De l’antique sagesse admirateur tranquille,
Du mobile univers interrogeant les voix,
J’ai pu de la justice interroger les lois.
Par quel destin sur moi, son glaive est suspendu,
Menaçant l’innocence en mon cœur éperdu.
Quel bras guide les juges, à quelques ordres acharnés
Un génie malfaisant abrège mes années ?
Quel signe au port lointain me rendra pour jamais
Ma chaumière et mon cœur demeurés à Gambais
De Verdoux à Maître Moro-Giafferi
— Monsieur Estrango.
Face à moi, le visage aimable et rubicond de monsieur Schulmeister se pare soudain d’une sinistre expression, tandis que ses traits se durcissent.
— Suivez-moi ! m’ordonne-t-il.
Derrière nous, madame Claude s’est éclipsée et nous sommes désormais seuls dans la pièce. A l’opposé, de l’autre côté de l’épaisse paroi de verre, je devine les silhouettes inanimées de jeunes femmes perdues dans un rêve sans fin ; au-dessus de leur figure, un bras mécanique passe de temps à autre. La main sur une applique, il l’abaisse brusquement et aussitôt se dévoile, sans un bruit, un passage, dont la faible luminosité ne donne à voir que les premiers degrés d’un escalier taillé dans la pierre. Mutique, il m’invite à descendre et, tandis que je m’engage dans le sinistre boyau, je l’entends échanger quelques mots avec Madame Claude. Sur les murs, des ombres fantastiques se dessinent à la lueur tremblotante des lampes. Étouffé, c’est à peine si je perçois l’écho de mes pas. Dans mon dos, monsieur Schulmeister me suit sans mot dire. Combien de marches dévalons-nous ainsi ? Je ne saurai dire. À intervalles réguliers des plateformes de quelques mètres nous soulagent et j’en profite pour reprendre mon souffle, comme la tête me tourne.
— Prenez votre temps, monsieur Estrango. Il arrive que le silence, qui règne ici, ne provoque quelques désagréments chez certaines personnes. Une perturbation de l’oreille interne, m’explique-t-il.
Mais je ne l’écoute pas, car de quelques côtés que se porte mon attention, je le vois ; visage éthéré dans la pénombre, il me fixe de ses yeux perçants, dissimulés derrière des verres d’argent, la figure entourée d’une large bande de tissu, un doigt posé sur les lèvres.
— Sias ut, semble-t-il me souffler, chaque fois que je croise son regard.
— Alvaro ! J’ignore si tout cela est bien raisonnable. Un grand trouble s’est emparé de mes semblables et bien que je n’en partage plus tout à fait leur nature, je le ressens jusqu’au plus profond de mon être. Le mur qui nous sépare devient chaque jour toujours fragile et quelqu’un s’applique à en saper les fondements, en murmurant à l’oreille des hommes.
— Quelqu’un ? Qui ?
— Je l’ignore. J’eus cru qu’il fut celui qui lui fit ce don, mais il en est un autre. Il erre à l’envers, au milieu des noires ténèbres. De la même nature, j’entends sa voix, pareille à un écho.
Dans le silence étouffant du souterrain, je me remémore ma conversation avec Loki cependant que, dans la pénombre, sa figure muette me couve du regard. Dans sa main droite, un objet brille ; une clé à l’éclat mordoré. Tout sourire, il l’enfonce dans son front et la tourne ; à l’intérieur, deux silhouettes, l’une féminine et blanche, l’autre, masculine et noire, se tiennent dos à dos, semblable à des siamois. Tour à tour, leur visage se glisse vers moi, un doigt posé sur leurs lèvres.
— Ut, murmure la première.
— Sias, susurre la seconde, tandis que sa figure se referme avant de se dissoudre dans l’éther.
À nouveau seul, en proie à une terreur irraisonnée, je m’écroule contre le mur pour mieux reprendre mon souffle. Dans le lointain, j’entends le bruit des pas feutrés de mon compagnon que l’ardeur n’a pas quitté.
— Hola, monsieur Estrango ! s’exclame-t-il comme il s’aperçoit de mon absence. Que vous arrive-t-il ?
Étouffée, sa voix me parvient comme au travers d’une membrane d’ouate ou de coton.
— Ce n’est rien, seulement un vertige ! rétorque une voix dans mon dos, alors que retentissent les bruits d’une course précipitée.
Surpris, je me retourne, mais ne découvre rien, sinon mon ombre grotesque et déformée, projetée sur les parois nues, éclairées par quelques lumignons falots.
— Ah ! Ce n’est rien, monsieur Estrango. Reposez-vous donc quelques instants. Je vous l’ai dit, le silence des lieux engendre parfois des troubles de l’équilibre. Nous serons bientôt arrivés.
D’un hochement de tête je le remercie. Derrière lui, les éclairages fâlots dessinent au-dessus de son crâne une auréole inquiète, comme pour mieux souligner sa duplicité.
— Monsieur Schulmeister, ricané-je dans un souffle, une main posée sur la figure ; l’autre enserrée autour du pommeau de ma canne-épée. Puis-je m’enquérir d’une question ?
Jovial, le gros homme me contemple avec un air satisfait, un sourire « jovial » peint sur les lèvres.
— Mais, je vous en prie. Bien sûr, je suis tenu au secret sur un certain nombre de faits. Cependant, ils ne concernent en rien l’affaire qui nous occupe, monsieur Estrango.
— Pensiez-vous vraiment pouvoir me duper ? lui susurré-je à l’oreille tandis que ma lame s’insinue entre ses chairs.
D’entre ses lèvres, des bulles de sang éclatent, tandis que son corps lourd s’affaisse à mes pieds. Dans le fond de ses yeux, j’entrevois la fureur et la terreur, alors même que la vie le fuit.
— Monsieur Estrango ?
Pris au dépourvu, je sursaute et manque de peu de glisser. À quelques pas de moi, monsieur Schulmeister, le visage empreint d’inquiétude, me fixe. Autour de moi, les murs tournoient, accompagnés dans leur folle danse par les appliques luminescentes.
— Ce… ce n’est rien ; un simple vertige, je crois. Permettez que je me repose un peu.
Mais le ton sonne faux, du moins le perçois-je ainsi. Adossé au mur, je devine la silhouette penchée sur sa proie, murmurant à son oreille tandis que s’étend une marque fatale et écarlate. Tout sourire, elle tourne sa figure vers la mienne. Mais d’elle, je ne vois rien, sinon les reflets argentés de ses prunelles bleutées. Mon souffle retrouvé, nous reprenons notre interminable marche dans un dédale de pierre et de lumière. Soudain, je me prends à songer à tous les morts qui gisent en ces lieux. Combien sont-ils, prisonniers de leur gangue minérale, à nous contempler de leurs yeux creux ? À quoi pensent-ils, eux dont le crâne vide rayonne de leurs souvenirs enfouis ? Suspendue aux murs, les lampes à incandescence se relaient, pareilles à des phares aveugles. Dans l’obscurité ainsi brouillée, le silence est maintenant total ; seul le bruit de nos pas en trouble la majesté. Devant moi, Monsieur Schulmeister ne parle plus. Raide, il marche avec une assurance, empreinte d’inquiétude et de crispation. A-t-il éprouvé le fil de ma lame sur sa peau diaphane, ou encore mon souffle infernal sur son visage ? À ces évocations, j’esquisse un sourire sardonique, aussitôt que mon âme s’enflamme. Dans le lointain, bruits de ferraille qui s’entrechoque et freins se succèdent, à moins que ce fussent des cris humains. Cependant, le train d’enfer de mon compagnon me dissuade d’en savourer les fruits. Tout à coup, je le sens qui ralentit, son rythme se fait moins alerte ; il ne marche plus. Devant lui se dresse une sculpture aussi odieuse que hideuse, caricatures humaines et faciès grotesques se disputent une place, devenue trop rare, dans une porte en bronze, couleur vert-de-gris, à la géométrie torturée.
— Sublime, n’est-ce pas ! s’exclame-t-il. Elle fut découverte au cours des travaux du métropolitain. Elle donna naissance à d’incroyables polémiques lors des tentatives pour en remonter les origines. Certains l’attribuent à nos ancêtres celtes, d’autres, encore, à des tribus plus anciennes, voire carrément à des êtres hors de notre champ de compréhension. Quoiqu’il en fût, nous ne pûmes la déplacer et nos ingénieurs durent se résoudre à modifier le tracé.
— Vous ne pûtes la déplacer ? répété-je à la manière d’un automate, fasciné par la singulière apparition. De l’autre côté, tout n’est qu’obscurité. Pourtant, je le vois ; immobile sous la tente ; ses yeux brillent dans la nuit. Autour de lui, la caravane s’avance ; les bêtes se couchent et les hommes les soulagent ; des enfants jouent sous les orbites aveugles de leurs mères.
— Voilà qui bien curieux. Ah, la chose est si simple ; un enfant saurait en résoudre l’énigme, sot que vous êtes, souffle une voix derrière moi.
— Avez-vous dit quelque chose, monsieur Estrango, me questionne monsieur Schulmeister, le front barré de plis soucieux ; sous son abondante moustache, sa lèvre supérieure tressaute.
— Oui ! Je m’étonne seulement que vous n’ayez pu la déplacer. Nos mineurs n’ont-ils pas arraché à la terre plus de houille que l’humanité en deux millénaires ? lui rétorqué-je d’un ton posé. N’avons-nous pas élevé des tours plus hautes que les pyramides de Khéops et de Képhren ?
Les yeux tournés vers l’imposant portail, je n’arrive pas à me détacher du mystère qu’exerce sur moi, l’un des visages, masque torturé d’un être, que je devine damné. Au-dessus de ma tête, j’entraperçois une autre porte, monumentale, miroir de celle qui me fait face. Soudain, un bruit de tôle froissée jaillit de nulle part, suivi de cris d’effroi. Un corps est jeté en l’air, puis retombe sur le macadam, autour duquel s’affaire une foule compacte ; je ne l’écoute pas.
— En effet, notre génie ne semble connaître aucune limite. Cependant, d’une manière incompréhensible, nous n’avons pu entreprendre la moindre tâche qui eut pu mettre en péril son intégrité. Par exemple, alors nous nous tenons encore à une distance respectable, je vous en parle avec toute la liberté qu’il m’est permis. Mais que je m’en approche et j’oublierai tout. Ainsi en allait-il pour tous nos ouvriers qui s’y sont employés. Sitôt proche, ils ne savaient plus pourquoi ils avaient entre leurs mains, pioches ou marteaux pneumatiques, et ils rebroussaient chemin.
Oublieux de sa présence, je m’avance vers le monument de métal et en caresse la surface ; il ne me remarque pas et poursuit son récit d’une voix monocorde :
— Même nos savants furent victimes du même mal. Quels qu’ils fussent, tous oublièrent bien vite le sujet de leur étude et toutes leurs notes disparurent ; dans leur cahier ne s’étalaient plus que des pages vierges.
J’en devine la présence, mon âme noire pulse à son unisson et s’élèvent bientôt les harmoniques d’une démoniaque musique, tandis que je m’arrache à la contemplation.
— Désormais, elle demeure ici, soustraite à la curiosité humaine et rares sont ceux qui ont le privilège de la contempler. De plus, quand bien même serions-nous plus nombreux, que nous oublierions tous, un jour ou l’autre, tout de son existence, achève mon compagnon les yeux levés vers son sommet.
Du haut de son âge incommensurable, elle nous contemple et nous nargue. Figée, je la devine vivante, modelée par les projections, les fantasmes de toutes les psychés passées, présentes, futures.
— Maintenant, si vous voulez bien me suivre, nous arrivons.
À regret, je m’en éloigne et bientôt sa voix n’est plus qu’un faible murmure que le bruit de nos pas couvre.
— Impressionnant n’est-ce pas ? souffle-t-il dans mon dos. Comme je vous l’expliquais, elle fut découverte lors du percement des tunnels du métropolitain. Saviez-vous qu’elle inspirât Marcel Duchamp pour son tableau, Le Nu Descendant l’Escalier, ou encore à Auguste Rodin sa Porte des Enfers, Francis Picabia et son Arbre Rouge. Il se murmure que Fernand Léger ou encore Pablo Picasso l’aurait contemplé, gauchissant, ainsi qu’ils l’expliquaient, leur vision.
— Enfin, ne tardons plus, nous ne sommes pas encore arrivés, ajoute-t-il comme il me dépasse.
— Que je devine, monsieur Schulmeister, nous nous situons sous la place Denfert-Rochereau, n’est-ce pas ?
Est-ce de la surprise ou du mécontentement que je lis dans ses yeux ? Ses sourcils se froncent, ses joues se gonflent, sa lèvre supérieure tremble, son regard se durcit. Soudain, ses traits se relâchent et son visage se ratatine.
— Est-ce de la déduction ou de l’intuition, monsieur Estrango ?
— Un peu des deux, si vous préférez, monsieur Schulmeister, répliqué-je, dans un sourire teinté d’ironie. Bien qu’incapable de m’orienter, je n’en ai pas moins estimé le temps écoulé depuis que nous avons quitté le Chabanais. En outre, je n’ai pas manqué de relever les similitudes entre la réplique et ce portail monumental. Il n’y a rien de magique.
Bien sûr, j’omets de lui confier mes autres observations ainsi que mes ressentis, mon attirance, presque charnelle, avec cet objet né de l’éros et du thanatos.
— Non ! Rien de magique, répète-t-il satisfait, malgré la pointe de scepticisme que je perçois. Mais pressons-nous ! Nous ne sommes pas encore arrivés. Si vous voulez bien me suivre !
D’un hochement de tête, j’acquiesce.
— Vous avez raison, monsieur Schulmeister. Après tout, je ne suis pas venu dans cet établissement où s’exerce le stupre et la luxure, à laquelle ma bourse ne résisterait point, confirmé-je, d’un ton plus brusque que je ne l’aurai désiré.
À ces mots, mon compagnon éclate d’un rire tonitruant, puis me fixe l’air grave.
— Pardonnez ma rudesse, monsieur Estrango. Cependant, comme vous l’avez fort bien deviné, des événements, aussi inquiétants que singuliers, se déroulent en ce moment même. Je devine les questions qui se bousculent dans votre esprit, mais nous aurons tout le loisir de nous en entretenir au cours de notre futur trajet..
— Je saurai vous en être reconnaissant. Ni le docteur Bleuler, encore moins madame Claude, n’ont été fort loquaces à ce sujet. Mais n’est-il pas placé sous le sceau du secret ?
— Ne vous faites pas plus simplet que vous voulez bien le laisser paraître. Je suis certain que vous avez déjà quelques idées à ce sujet. Le docteur Bleuler se trompe rarement, s’esclaffe-t-il tandis qu’il tourne un commutateur fiché dans le mur.
Aussitôt, une lumière crue inonde une salle qui n’est autre qu’une station de métropolitain. Stupéfait, je ne peux retenir une exclamation de surprise.
— Oui, nous nous trouvons bel et bien dans une gare fantôme. Comme je vous l’ai expliqué, la présence de ce vestige modifia les tracés de la ligne. Toutefois, des travaux préparatoires avaient déjà été entrepris et nous avons, par la suite, profité pour développer notre propre réseau.
Semblable à toute autre de la même nature, tout y est reproduit dans les moindres détails, jusque dans les faïences et au nom de la station : Denfert-Rochereau. Plongé dans un indicible silence, une rame, bleue et blanche, rehaussée de dorure patiente ; un homme attend dans sa cabine. Tandis que monsieur Schulmeister s’avance vers l’une des portes à doubles battants, une foule éthérée s’engage, née des reflets des ombres dans les émaux. Hommes, femmes, enfants, tous me traversent comme autant de spectres.
— Monsieur Estrango ! Venez, nous allons partir ! Mario n’attend que mon signal. Il ne faudrait pas que nous interférions avec la circulation publique.
Indifférents à ma présence, la multitude poursuit sa marche silencieuse tandis que je m’éloigne en direction de la rame. Certains m’accompagnent, d’autres s’écartent. Fantômes ou esprits, ils miment les vivants.
— Monsieur Schulmeister, j’espère que vous saurez pardonner ma curiosité, mais vous vous doutez que je m’interroge sur notre destination. Certainement pas à la Sorbonne, n’est-ce pas ? m’enquiers-je comme je m’engouffre dans le wagon.
Calme, sa lèvre trahit sa nervosité.
— La Sorbonne dites-vous… En effet, telle n’est point là notre destination. Toutefois, il serait malvenu si je vous dévoilais dès maintenant notre destination. Jouons plutôt et confiez-moi votre point de vue sur la question.
Alors qu’il achève son propos sur une phrase, lourde de sens et de sous-entendus, les portes se referment et le convoi s’ébranle nous emportant vers un lieu, dont je me dois de taire le nom.
— Asseyez-vous, monsieur Estrango, m’invite-t-il d’une voix mielleuse, l’index pointé sur une banquette de velours pourpre.
Sourire enjôleur, je me donne l’impression de me retrouver dans la tanière d’un crotale, moi dans la peau du fakir qui, de par les mouvements de son corps, le garde à distance. Le fléau de la balance bascule.
— Vraiment, monsieur Estrango, me susurre-t-il tandis qu’il me toise du regard. Vous n’en avez aucune idée, ou alors vous préférez vous taire ?
Tout sourire, il me répugne. Nul doute que nous nous dirigeons vers le plateau de Saclay et son mystérieux complexe scientifique, le CEI. Certainement, me soupçonne-t-il d’en avoir connaissance, bien qu’il ignorât tout de la manière dont j’ai eu accès à cette connaissance.
— Je suis étonné, monsieur Estrango, ronronne-t-il. Je m’étais laissé entendre que vous aviez un esprit aussi vif qu’habile. Il paraît que vous empruntez souvent des chemins détournés, capables de lier des faits sans rapport.
À ses interrogations, je réponds par le silence. Immobile, sa lèvre s’agite avec fébrilité, tandis que ses yeux tentent de fouiller en vain mes pensées.
— Que diriez-vous de m’accompagner, monsieur Estrango, lance-t-il soudain. Nous disposons de tout le confort nécessaire à bord, au cas où le trajet serait plus long. Nous n’arriverons pas avant trois quarts d’heure. Qu’en dites-vous ?
Derrière les mots, je sens ses paroles s’insinuer dans mon esprit comme pour en saisir la forme, puis le fond. Chacun est pesé, lourd de sous-entendus.
— Pourquoi pas monsieur Schulmeister ? Auriez-vous du thé ? m’enquiers-je d’une voix posée pour mieux donner le change.
Occupé à préparer nos boissons, je contemple les nuées blafardes qui se succèdent à un train d’enfer. Par instant, il me semble apercevoir des visages, souvenirs fugaces de mes rencontres passées : le général Beaugeard, Anoup, Madame Obligay, un homme qui n’en est pas un, un reflet dans le miroir, des songes. Dans ma tête, l’avertissement de Loki résonne. L’homme rêve de puissance, El sueño de la razon produce monstruos1 a écrit un artiste. Qui donc a jeté sur les yeux de tous ces savants le sable qui, aujourd’hui, les a assoupis et leur a empli l’esprit de mirages. Dans la fenêtre, j’observe mon pâle reflet. Au même instant, dans ma poitrine, mon cœur cesse de battre et un autre prend sa place ; de l’autre côté, mon double me sourit.
— Votre infusion, monsieur Estrango. Thé noir aux sept parfums.
Une tasse fumante entre les mains, monsieur Schulmeister me dévisage. Calme, je le remercie du bout des lèvres et m’empare de la boisson. Ses lèvres s’ouvrent, mais aucun son ne s’échappe de sa bouche. Par instant, elle se rouvre puis se ferme, comme en réponse à un dialogue muet. Mes lèvres dans l’infusion, j’en savoure les arômes absents. Sans goût, je ne proteste pourtant pas et le félicite pour son choix exquis. Ravi, il m’enjoint de me resservir, cependant que la rame file dans son tunnel anonyme. Bercé par le staccato des roues qui heurtent les rails de métal, je n’écoute bientôt plus que d’une oreille distraite son muet bavardage. De temps à autre, je hoche la tête par politesse, ou alors je lui demande de me répéter telle ou telle parole. Ironie, aucun d’entre nous n’est dupe de l’autre et ses sous-entendus contenus ne me le rappellent que trop.
— Vous incommoderai-je, monsieur Estrango ? s’enquiert-il soudain. Allons, ne me mentez pas. Vous me répondez par monosyllabes et vous n’acquiescez que par pure politesse.
Savourant l’ironie de la situation, j’esquisse un sourire. Mais est-ce moi encore, ou un autre ? Dans le reflet de la vitre, j’aperçois le visage d’un homme plein d’assurance, presque suffisant si ce n’était l’amusement qui teinte le fond de son regard.
— Allons, monsieur Schulmeister, rétorque-t-il. Nous sommes entre gens de bonne compagnie, il me semble. Toutefois, je m’interroge. Oh ! Rassurez-vous, juste un point de rien. Cependant, depuis quand suis-je un invité, peut-être un prisonnier ?
Il s’arrête un instant comme s’il pesait ses paroles, puis se reprend :
— Pardon ! Quel maladroit, je fais ! Le terme est fort mal à propos. Prisonnier, quel vilain vocable, n’est-il pas ? Prisonnier ? Non ! Otage, alors… à tout le moins.
La figure en apparence calme de monsieur Schulmeister se teinte soudain de pourpre. Nonobstant la fureur de son adversaire, il poursuit laconique, presque moqueur :
— … Où m’en étais-je arrêté ? Ah oui ! Je tentais de vous expliquer que je serai un invité bien mal avisé, si je ne vous répondais point de la manière la plus insincère qui fut. Les miennes ne sont-elles point en tout point semblables aux vôtres ? Fausses et superficielles ?
— Monsieur Estrango, soupire monsieur Schulmeister.
La colère et la fureur semblent s’être effacées et cèdent la place à un masque affable et exquis.
— Se pourrait-il que je vous aie sous-estimé, murmure-t-il à son adresse. Qui sait ?
Les lèvres pincées, il se tait pendant de longues secondes qui deviennent bientôt des minutes.
— Sans doute avez-vous raison. Toutefois, je vous trouve excessif et impérieux quand vous parlez de votre personne comme d’un otage potentiel. Disons que pour vous faciliter les choses, nous vous offrons une invitation que nul ne saurait refuser, poursuit-il, un sourire énigmatique peint sur les lèvres.
— Saurait ou devrait ? ricane mon double dans le reflet.
— Un cognac ? élude mon interlocuteur.
— Pourquoi pas ? Bien que je n’en sois guère amateur, il est trop tard pour refuser, m’entends-je rétorqué.
Au fond de mes yeux, brille une flamme inhabituelle, par trop familière à mon goût, tandis que j’examine avec attention l’aménagement de la rame. Presque ostentatoire, le style me rappelle certains établissements mondains. Tapissées de velours pourpre, les boiseries s’en trouvent rehaussées par la présence d’appliques en bronze doré. Dans l’ombre d’un meuble en acajou, j’aperçois monsieur Schulmeister, fort occupé à nous servir deux verres d’une liqueur ambrée. Par la fenêtre, indifférentes à notre passage, les lueurs blafardes des lampes tempête nous observent, semblables aux fanaux que tendraient devant elle une foule de spectres. Masse aveugle traversant des champs de noirceur, je les vois qui errent comme autant d’âmes en peine. Derrière eux, des meutes affamées de monstres et de démons les escortent ; fléaux libérés par des hommes de puissance. Au-dessus d’eux, il en est un qui les toise du haut de sa folie, avant de se précipiter dans les abysses. Plus rien ne le retient, pas même ce destin qu’il embrasse de ses vœux. Dans la vitre, mon reflet me fixe d’un regard complice, puis sourit. Pourquoi rit-il ainsi ? Est-ce cet homme, dont le regard plonge dans l’abîme pour ne jamais en ressortir ? A-t-il vu le monstre qui sommeille en lui ? Ou est-ce le monstre qui a regardé en lui et l’a enjoint de le retrouver ?
— Désirez-vous autre chose, monsieur Estrango ?
La voix métallique de monsieur Schulmeister me surprend et je sursaute presque. Cependant, le malaise se dissipe sitôt que nos visagent se croisent. Massif, son corps semble tout à coup rétrécir, rapetisser à mesure que je le contemple. Ou alors est-ce moi qui m’éloigne ?
— Pourquoi pas, répond mon écho. Qu’avez-vous donc à me proposer, monsieur Schulmeister ? Après tout, vous êtes homme de bon goût et vous savez vivre.
Le pourpre lui monte aux joues et un sourire de connivence se dessine sur son visage.
— Je dois bien vous l’avouer. Vous me surprenez, mon cher. Je m’étais laissé entendre que vous étiez quelqu’un de sobre et j’ai la nette impression de me trouver face à une tout autre personne. M’aurait-on abusé ?
Les yeux baissés, mon sourire s’élargit et un rire léger s’échappe d’entre mes lèvres. Narquois, je pointe un index en direction du cigare qui dépasse de son étui en acajou, tandis que ma main droite plonge dans ma poche de veste et en sort un étui en acier.
— Ah ! Mais tout homme peut, au cours de son existence, changer. Nul n’est figé dans la glaise ou sculpté dans le marbre, ronronné-je, comme je relève la tête, une paire de bésicles argentée sur l’arête du nez.
En face, monsieur Schulmeister semble se réjouir de la tournure des événements et me tend un havane de toute beauté.
— Romeo y Julieta, monsieur Estrango ! En provenance directe de l’île de Cuba.
Je le remercie et sectionne d’un coup de dent l’extrémité tandis qu’une flamme gigantesque jaillit à quelques centimètres de mon visage. Derrière, je devine les traits de mon interlocuteur, dont la lèvre est à nouveau pressée d’agitation.
— À présent que nous sommes entre gens de bonne compagnie, ainsi que vous l’avez vous-même souligné, s’amuse-t-il. Me permettez-vous de vous poser une question ? Rassurez-vous, vous n’êtes pas obligé de me répondre. Cependant, je me sens, comme d’autres diraient, froissé. Et vous n’ignorez point comme ce sentiment peut être désagréable à des gens de notre espèce.
Avec une lenteur calculée, la flamme se retire sans toutefois s’assoupir. Au fond de ses yeux se reflète l’écho mordoré qui danse à la surface de mes verres éthérés, semblable à des serpents jumeaux.
— Je vous en prie, monsieur Schulmeister. Nous sommes entre nous, susurré-je tandis que je tire longuement sur le cigare.
Dans ma bouche, le goût de cacao à celui boisé du cognac, puis je recrache un large jet de fumée bleutée. Atmosphère double, atmosphère trouble, je dévisage mon compagnon, semblablement ravi de me voir m’engager dans la voie qu’il m’a tracée, cependant qu’il se sert un trait de cognac. Mesuré et sûr de lui, il hume un long moment la liqueur puis l’avale d’un trait.
— Monsieur Estrango…
Les lèvres pincées, il hoche la tête, puis reprend.
— Pourquoi parler de votre personne comme d’un otage ? Nous ne vous avons point menacé, quand bien même votre présence nous serait des plus précieuses.
Les jambes croisées, je ne dis mot et me contente de fixer mon interlocuteur, mon verre à la main. Cependant, dans le reflet de la fenêtre, il est à voir une tout autre scène : perdues dans un désert, deux silhouettes se tiennent face à face, l’une noire avec un cœur blanc, l’autre blanche avec cœur noir, sous le regard d’une femme tricéphale. Au loin, un cavalier les observe en silence. Sa monture, un cheval à la robe bey, tire sur ses rênes ; il fatigue. Bientôt il tournera la bride et s’en ira ; témoin muet des événements passés et futurs. De l’index, il pointe une tache sombre vers l’horizon, puis disparaît derrière la dune comme il s’en est venu.
— Étrange, n’est-ce pas, monsieur Estrango ?
Je crois reconnaître la voix de monsieur Schulmeister. Mais non, ce n’est pas à moi qu’il s’adresse. Il parle, mais ne me regarde pas ; moi, qui suis de l’autre côté du miroir, je suis le moi senestre.
— Qu’est-ce qui ne l’est pas ? rétorqué-je, moi, le moi dextre, d’un ton faussement léger, amusé par la scène qui se déroule.
En haut de la dune, le cavalier a disparu. De lui, c’est à peine si l’on aperçoit les traces de son passage dans le sable.
— Alvaro, souffle la silhouette tandis qu’elle s’efface, emportée par le sirocco.
Seul, je suis seul ; seul au milieu d’une étendue de sable couleur fauve, prisonnier d’une tempête qui déchiquette tout sur son passage. Les yeux clos, je le laisse me prendre et me balayer. Au cœur de l’abîme, j’ouïs les grondements sourds de la rame tandis que les lueurs blafardes me transpercent les paupières.
— Allons, monsieur Schulmeister ! La chose me paraît tout à fait raisonnable, certaine même, l’entends-je susurrer. Vous me l’avez vous-même avoué, nous circulons en direction du sud-ouest de Paris, n’empruntons-nous point les lignes d’Austerlitz. De plus, nous mettrons au plus quarante-cinq minutes pour nous y rendre ; difficile de ne pas deviner en quel lieu nous nous rendons. Comprenez donc que je me vois donc plus comme un otage, plutôt qu’un invité de marque.
Imperturbable, il ne se départit même pas de son sourire insolent. Ses lèvres esquissent une réplique, mais je l’interromps aussitôt d’une geste.
— Pardonnez-moi, monsieur Schulmeister. Toutefois, le docteur Bleuler a-t-il connaissance de cette… hum… invitation forcée ? Je crains qu’il ne soit guère chaud partisan de semblable méthode.
Imperceptiblement, je vois son sourire se figer puis se tordre en une grimace grotesque.
— Ne dites rien ! Ce serait fort vilain de votre part, monsieur Schulmeister, poursuis-je d’une voix suave. Allons, vous n’avez fait que profiter de l’occasion qui se présentait à vous. Le Chabanais n’est pas un établissement ouvert à toutes les gents ; je ne doute point que le Secret le surveille de près. Me fourvoierai-je, monsieur Schulmeister ?
Un large sourire illumine à présent sa figure, soulagé.
— Vous m’embarrassez, monsieur Estrango. Hélas, il est difficile de nier cet état de fait. De trop nombreuses têtes, couronnées ou non, élisent domicile en ces lieux, trop souvent à notre goût. Bien sûr, nous menons une veille étroite, mais il arrive toujours que des espions ou d’autres gens de l’ombre s’y glissent malgré toutes nos précautions. Alors, comprenez…
— Et que dois-je comprendre, monsieur Schulmeister ? répliqué-je d’un ton acerbe.
En face de moi, un voile sombre obère soudain le visage de mon interlocuteur ; les lèvres pincées, les sourcils froncés. Pendant ce temps, indifférent à notre joute, le train poursuit sa course dans les entrailles de la capitale. Dans la fenêtre, je contemple nos sinistres reflets, masques ricanants et grimaçants. Monsieur Schulmeister, dont la fureur se libère par tous ses pores, ressemble à un spectre abreuvé de ténèbres. Quant à moi, je ne suis plus que l’enveloppe de chair d’une marionnette en sommeil.
— Ne vous a-t-on point appris, lorsque vous étiez petit, qu’il était si laid de mentir. Oh bien sûr ! Vous autres, gens d’ombre et de secret, c’est là une seconde nature, ricané-je comme je porte le verre de cognac à mes lèvres et m’y abreuve. Ainsi, donc je suis convoqué, pardon invité, à me rendre en un lieu, dont il vaut mieux taire le nom, par le Secret.
Entre mes doigts, mon cigare se consume doucement. Satisfait, j’en tire une nouvelle bouffée et la savoure, les yeux plantés dans ceux de mon interlocuteur. Bien qu’encore maître de lui-même, je le sens déstabilisé, furieux de ne pouvoir lire plus en avant mes intentions et mes pensées.
— Prenez garde, monsieur Estrango, riposte-t-il d’une voix égale. Il est des gens qui n’ont pas ma patience. En outre, vous avez raison de taire certains noms, où je serai au grand regret de devoir prendre des mesures, plus que désagréables, à votre égard.
J’aperçois son regard glissé vers la cabine du conducteur. Un homme, ou bien une femme ? Derrière la fenêtre fumée, je devine une silhouette concentrée sur sa tâche. Sous le ton aimable, sourde la menace ; évidente, facile ; autre chose également.
— Plus désagréables encore, que d’être l’hôte involontaire de militaires, au cœur d’une citadelle souterraine, presque inexpugnable, rétorqué-je d’un ton ironique.
Dans ma gorge, la liqueur et la fumée de tabac se mélangent et entrouvrent une porte au fond de mon esprit, en même temps que s’enflamment mes sens. Est-ce de la colère, du désarroi ? Ou tout cela à la fois ? Dans le regard de mon interlocuteur, le doute l’emporte sur la raison.
— Certainement, monsieur Estrango, réplique-t-il sèchement.
Pour toute réponse, je hausse les épaules et me détourne de la conversation.
— À votre guise, monsieur Estrango. Vous jouez avec le feu. D’autres que moi n’auront pas ma magnanimité, grince-t-il.
De peu, je retiens le rire qui me monte aux lèvres tandis que je déguste avec volupté le cigare offert de si bonne grâce.
— Vous m’en direz tant, monsieur Schulmeister, ronronné-je, le regard plongé dans le sien. Ne me prenez pas pour plus ingénu que je ne suis. Un jour, les dieux ont châtié les hommes en offrant à la femme d’Épiméthée, frère de Prométhée, qui leur avait dérobé le feu, une jarre qui renfermait les fléaux et les malédictions. De quoi, ou plutôt de qui avez-vous ainsi peur ?
Au fond de ses prunelles, brûle désormais un feu ardent, mélange d’indignation et de déréliction. Son front luit, mais c’est à peine si son visage ne trahit pas son ressentiment, sa fureur, sinon les tressaillements de sa lèvre supérieure.
— Bien… soupiré-je, suave.
— Un nectar, votre cognac, mon cher, ajouté-je, sans que je lui laisse le temps de répliquer, comme j’avale d’un trait le fond de mon verre.
En face de moi, le visage de mon compagnon se congestionne.
— Non, non, monsieur Schulmeister. Il me semble que nous avons posé les choses. À présent, pouvons-nous en venir aux faits. Je ne suis qu’un simple détective de ville et il est tout à fait curieux, au vu des moyens dont vous disposez, que vous fussiez tenté de recourir à de tels services, encore plus les miens.
Un sourire en coin illumine soudain sa mine assombrie. Mais l’estoc se porte toujours quand le fer est encore chaud.
— Cependant, un dernier point, monsieur Schulmeister. Vous ne pourrez m’obliger, même si je demeure votre otage. Toutefois, ma curiosité est piquée, aussi vous suivrai-je de mon plein gré.
Depuis mon reflet dans la vitre, je suis l’échange entre moi, ou plutôt cet autre moi et le singulier monsieur Schulmeister. Dois-je me figurer un soulagement ou une inquiétude ? Je ne sais pas. Je me sais être le jouet d’une puissance qui me dépasse et pourtant j’en conçois un profond apaisement. Les lèvres de mon compagnon s’arrondissent soudain de surprise, tandis que celles de mon double s’élargissent en un sourire glaçant. Pâle, monsieur Schulmeister s’empare, presque en tremblant, de son cigare sur lequel il tire longuement, puis semble se détendre. Résolu, il tend la main vers le flacon de cognac et empli son verre jusque rebord. Silencieux, il l’avale d’un trait tandis que ses joues retrouvent peu à peu leur couleur.
— Monsieur Estrango… soupire-t-il avant de se taire les yeux fixés sur ma personne.
Dans la rame, tout semble soudain si lointain, les événements si insignifiants, dérisoires. En retrait, j’observe le déroulé d’un film dont je ne suis plus le maître, mais seulement la marionnette.
— Monsieur Estrango… vous… vous m’embarrassez, je suis bien obligé de l’admettre, marmonne monsieur Schulmeister.
— Vraiment ? ricané-je.
Nerveux, il lisse avec fébrilité sa moustache tandis que des gouttes de transpiration glissent le long de ses tempes. Sans me départir de mon sourire, je contemple le chaos qui règne dans son esprit ; conflit entre sa terreur à mon égard et sa loyauté envers l’empire. Dans leurs orbites, ses yeux roulent en tous sens, comme à la recherche d’une vaine échappatoire. Soudain, il se lève et se retire en direction de la cabine d’aisance.
— Navré de vous fausser compagnie, monsieur Estrango. Mais il est des impératifs… s’excuse-t-il.
— Je vous en prie, monsieur Schulmeister ! Faites ! l’encouragé-je, désireux de me retrouver seul avec moi-même.
Dans le reflet de la vitre, je me vois, mais je ne reconnais pas mon visage. Qui est donc cet homme dont le regard se dissimule derrière deux verres aux reflets d’argent ? Qui est donc cet homme au sourire si cruel ? Qui est donc cet homme dont le panache le dispute à l’audace. ? Qui est donc cet homme qui parle pour moi ; cet homme qui a fait de moi son jouet, sa marionnette ?
— Oravla, soupire-t-il. D’un geste lent, il attrape un minuscule morceau de papier sur lequel il griffonne un mot, puis le glisse dans la poche de mon oignon. Riovas siod ut.
Au fond de ses yeux, je lis l’inquiétude et non plus l’arrogance et la suffisance. Bercé par les grondements de la rame qui file à vive allure, j’en oublierai presque l’absence de monsieur Schulmeister. Indifférent, concentré sur sa conduite, j’aperçois la silhouette de notre conducteur. Que voit-il ? À quoi pense-t-il lorsqu’il contemple ces fanaux blafards qui défilent ? Sont-ce des spectres, ou bien encore des âmes en peine ? « Ici, commence le territoire des morts », pourrait-on lire sur le fronton de chaque ligne de métro.
Soudain, un bruit de chasse jaillit de derrière moi et quelques instants plus tard, la figure joviale et soulagée de mon compagnon reparaît.
— Encore une fois, veuillez m’excuser pour cette impromptue absence. Hélas, il est des besoins naturels parfois fort pressants.
— Mais tout à fait, monsieur Schulmeister ! m’entends-je lui répondre, onctueux. Cependant, me permettriez-vous d’en faire usage à mon tour ? C’est que je souhaiterai également soulager un besoin tout aussi naturel que le vôtre.
À ces mots, monsieur Schulmeister éclate d’un rire sonore et tonitruant.
— Enfin, pourquoi vous interdirai-je la chose ? Allez-y et tirez, bien à vous, le verrou. Il est toujours fâcheux de se retrouver dans l’embarras, surtout en semblable situation, me recommande-t-il, un sourire de connivence sur les lèvres.
— Merci, murmuré-je tandis que je me retire, circonspect.
Au fond de ses yeux, je ne devine plus la terreur, non plus que le doute qui l’habitait ce tantôt. Est-il le même homme ? Ou bien, par quelque extraordinaire tour, on l’est échangé contre un autre ? Ou simplement, est-il si excellent comédien, qu’il demeure capable de jouer de sa partition en toutes circonstances ? Je m’interroge et aucune réponse ne me satisfait. Mais alors que je marche vers le fond du couloir, une étrange sensation me saisit ; je suis de nouveau moi et mon autre moi me toise du regard. Mon autre moi, ou plutôt une autre moi ? De même allure, vêtue de même, elle se fige, ses yeux plantés dans les miens, au fond du couloir. Je m’engage, elle en fait autant. Je recule, elle accomplit de même et lorsque j’ôte mes verres, elle me révèle son regard cruel.
— Qui es-tu ? lui crié-je comme elle s’avance vers moi ; un feu sauvage brûle au fond de ses prunelles.
— Ut-se iuq ? me rétorque-t-elle, avant de poser ses lèvres sur les miennes.
La rame a disparu et un vent sec chargé de sable et de poussière m’aveugle. Cependant, il est de nouveau là, dressé face à moi, l’étranger, un chèche autour de la tête. Il me fait face. Il est moi ; mon semblable, mon double, mon jumeau. Une main sur le front, je l’invective :
— Que veux-tu ? Que me veux-tu ?
— Ut-xuev em euq ? Ut-xuev ut ? se moque-t-il, avant d’éclater de rire.
Mais c’est un rire qui sonne faux, un rire chargé d’angoisse. Au travers du tissu, je devine ses yeux empreints de tristesse et d’inquiétude, malgré une apparence d’arrogance.
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