atomiques. Cependant, un mélange de ces deux gaz deviendra extrêmement instable, dès lors que les proportions sont de 1/3 d’oxygène moléculaire pour 2/3 de méthane. Dans ces proportions le mélange peut exploser spontanément à cause du haut pouvoir d’oxydation de l’oxygène moléculaire. La réaction se fait selon l’équation bilan suivante :

CH4 + 2 O2 => CO2 + 2H2O ΔE = 891j.mol-1

ΔE est l’énergie dégagée par la combustion totale d’une mole de méthane, soit 16g de méthane et 36g d’oxygène moléculaire. Une telle quantité suffit à faire passer un kilogramme d’eau à 20°C à une température d’environ 230°C.

Pour les besoins de notre enquête, nous nous sommes procurés les plans du pavillon de recherche, ainsi que des relevés topographiques précis des lieux de l’explosion. Le bâtiment faisait cinq mètres de longueur, sur trois mètres et cinquante centimètres de largeur, sur deux mètres et vingt centimètres de hauteur sous plafond. N’existant aucune communication entre les soubassements et le reste du bâtiment, nous négligerons la présence du toit. Enfin il possédait une cave de même surface d’une hauteur de deux mètres, dont l’entrée était fermement scellée, confinant le sous-sol. Ainsi, si fuite de gaz il y a eu, celui-ci n’a pu s’accumuler que dans la cave, dont le volume est de 35m3 environ. Nous retiendrons pour nos calculs une valeur de 33m3, compte-tenu du mobilier présent et de la géométrie incertaine du lieu. La densité critique en ce lieu est de 22m3. Sachant qu’en moyenne une fuite de gaz libère 20dm3 à la minute, soit 1,2m3 en une heure. Pour atteindre cette valeur de 22m3 au minimum, il faut environ 20 heures. Or nous le savons, les quatre personnes présentes l’après midi sont sortis aux environs de sept heures du soir, environ six heures avant l’explosion. Ces faits sont corroborés par les relevés des registres, ainsi que le témoignage du gardien, monsieur Léandre Caillet. Ce dernier est parti environ une heure plus tard, non sans avoir soigneusement vérifié qu’il n’y avait aucune anomalie. A peine six heures plus tard, l’université de la Sorbonne était secoué par une déflagration. Or nous l’avons montré au moins 20 heures sont nécessaires pour obtenir la concentration critique de méthane dans la cave, plus encore si celle-ci n’était pas hermétiquement fermée. En six heures un volume de 7,2m3 de gaz se serait accumulé dans la cave, quelles seraient les conséquences si une telle quantité de gaz venait à exploser, en supposant la réaction comme étant totale. Il se dégagerait une énergie de 270Mj, équivalent à 58kg de TNT. Comme point de comparaison un kilogramme de TNT dégage une énergie totale de 4,6Mj, énergie suffisante pour creuse un cratère de plus d’un mètre de profondeur. Or selon les relevés officiels, Il ne restait du bâtiment, rien, si ce n’est un cratère d’environ 15 mètres de diamètres sur environ 10 de profondeur. Pour obtenir un tel résultat, il serait nécessaire d’utiliser plus d’une demie-tonne de TNT.

Comme nous pouvons le constater, nous sommes loin du compte, équivalent à un volume de 75m3 de gaz de ville. Non seulement 62,5 heures sont nécessaires pour son accumulation, mais de plus la pièce aurait de fortes de chance d’exploser avant, étant donné que le volume critique est trois fois plus faible. Ce seul argument suffit déjà à anéantir la théorie de l’explosion dû au gaz de ville. Cependant nous complétons cet argumentaire avec un second argument, cadastrale celui-ci. Nous avons pu consulter auprès de la mairie de Paris les plans des réseaux d’eau, d’électricité et de gaz de la ville. Et si sous l’université de la Sorbonne circule de nombreux réseaux, aucune conduite de gaz n’était présente à proximité du pavillon. Aussi, s’il ne s’agit pas d’une explosion d’origine gazière, à quoi est-elle due ?


Texte publié par Diogene, 22 décembre 2014 à 19h08
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