Moi Henri-Désiré VERDOUX déclare ce qui suit :
1° Contrairement aux insinuations perfides d’une Presse malveillante, j’ai toujours été un homme d’intérieur, j’ai toujours grillé du désir de faire le bonheur d’une femme et j’aime par-dessus tout mon foyer.
2° Ainsi que je l’ai toujours proclamé à l’audience, j’ai pu être un escroc mais non un assassin. J’ai toujours considéré mes fiancées comme des poires. Ce n’est pas ma faute si j’aime les poires cuites.
6° Ce n’est jamais le premier trépas qui coûte, mais bien le dernier, car c’est celui qui vous fait arrêter.
— L’heure de partir ?
Les mots meurent au bord de mes lèvres ; une figure que je ne connais pas me fixe. Le teint mat, le teint de sa peau se marie avec grâce avec le turban safran posé sur sa tête. Souriant, je m’arrache péniblement au regard hypnotique, presque magnétique, de ses yeux jais, soulignés par des sourcils noirs et broussailleux.
— Monsieur Estrango ! Permettez-moi de vous présenter le docteur Suinneciva Aravinda, correspondant aux Indes du docteur Bleuler.
Presque glabre, seul son menton affiche une abondante pilosité. Habillé à l’européenne en dépit d’un choix des couleurs des plus surprenants ; sous un costume bleu nuit luit une chemise jaune canari, qu’accompagnent un pantalon vert pomme et une paire de babouche mauve ; il tient entre ses mains, posées sur ses genoux, une lourde canne en ébène, dont j’entrevois le pommeau. Assis dans un fauteuil, il me salue d’un geste de la main.
— Enchante de pouvoir, enfin, faire votre connaissance, monsieur Estrango. Eugen m’a si souvent parlé de vous et de vos… talents.
— Oh et de quels talents est-il question ? rétorqué-je d’un ton acide, quelque peu suspicieux.
En retrait, Madame Claude s’éloigne en direction de la porte.
— Voyons ! Ne prenez donc pas ainsi la mouche ! Je faisais allusion à vos exploits, de votre adresse, de la maestria avec laquelle vous avez dénoué des affaires pour le moins étranges, pour ne pas dire fantastiques.
Mutique, je soutiens le singulier regard de mon interlocuteur, dont les prunelles paraissent soudain s’illuminer de mille feux.
— Vous aurai-je mis mal à l’aise, monsieur Estrango ? se reprend-il comme je garde le silence.
— Oh pas du tout ! Je suis seulement… surpris. J’ignorai que l’on avait rapporté mes « exploits » si loin, docteur Sui… Sui… me récrié-je.
— Pourquoi mentez-vous, monsieur Estrango ? semble-t-il me chuchoter.
— Appelez-moi donc S., monsieur Estrango. Je sais combien vos gosiers, français, peuvent être rétifs aux langues étrangères, s’esclaffe-t-il tandis qu’il attrape d’une main dextre un verre à liqueur.
Élevé à hauteur de ses yeux, il me fixe au travers de l’eau vermeille. Un instant, je crois croiser le regard d’un spectre, une apparition qui se serait engouffrée par une faille fugitive.
— Que voyez-vous, monsieur Estrango, murmure sa voix d’outre-espace.
Avec une lenteur toute calculée, il hume le vieil alcool, puis le porte à ses lèvres avant de s’en délecter, cependant que son sourire s’élargit.
— Un nectar si vous voulez mon avis, monsieur Estrango. Toutefois, je ne vous en proposerai pas ; je me suis laissé entendre que vous ne buviez jamais de… vin.
Dans sa bouche, les mots deviennent lourds, poisseux, chargés d’un sens qui m’échappe.
— Cet alcool a plus de cent ans d’âge ; cent dix pour être précis. 1813, monsieur Estrango. Oui, 1813…
Sous les sourcils, son regard se fait insistant tandis qu’au fond de ses yeux s’allume une flamme opalescente.
— Une année fameuse, ne croyez-vous pas, monsieur Estrango ?
Son verre dans les airs ; il semble flotter alors que sa main s’agite toute seule.
— Sans doute, docteur S… réponds-je d’une voix traînante.
Derrière nous, madame Claude s’est éclipsée. Dans le silence trouble de la salle, j’entends le bruit de ses pas dans les degrés de l’escalier. Mal à l’aise, je demeure prisonnier de son regard magnétique, incapable de m’arracher à la fascination qu’il exerce sur moi, cependant que deux ombres traversent l e salon.
— Pardonnez-moi cet excès de langage, toutefois vos génitoires seraient pris en tenailles que vous n’auriez pas meilleure mine.
De peu, je retiens une répartie peu amène et sûrement outrancière qui, pourtant, s’échappe. Halluciné, je scrute la pièce à la leur recherche, en vain. Les sourcils en circonflexe, le docteur S. m’observe, goguenard.
— Ah… quel dommage que vous ne souhaitiez point goûter ce nectar, s’exclame-t-il soudain ; un verre vide à la main. J’ai ouï par Eugen que vous avez eu quelques mésaventures par le passé.
Auguste, il examine un instant sa tulipe, puis la repose sur le guéridon.
— Il y a des gens qui ont le vin triste, d’autres joyeux, d’autres encore ne ressentent rien. Vous, hélas, vous n’en acquérez jamais la connaissance, poursuit-il, indifférent à mon trouble et à l’incongruité de la situation.
Muet, je n’écoute plus que d’une oreille distraite son intarissable et invraisemblable logorrhée, tandis qu’il furète çà et là dans la pièce.
— Ah ! Monsieur Estrango. Comme je vous plains, je suis aussi affligé que si je devais achever mon repas sans un fromage, boire mon café sans une larme de lait.
Inlassable, il déroule son discours à la manière d’un poète qui nouerait, sans queue ni tête, un collier de mots, cependant que je remarque un étrange manège ; dès lors qu’il précède chaque nouvelle idée d’un léger coup de canne sur le parquet.
— Figurez-vous que l’on a découvert il y a peu… hum, une barrique, oui une barrique dans un navire vieux de plus de cinq cents ans. Le bois avait gonflé et cela ne fait que quelques mois qu’il a été sorti de sa cuve, pour être placé dans une chambre humide. Maintenant me direz-vous, quel rapport peut entretenir avec l’affaire qui nous occupe, un tonneau gisant au fond de la mer ? Ma foi, nous y avons retrouvé du vin, un nectar… Je vous prie de me croire ! Pris dans sa gangue de sédiments, il s’y est bonifié
Alerte, sa canne virevolte en tout sens, touchant les endroits les plus incongrus.
— Hélas ! Mille fois hélas ! La barrique fut vendue aux enchères et tous mes émoluments d’une vie n’y auraient suffi, se lamente-t-il à présent.
Pris au jeu, je lui rétorque :
— Pardon messire du docteur. Vous qui me semblâtes si affairé, si pressé. Me permettriez-vous de vous interrompre, car voilà une bien singulière activité si vous m’autorisez à peu près ce langage et me pardonnez mon insassiable et non moins outrageuse curiosité ?
— Outrageuse ! éclate-t-il de rire, la pointe de sa canne posée sur la tranche d’un livre.
Sur ses lèvres flotte un étrange sourire, tandis qu’au fond de ses orbites brille une lueur maligne qui grandit.
— Pourquoi inavouable, pourquoi outrageuse, monsieur Estrango ?
Sa voix devient de velours.
— Dites-moi ! Pourquoi ?
De velours, elle se fait de plomb. Ses prunelles ne sont plus que deux puits de feu et, dans les airs, sa main dessine des marques invisibles.
— Allons !
De sa bouche ne jaillit plus qu’un souffle ténu, une chose qui se meurt. De lui, je n’aperçois plus que la face, hilare, plongée dans un brouillard obscur, tache incongrue au milieu d’une toile noir. De l’autre côté, une silhouette grandit, née de sa substance. Ses yeux sont immenses, deux boules d’argent. Dans l’une de ses paumes reposent une paire de lorgnons qu’il chausse sur son nez de conquérant, accentuant le cruel sourire qui se dessine sur ses lèvres fines. D’une démarche souple de félin, il balaie du regard la pièce puis prend place dans le fauteuil, où se tenait quelques instants plus tôt le docteur S. Sans me prêter la moindre attention, il soliloque, les jambes croisées, la figure tournée vers la lourde tenture qui dissimule sept princesses prisonnières de leur cercueil de verre. Toutefois, au fond de ses yeux naît une lueur inquiète. Calme, il caresse le pommeau de la canne posée contre l’accoudoir tandis que je perçois le bruit d’un corps mou qui glisserait sur le sol. Lentement, il tire sur la tête et exhibe la lame hors de son fourreau. Un mouchoir à la main, il l’essuie puis se relève. Un œil en arrière, il recule en silence cependant que dans la pénombre une silhouette se dresse. Penché sur elle, il exhibe la langue d’argent d’entre ses côtes, puis disparaît dans un ricanement sinistre. Seul un mot me parvient : Schulmeister.
— Pourquoi ne dis-tu rien ? Tu observes, mais tu ne penses rien. Tu observes, mais tu demeures muet. Au fond, peut-être est-ce mieux ainsi… Certains prétendent que les ignorants sont bénis. Est-ce un mensonge ? Un fantasme, plutôt ! Regarde-toi ! Contemple-toi ! Admire-toi ! Tu n’es rien qu’une ombre qui marche parmi les autres.
Il, elle est se tient derrière moi ; son souffle brûlant sur ma nuque. À ma vue, il m’offre la scrutation d’un cadavre, dont la gorge béante met à nu son intimité profonde ; des chairs rouges tapissées de goudron, où éclatent par endroits des vaisseaux bien trop gros.
— Satisfais-toi ! Il souffrait de cirrhose et le crabe l’étreignait presque de ses pinces ; il n’était qu’un mort en devenir, un vivant en sursis, me susurre-t-il à l’oreille.
Face à face, il me sourit et dévoile sa dentition lupine. Incapable de fuir, ses yeux, pareils à des flammes argentées luisent derrière des verres fumés, m’ont crucifié.
— Je suis ce qui gît, je suis ce qui existe lorsque tout périt. Un jour tu t’es aventuré dans une contrée d’obscurité et il t’a offert un présent, un sceau et une malédiction. À présent, il t’en faut la retrouver avant qu’il ne te dévore, avant que je ne te dévore, rugit-il, comme il se précipite vers moi.
Dans ma chair, le métal s’enfonce dans mon poitrail et le traverse de part en part.
— Pourquoi ? murmuré-je, une bulle écarlate au coin des lèvres. Pourquoi as-tu accompli cela ?
Sa tête est posée sur mon épaule et ses bras m’enlacent comme le ferait d’un amant à sa belle.
Dans ma poitrine, mon cœur a cessé de battre ; je n’en entends plus les coups sourds, mais seulement les notes suraiguës de l’arme qui chante. Dans ma nuque, je sens sa main qui m’enserre, chaude, douce, presque réconfortante.
— J’ai déchiré le voile qui obscurcit ton âme. En revanche, seras-tu en mesure de voir au-delà ? me chuchote-t-il.
Tout sourire, il se recule et arrache d’un coup sec la lame prisonnière, mon cœur empalé dessus.
— Et que dois-je voir ?
Ma voix n’est plus qu’un murmure pitoyable face à sa figure triomphante, mon organe en trophée piqué sur sa dague. Mes jambes se dérobent et des papillons noirs dansent dans mes yeux. De ma gorge s’échappent des cris misérables auxquels personne ne répond, tandis que mes mains griffent le vide.
— Que dois-je voir ? Est-ce là votre question, monsieur Estrango ? s’étonne soudain quelqu’un.
Assis dans le fauteuil, les bras croisées négligemment, un autre verre entre les doigts, je reconnais le docteur S. Une main sur la poitrine, je la retire ; elle est vierge, mais vierge de quoi ? Déjà, j’ai oublié et la détresse s’évanouit.
— Vous semblez désorienté, monsieur Estrango. Que vous arrive-t-il ? Nous devisions, quand, soudain, vous m’avez interrompu d’un geste, jamais suivi d’effet.
La bouche en cœur, je croirai presque qu’il feint l’étonnement. Les yeux étrécis, je balaie du regard la pièce.
— Monsieur Estrango…
— Que savez-vous, docteur S. ? le coupé-je d’une voix sourde.
— Allons, monsieur Estrango ! se récrie-t-il. Pourquoi tant d’agressivité de votre part ? Cela ne vous sied point.
— De plus, ce n’est pas la bonne question, ajoute-t-il, un sourire narquois sur les lèvres.
Sous son turban, je devine ses yeux, ses yeux semblables à des puits sans fond, dans lesquels j’aperçois les reflets d’une représentation. Patient, il attend le moment, l’instant où ses doigts le frapperont, le temps où les notes s’élèveront. Tout à coup, son index, son majeur s’exécutent et le chant grave et mélodieux du piano emplit la pièce où nous nous trouvons. Plongé dans la lumière, il en attrape les faisceaux et les tord. Relâchés, ils explosent en une gerbe colorée. En retrait sur sa gauche, j’aperçois les éclats mordorés d’un comptoir sur lequel se penche une forme noire qui s’ébroue.
— Désirez-vous un verre, Alvaro ? Je vous l’offre, m’interroge soudain le joueur, dont les phalanges ont cessé de caresser son instrument.
Non ! Bien sûr… se reprend-il. Vous ne buvez jamais de vin…
Est-ce le ton de sa voix, son accent traînant ? Je ne peux réprimer un frisson à l’écouter. Son rythme se fait plus doux, plus lent, ses doigts glissent plus qu’ils ne courent, effleurent plus qu’ils ne frappent et sa musique devient féerie, écho des rêves d’un dormeur. Au-dessus de sa tête, le cône lumineux s’est étréci ; ce n’est plus qu’un mince pinceau qui en détoure les contours.
— Une infusion, alors ? Il me semble que nous gardons quelque chose de tout à fait particulier, pour un invité tout aussi singulier, ronronne-t-il.
Penché sur son instrument, il le contemple ; la mélodie perdure ; son ombre joue. Aérienne, la musique enveloppe la pièce et la baigne d’une atmosphère nouvelle, chassant les images cauchemardesques qui m’assaillent.
— Qui êtes-vous ?
Imperturbable, il s’avance vers le comptoir dont les boiseries renvoient les astricules féeriques.
— Qui je suis ? rétorque-t-il sans se retourner.
Avalé par la pénombre, je ne devine plus que les contours de sa silhouette.
— Une question qui en amène bien d’autres, Alvaro, soupire-t-il.
Toujours en retrait, je l’observe qui s’agite, à la recherche de ce mystérieux mélange dont il m’a mentionné l’existence.
— Approchez-vous ! Vous y serez plus à l’aise. Que craignez-vous donc ? ajoute-t-il d’un ton amical, accompagné d’un geste de la main.
Alors que je m’avance à pas mesuré du comptoir, je remarque, sur l’un des tabourets, la présence d’une masse obscure, si noire qu’elle en avale presque tous les rayons de lumière. Curieux, je m’installe à côté d’elle. Bien que sans relief, je la devine vivante.
— Merci, murmuré-je à l’adresse de l’intéressée.
Accoudé, je laisse mon regard dérivé dans la pièce, dans le fol espoir de capturer quelques indices sur le lieu. En vain, car, sinon le piano et son singulier instrumentaliste, la salle est vide, sinon ce bar surgit de nulle part et son mystérieux acolyte. Soudain, je sens la chose-ombre vibrer tandis que s’ouvre une paupière sur un œil à l’éclat de vif-argent. Créature cyclopéenne, elle m’observe un long moment puis la referme, avant de sauter sur le comptoir et rouler pour mieux se glisser derrière. Pensif, je me retourne vers le centre de la pièce, où l’ombre joue à présent un morceau dans lequel se mélangent la joie et la mélancolie. Sur le bord de ses lèvres, une cigarette, dont l’extrémité rougeoie dans la pénombre, se tient en équilibre. De sa bouche contrefaite, elle expulse des anneaux de fumée bleutée qui montent, puis se perdent dans la poussière mordorée.
— Alvaro… soupire-t-elle.
Le mégot incandescent posé sur sa langue, elle l’avale et, de ses narines, jaillissent des torrents bleutés.
— Qui est Alvaro ? poursuit-elle, la brune au coin de la bouche. Un homme plonge son regard dans le tien et tu t’en viens. Ici ! Dans ce puits de ténèbres et, encore une fois, tu acceptes les faits.
Plongée dans le halo lumineux, l’ombre tourne sa figure vers moi ; ses yeux reflètent l’abîme. Une main dans les airs, elle attrape un à un les rayons évanescents et les assemble.
— Aurais-tu perdu tout goût pour l’aventure ? Où s’est donc cachée cette curiosité qui, autrefois, te jeta dans mes bras ? poursuit-elle d’une voix empreinte de douceur et de cruauté.
Hilare, de l’index, elle trace des arabesques autour desquels s’enroulent les anneaux bleutés.
— Et elle ? T’en souviens-tu ? me souffle-t-il. Non, bien sûr !
Dans la pénombre, le nom inconnu disparaît, pour être remplacé aussitôt par un autre.
— Et lui ? En fait… tous. Quel souvenir as-tu d’eux ? Sont-ils encore quelque chose pour toi ?
Sur le clavier, ses doigts courent, effleurent les touches. Aérienne, mélancolique, la mélodie s’élève, l’entoure, semblable à l’aura numineuse qui l’enveloppe. De l’autre côté, son double s’approche ; son visage plongé dans l’ombre. Pourquoi ne puis-je le voir, ni même l’entrevoir ? Posé sur un plateau, un verre comme je n’en ai jamais vu auparavant. Taillé un cristal, il ressemble à une rose dont le calice est empli d’une liqueur où se mêle le rouge et le noir. D’un hochement de tête, elle le remercie, puis s’en saisit. Le sourire aux lèvres, elle le garde un long moment dans les airs, tandis que, tels les papillons de nuit attirés par la chandelle, il aspire tous les grains de lumière et obscurcit l’atmosphère.
— Et moi, Alvaro ? Me reconnais-tu ? Où ne suis-je qu’un écho fugitif dans ta mémoire ?
La tête penchée en arrière, elle avale d’un trait le cocktail que son double lui a apporté et rit ; rit à n’en plus pouvoir. Mais c’est un rire amer, un rire plein de peine et de tristesse. Soudain, entre ses doigts, la rose se brise. Une main sur la figure, elle se tourne vers moi, alors qu’au travers de sa paume j’aperçois ses yeux sans éclat, d’où s’échappent des larmes de la couleur du vif-argent.
— Ah ! Tu n’es qu’une ombre sans âme, soupire-t-elle, cependant qu’elle reprend son jeu singulier et mystérieux.
— Tenez, Alvaro, me murmure soudain mon hôte.
Sur le comptoir, une tasse en verre dépoli et doré à l’or fin repose dans une soucoupe en ardoise. A côté, une théière en fonte ventrue expulse de minces filets de fumée blanche, d’où filent des arômes puissants de cannelle et d’anis. Logé dans la pénombre, son visage et ses émotions demeurent indéchiffrables, cependant que perché sur le dossier du tabouret, la chose ombre ouvre son œil unique et me fixe.
— Pourquoi ne répondez-vous pas à ma question ?
Les lèvres autour de la tasse, je savoure le délicat breuvage. Un sourire en coin, un verre entre les mains, il m’observe.
— Sans doute, ne posez-vous pas les bonnes questions ? me rétorque-t-il.
L’ayant essuyé, il la place sur un plateau, au milieu de ses sœurs, aux motifs savants et complexes. Silencieux, je le contemple à mon tout, tel le magicien sur la scène les objets jaillissent du néant, puis disparaissent aussitôt pour être remplacés par d’autres ou se métamorphosent.
— Vous attendez d’autres convives, essayé-je, l’index pointé en direction du comptoir.
— Cela se pourrait. Nous vous confierons que cela ne tient qu’à vous, Alvaro. Certains possèdent des réponses, d’autres non, mais tous ne viendront que si quelqu’un les invite.
Sa voix s’échappe d’entre ses lèvres, comme un murmure dans une étoffe de soie, douce, rugueuse, énigmatique. Toujours occupé, il s’empare tour à tour, des tasses, de verres à pied ou sans fond, de tubes et de cornues. Derrière lui, les flacons, innombrables, innommables, une théorie incommensurable d’alcool et de breuvages, aux couleurs troubles, aux couleurs double. Des reflets carmin, mordorés, bleutés ou encore argentés les traversent tandis que certains se meuvent, s’agitent, bouillonnent, s’enroulent. À côté, tout autant de tisanières et de bonbonnières emplies d’herbes et de fleurs séchées. Délaissant mon hôte, je m’intéresse à la chose ombre accrochée au dossier du tabouret qui me fait face.
— Et toi ? Qui es-tu ?
La tasse me brûle, je le sais, car je le sens. Pourtant je doute. Les yeux posés sur ma main, je devine encore la chair, translucide, dépourvue de matière, comme le serait celle d’un spectre ou un rêve.
— Encore une fois, tu ne formules pas la bonne question, Alvaro, me rétorque la chose ombre. Aussi ne te répondrai-je point.
Derrière nous, enchaînée à son piano la silhouette poursuit son jeu infernal. Lentes, les notes s’égrènent puis retombent, semblables à des pierres célestes.
— Où sont donc passés ta fougue, ton enthousiasme, ta curiosité, Alvaro ? Ta morgue, me balance-t-elle, narquoise.
Dans les airs, les éclats de verre dansent puis se rassemblent en une spirale double qui s’enroule sur elle-même en une symétrie parfaite.
— Le futur, Alvaro ! Le futur… un futur parmi tant d’autres.
Sa voix n’est plus qu’un soupir, un souffle, à peine un murmure. Lentement, elle se retourne et pose sur moi un regard glacial et désabusé.
— Toi qui as chevauché les mondes, traversé les ombres, voyagé dans le temps, te voici réduit au néant, ricane-t-elle.
Mais son rire sonne faux ; j’entends la fêlure dans le ton, cependant que s’ouvre une porte dans le fond. Des silhouettes se pressent bien qu’elles demeurent toutes en retrait.
— Ah ! Nos invités sont arrivés. Toutefois, ils ne s’en viendront et ne te parlerons que si tu le désires, ainsi sont les règles ici.
— Qu’ils entrent alors, je ne les repousserai pas, lui rétorqué-je acerbe, agacé par ses remarques inutiles et la mise en scène ridicule.
Soudain, l’une d’entre elles s’avance, un homme ventripotent. Appuyé sur une canne en bois de frêne, le pommeau recouvert de l’or le plus fin, sa figure figée rappelle la texture d’un masque de cire. Cachée par un foulard en soie, je devine la béance au niveau de sa pomme d’Adam.
— Qui vous a assassiné ?
Le pas hésitant, il marche vers moi. Alors qu’il m’aperçoit, sa bouche se tord en un étrange rictus aux allures de sourire mécanique, tandis qu’il tend un index rageur en direction de ma personne ; de sa gorge s’échappent des sons inarticulés.
— Je vous présente, monsieur Schulmeister, Alvaro, me susurre l’homme au comptoir.
D’un geste, il invite le mort à prendre place et pose devant lui un lourd verre à fond plat, empli d’une liqueur ambrée, à l’odeur entêtante de tourbe et de fumée.
— Homme de l’ombre et homme de main des puissants, sa loyauté envers l’empire n’a d’égal que sa passion pour le jeu et l’aventure. Homme du secret, il ne révélera rien des ordres qu’il a reçus… Toutefois, son assassinat ne sera pas sans conséquence.
Assis sur un tabouret à quelques mètres du mien, il me dévisage de ses yeux vides puis secoue la tête, avant de murmurer quelques mots à l’adresse du barman. En échange, ce dernier sort un étui de sa veste et lui tend un cigare entouré d’une bague dorée. Avide, le défunt Schulmeister le décapite d’un coup de dent et l’allume à l’aide d’un lourd briquet en argent.
— Pourquoi vous ai-je assassiné, monsieur Schulmeister ? soufflé-je.
Un sourire mauvais déforme ses traits, alors que s’en échappe un rire sinistre.
— Devinez donc, monsieur le détective.
Son verre entre les doigts, il le hume longuement puis le porte à ses lèvres et avale une gorgée de la liqueur.
— Un nectar ! Je vois que vous êtes un fin connaisseur en la matière, s’adresse-t-il à l’homme derrière le comptoir.
— Je vous en prie, monsieur Schulmeister ! Vous me flattez.
Goguenard, il achève d’un trait sa boisson, puis s’éloigne son cigare à la bouche. Fasciné, je contemple la fumée bleutée qui s’échappe de sa bessure, tandis qu’il se retire, avant de prendre place à une table plongée dans la pénombre, non loin du pianiste déchaîné. À côté de moi, mon hôte poursuit ses préparatifs, indifférents à ma présence.
— Quel est votre nom ? Et comment connaissez-vous le mien ? l’interrogé-je soudain.
Est-ce de la surprise ? Ou bien feint-il ? Le regard en biais, il s’interrompt et repli trois doigts de sa main gauche.
— Deux questions, Alvaro ! C’est bien trop à la fois, s’amuse-t-il. De plus, vous n’avez presque pas touché à votre infusion ; je suis déçu. Il serait tout de même fort dommage, de la laisser ainsi refroidir.
De l’index, il pointe ma tasse où demeure un fond de liquide noir. Puis, dans un sourire, il en exhibe une nouvelle dans laquelle il verse le contenu de la théière, avant de remplir la mienne.
— Appelez-moi donc Alexandre, c’est un nom comme un autre.
D’un geste, il m’invite à boire.
— Délicieux, ajoute-t-il.
Depuis son tabouret, la chose ombre a sauté sur le comptoir et semblé quémandé à son tour. D’un hochement de tête, Alexandre acquiesce et disparaît dans l’obscurité, puis reparaît quelques instants plus tard, un jeu de cartes entre les doigts.
— Un nom comme un autre ; aucun nom n’est innocent… Alexandre, rétorqué-je, mon regard plongé dans le sien. Non, pas les noms ! Plutôt, les mots.
La tasse me brûle soudain et je manque de peu de la lâcher. En face, Alexandre m’observe, ses mains sont occupées. Mais son esprit, où est-il ?
— Où suis-je ? Voici une question bien loin d’être anodine, s’amuse-t-il. Toutefois, si je vous réponds, je ne vous dirai rien au sujet de la première.
La tasse posée dans sa soucoupe, je soutiens son regard énigmatique. En fond, la mélodie prend un tour mélancolique, plus mystérieux aussi, plus étouffant. Les notes me donnent l’impression de s’enrouler autour de nos corps, semblables à des larmes amères qui me lacéreraient les chairs.
— Je ne comprends pas.
Une vapeur glacée s’échappe de mon infusion qui, soudain, se fige et la porcelaine, maintenant gelée, se colle à mes doigts.
— Que ne saisissez-vous pas, Alvaro ?
Au fond de ses yeux brille une lueur étrange et lointaine. Mal à l’aise, je m’arrache avec difficulté à l’emprise qu’il exerce sur moi ; dans ma tasse le liquide tournoie de nouveau.
— Pourquoi seulement deux réponses ? La tradition n’affirme-t-elle par que les djinns et autres génies exaucent trois souhaits ?
Sur le comptoir, la chose-ombre roule vers moi, puis se pelotonne sur mes genoux. Froide, chaude, matérielle, immatérielle, elle ferme son œil unique sur une nuit sans fin.
— Sûrement, Alvaro. Cependant, si je répondais à toutes vos questions, elles seraient au nombre de quatre, me glisse Alexandre, sur le ton d’une fausse confidence.
Dorénavant, la tisane exhale un parfum de sous-bois, mélange d’odeurs d’humus et de pourriture ; je m’attends presque à voir surgir, depuis l’obscurité, une ancienne cabane habitée par une femme sans âge.
— En effet… Mais ne m’aviez-vous point avoué que nous d’autres invités s’en viendraient ?
Un sourire sur les lèvres, il acquiesce en silence.
— Et détiennent certaines des réponses à mes interrogations, complété-je.
— Si fait ! Posez les bonnes questions et ils s’avanceront. À présent, que désirez-vous connaître ? J’oublierai que vous m’avez demandé mon nom ; cela n’a que peu d’importance, en ce qui nous concerne.
Attentif, je le vois qui recompte, puis vérifier à nouveau ses préparations. Curieux, je me saisis de la première carte du jeu posé à côté de moi. Sur l’autre face, j’y découvre un étrange personnage. Appuyé sur un bâton, un baluchon sur l’épaule, il marche, les jambes dénudées, sur un sentier qui pourrait bien le mener où il le désire ; un chien semble vouloir le mordre. Indifférent, il a le regard en biais. Sa tête est coiffée d’un chapeau au bout duquel pendent des grelots, à la manière de ceux que portent les bouffons ; au-dessus, en lettre gothique et manuscrite, un nom : Le Mat. Amusé, je la repose avec les autres et avale une gorgée de tisane.
— Savez-vous quelle est sa signification dans le jeu de tarot, Alvaro ?
Les yeux brillants, Alexandre m’observe de la même manière qu’un médecin ausculterait son patient. De l’index, il étale les cartes sur le comptoir, puis retourne la mienne. La silhouette ne bouge pas, pourtant je jurerai la voir s’éloigner vers l’horizon.
— Un voyageur ?
— En effet, un voyageur, souffle mon hôte. Un voyageur libre. Néanmoins, son aventure n’est pas sans danger, car un être dans sa condition, dépourvu de la connaissance de ses limites, des limites inhérentes à la vie s’égare et tombe dans l’hybris. Dévoré par une énergie qu’il n’aura su apprivoiser et canaliser, il est alors consumé par la folie qu’il a libérée. Une mise en garde, en même temps qu’un guide.
Vide, il remplit sa tasse de la singulière infusion. Tout d’abord rouge, elle se trouble et s’obscurcit. Songeur, je m’empare de la carte du Mat.
— Que me caches-tu, voyageur ? Qu’as-tu trouvé au cours de tes pérégrinations ?
Mais la carte demeure muette et le fou immobile. Dépité, elle s’échappe d’entre mes doigts.
— Peut-être est-ce à moi qu’il faille poser la question ? susurre une voix dans mon dos.
Surpris, je me retourne et découvre un homme à la peau mate et au regard luminescent. Habillé d’une lourde cape de brocard à la couleur indéfinissable, il s’accoude au comptoir et ôte le chapeau qui coiffe son crâne, dévoilant un visage dissimulé par le col de son épais manteau. Hilare, sa figure figée me fixe de ses yeux vides, cependant que j’entends un bruit semblable aux cliquetis d’un engrenage. En face de lui, Alexandre a posé trois verres, emplis de trois liqueurs différentes.
— Voici Vacuomo, dit le Fantôme du Louvre, Alvaro. Figure errante, il hante les lieux de l’imaginaire. Caché derrière trois personas, nul ne connaît son véritable visage. Sa dernière apparition date de la mystérieuse affaire dite « Des Masques de Venise », au cours de laquelle toutes les œuvres d’art de la capitale, ayant pour sujet le portrait, se virent affublées de masques de carnaval.
De ses bouches s’échappe un rire sinistre tandis qu’il se penche vers moi.
— Pose-nous tes questions, Alvaro, ronronnent-elles. Toutefois, pèse bien tes mots, car nous ne t’offrirons qu’une seule réponse.
Un verre à la main, il le vide d’un trait, puis d’une pichenette frappe sa tête qui virevolte, alors que grince sa mécanique intérieure. Dans mon esprit, de vagues souvenirs se fraient un chemin dans le dédale obscur qui l’occupe.
— Que cela signifie-t-il ?
Aussitôt, une figure sinistre se penche vers moi. Son rictus et ses dents qui déforment ses lèvres me rappellent le masque de Hannya, le démon vengeur, cependant qu’au fond de ses orbites brûlent d’inquiétantes flammes.
— Tu nous poseras une question qui en vaut trois. En échange, nous ne t’offrirons qu’une seule réponse, ricane-t-il.
Les mots s’échappent. Mais ce ne sont que des mots, des sons articulés qui jaillissent d’une bouche factice. Déçu, il reprend son tricorne et achève ses deux derniers verres, avant de me saluer.
— Viens donc me parler lorsque tu seras prêt.
D’un geste, il remercie Alexandre, puis s’avance vers le pianiste et se penche à son oreille. D’un air entendu, ce denier se lève et lui cède la place, avant de s’éloigner et s’asseoir à une table en retrait. Sur mes genoux, la chose ombre dort toujours, seuls ses mouvements réguliers trahissent la vie qui l’habite. Peu assurée, j’effleure son corps que je devine sans substance. Pourtant, c’est une chair chaude et sensible que je rencontre.
— Pourquoi te retrouves-tu ici, toi ? soupiré-je.
— À qui s’adresse cette question, Alvaro ? À vous, ou bien à la sombrure qui sommeille sur vos jambes, me souffle Alexandre, un lourd flacon en cristal à la main.
Ciselé avec délicatesse, il le tient fermement au creux de sa paule, comme s’il ployait sous un poids trop important. Concentré, il se le dépose sur la surface laquée de son comptoir et s’empare d’un verre de la même matière et le place devant lui. Soudain, il s’arrête et lève les yeux.
— Alvaro.
Un étrange sourire illumine sa figure, cependant qu’il plante son regard dans le mien, avant de reporter son attention sur la bouteille. Délicat, il en ôte le bouchon et le hume. Sentencieux, il en verse, avec d’infinies précautions, quelques gouttes de la précieuse liqueur.
— Pour vous, Alvaro, me glisse-t-il, comme il pousse vers moi le verre.
Confus, je fixe son visage impassible ; il me sourit toujours.
— Je… je ne comprends pas.
Surgi de nulle part, à moins que je ne l’eusse point remarqué auparavant, un livre trône sur le comptoir.
— Je me suis permis.
Alexandre me dévisage ; ses yeux étranges semblent capables se saisir de tout, même de l’invisible. Finalement, il se recule et s’en retourne à ses occupations. Relié de cuir, aucun nom, aucun signe distinctif ne figure ni sur la couverture ni sur la tranche. Plein d’appréhension, je tends une main vers l’ouvrage, mais la retire aussitôt, terrifié. L’atmosphère s’est alourdie et la musique aussi, plus grave, plus sombre ; les notes sont comme autant de gouttes de plomb qui s’écraseraient sur le sol. Au centre, une foule s’amasse, des couples se forment et se défont ; tous dansent au rythme d’une valse qui me rappelle un poème dont les premiers vers sont :
Over many a quaint and curious volume of forgotten lore—
While I nodded, nearly napping, suddenly there came a tapping,
As of some one gently rapping, rapping at my chamber door.
“’Tis some visitor,” I muttered, “tapping at my chamber door—
Only this and nothing more.”
— Vous semblez égaré, Alvaro ? Posez donc vos questions ; nous vous répondrons, moi ou un autre, me susurre mon hôte, la théière entre les mains.
— Voyez cet objet que je tiens, poursuit-il. Il est très précieux ; non par sa valeur aux yeux d’un collectionneur, mais pour sa connaissance accumulée au fil des ans ; si je ne me trompe, elle date du milieu de l’époque Kamakura, ou du XIIe siècle en calendrier grégorien. Savez-vous d’où lui vient cette carnation si particulière ? La terre, poreuse, adsorbe les tanins contenus dans le thé et se fortifie chaque fois un peu plus. L’homme est ainsi fait ; les mots le traversent et le transforment. De temps en temps, ils le heurtent et alors ils le blessent. En d’autres circonstances, ils réparent ou bien préparent. Vous, les mots vous échappent. Vous croyez les saisir, hélas ils vous glissent entre les doigts, car vous êtes lisse, sans aspérité ; un plein dans un vide.
Rangée dans son écrin de velours, la vision de la théière ainsi remisée m’apaise, cependant que les terribles paroles de cet homme résonnent.
— Pourquoi un plein dans un vide ? Pourquoi lisse ? Pourquoi sans aspérité ? le questionné-je.
De l’index, il pointe la silhouette penchée sur son piano. D’une main, elle joue, indifférente, de l’autre elle soutient une tête, soudain, devenue trop lourde. Ses doigts frappent les touches d’ivoire, puis retombent comme s’ils appartenaient à une poupée de chiffons. Tout à coup, elle cesse et se redresse. Baigné dans la clarté d’une lune artificielle, son visage demeure obscur et sans relief, seules ses dents, carnassières et menaçantes, se dévoilent.
— Regarde-toi, siffle-t-elle. Mais peut-être, ne suis je pas la bonne personne. Quelqu’un d’autre…
Raide, ses phalanges courent à nouveau sur l’instrument et ricochent sans distinction, tons et demi-tons.
— Factice est la chair, factice est le rêve, factice est le réel, soupire-t-elle. À la fin, il ne reste que les ombres, scories de l’imaginaire.
Désormais, silencieuse, elle suspend son geste, pourtant la mélodie se poursuit, triste et douloureuse. Son regard porté sur ma personne, je le sens pesé, alors même que son visage est encore plongé dans la pénombre
— Pourquoi vous exprimez par énigme ? Vous n’êtes pas un oracle !
— Peut-être… ou alors ne suis-je là que pour t’égarer ?
— Ou n’est-ce pas à vous de me répondre, lui rétorqué-je ; à côté de moi, la sombrure dort toujours.
Un étrange sourire illumine sa figure qu’aucune clarté obscure ne semble capable de pénétrer et de révéler, tandis qu’il se penche sur son instrument, d’où s’échappent désormais des notes déchirantes. Sur mes genoux, la créature s’ébroue et entrouvre son œil unique pour le refermer aussitôt. Sur le comptoir, Alexandre me sert à nouveau ; un mince filet blanc s’élève de la tasse brûlante ; orange et vanille mélangées.
— La réalité ne vaut que pour celui qui y croit et qui la vit, Alvaro, murmure soudain une voix contrefaite. La question devient alors : comment distinguer le réel de l’illusion, le rêve du fantasme, la folie de l’esprit de raison.
À ma gauche, surgit du néant, un homme, ou bien peut-être une femme, bien que son visage ne fut en rien androgyne. D’un geste, il, elle me salue puis s’assoit sur l’un des tabourets. Preste, Alexandre lui tend un verre.
— Je vous présente Avicennius, Alvaro. Homme caméléon, l’on chuchote qu’il fut un temps le majordome d’un noble consumé par la folie. D’autres encore murmure qu’il serait cet homme qui, pour échapper à sa lignée, se serait exilé dans les confins de l’Orient. En fait, personne ne détient la vérité à son sujet ; il est tout le monde et personne à la fois, partout et nulle part.
D’un hochement de tête, il remercie Alexandre et trempe ses lèvres dans le breuvage. Habillé avec élégance, ses vêtements m’évoquent le siècle passé ; pourtant il ne semble pas aussi âgé. Unique touche incongrue ou monstrueuse, sa chemise couleurs nuit aux reflets métalliques et son nœud papillon autour de son cou. Mais que je tente de la dévisager, alors il se dérobe ; sa silhouette, seule, demeure, floue, éthérée.
— Pourquoi une telle affirmation ?
— Quelle affirmation ? me rétorque-t-il, un sourire narquois peint sur les lèvres.
Il se moque de moi, je le jurerai. De sa figure, encore une fois je n’entrevois que les dents nacrées, comme le verre qu’il tient entre les doigts. Où est-il ?
— La réalité ne vaut que pour celui qui y croit et qui la vit.
— Oh ! Ai-je véritablement prononcé ces paroles ? C’est fort étrange.
Les yeux en l’air, un index sur les lèvres ; il ressemble presque à l’une de ces caricatures que l’on découvre dans les quotidiens.
— Ne serait-ce pas plutôt voir que croire, me gourmande-t-il, la main posée sur ma poitrine.
Sans crier gare, je m’en saisis et la serre, en proie à une fureur incontrôlable dont je reste l’impuissant spectateur. Cependant, il n’en paraît nullement affecté et continue de sourire.
— Pourquoi blâmer le miroir quand il ne te renvoie que ta propre image.
— Le miroir n’est pas un instrument d’illumination, il n’éveille en vous que l’illusion, complète Alexandre d’une voix désincarnée, comme il dispose devant nous une assiette emplie de minuscules gâteaux.
Avicennius me dévisage ; je ne vois rien de sa figure, pourtant je devine son sourire et ses yeux, ses yeux où se tapit la folie. Les bras en croix, je contemple ma main ; je tiens une psyché où se reflète ma silhouette, façonnée d’ombres et de ténèbres. À la place de mon visage, il n’y a rien ; le noir.
— Ce n’est pas possible, murmuré-je.
Sans un bruit, elle glisse, m’échappe, tombe et se fracasse, avant de voler en un millier d’éclats. Une moue se dessine sur la figure mutine de la créature assise en face de moi.
— Dommage… il n’était pas si vilain.
— Mais quelle importance cela peut-il avoir ? ajoute-t-il comme il tient le miroir, intact, au creux de sa main.
Cabot, il se gausse, s’esclaffe, puis s’arrache à son siège ; seul son regard demeure avec moi. Ses traits mouvants se confondent. Est-ce un homme ? Est-ce une femme ? Je l’ignore.
— Il n’y a aucun mystère, Alvaro, me susurre-t-il. Je n’existe que parce que tu le désires.
En fond, le pianiste égrène des notes sèches et aigrelettes, comme autant de gouttes acides sur une chair à vif. Dans la pénombre, j’aperçois sa silhouette voûtée, penchée sur son instrument, amoureux ; sa figure tournée de trois quarts, un sourire ironique peint sur les lèvres.
— Alvaro, la vie… la vie est un miroir, un miroir dans lequel l’homme n’est jamais que le reflet de lui-même.* Et le tien, que te souffle-t-il ? susurre-t-il.
Sur le clavier, ses doigts ont cessé leur jeu et il a attrapé un verre rempli de glaçons qui tintent à l’unisson et déguste une nouvelle gorgée du liquide ambré. En face de moi, Avicennius s’est rassis. Si je n’avais la certitude que je ne saurai me saisir de lui, je lui ferai volontiers ravaler son air entendu.
— Pourquoi tant de colère ? N’est-ce point la réponse que tu attendais ?
Mauvais, je contemple l’objet de mon malheur. À côté du piano, se glisse l’ombre du dénommé Vacuomo. Sa face rieuse me fixe, hilare ; il se moque. Dans ma tête une voix souffle, semblable à un écho :
— Un matin, Zarathoustra se réveilla avant l’aube, resta longtemps à réfléchir sur sa couche et finalement dit à son cœur : quelle est cette frayeur que j’ai eue dans mon rêve et qui m’a réveillé ? Un enfant portant un miroir ne s’est-il pas approché de moi ? “Oh Zarathoustra – me disait l’enfant – regarde-toi dans le miroir”. Et lorsque j’ai regardé dans le miroir, j’ai poussé un cri, car ce n’était pas moi que je voyais, mais la face grimaçante et le rire sarcastique d’un diable **.
— Que dois-je comprendre ?
Perdu, mes yeux vagabondent à la recherche d’un monde auquel je n’appartiens plus.
— Que suis-je alors ? Un diable ?
Dans mon dos, l’ombre a cessé son jeu assassin ; c’est une musique légère, presque cristalline qui s’élève de son instrument à présent, emportant avec elle les miasmes de ma colère.
— Tu te méprends sur le sens de cette métaphore, me souffle Avicennius. Ce n’est pas tant le démon ou sa figure qui importe, mais le symbole. Le miroir est une épreuve ; il t’avertit de ce qui advient si la vérité et ses simulacres se confondent.
— Les chemins sont multiples. Toutefois, tu ne peux voyager sans être toi-même le chemin, murmure une autre voix, trop familière et en même temps si lointaine.
Sur le comptoir, de délicates meringues peuplent désormais l’assiette, en plus des gourmandises déjà présentes, accompagnées par une large tasse en porcelaine. Gantée de résille, une main s’en empare.
— Veuillez, Alvaro, accueillir mademoiselle Mathilde Chandom, astronome à l’observatoire de Meudon.
Vêtue d’une robe émeraude et d’un tailleur assorti, son visage est dissimulé par une voilette, supportée par un chapeau de velours mauve ; au travers je devine des yeux de la couleur des océans.
— Victime, amante ? Elle fut l’une des fiancées de feu, le bien nommé, Henri-Désiré Verdoux, dont nous savons combien il brûlait de passion pour ces dames.
Dans ma poitrine je perçois le bruit mécanique d’une lame qu’on affûte, le bruit du métal qui chute, cependant qu’un chœur de cloches sonne le tocsin dans le lointain. Une femme s’avance, belle et élégante. Sa figure, je ne la vois pas ; elle préfère se soustraire au regard de son amant, parce qu’il ne veut pas la voir, parce qu’il ne peut la voir.
— À votre épouse, Alvaro.
Je ne l’entends pas achever sa phrase. En mon cœur, sourde une douleur qui occulte même la terreur que m’inspire la vision.
— Pourquoi ? Pourquoi ?
Autour de moi, l’univers vacille ; les meubles, les gens, tout est pris dans un maelström qui a pour nom folie. Leurs voix s’élèvent et s’emmêlent ; je ne les distingue plus, cependant que se détache une silhouette en tout point semblable à moi. Une canne à la main, un oiseau perché sur son épaule me fixe de ses yeux vif-argent. Passé autour de son cou, une chaîne mordorée, au bout de laquelle est suspendu un médaillon.
— Pourquoi ? répète-t-il, allant jusqu’à imiter le timbre de ma voix.
— Pourquoi ? lance-t-il encore une fois, comme il s’empare de ma tasse et l’achève d’un trait.
Négligent, il la repose sur le comptoir, puis se penche vers moi. Ses lèvres m’effleurent, tandis que ces quelques mots s’échappent de sa bouche :
— Parce que tu as oublié…
Une larme perle au coin de son œil. Lentement, il se recule, tandis que sa silhouette s’efface, me laissant seul face à mon désarroi.
*Sébastien-Roch Nicolas de Chamfort
**F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, livre II, « L’enfant… ».
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