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tome 3, Chapitre 3 « Chapitre 2 - Une Ombre sur le Rivage » tome 3, Chapitre 3

Témoignage de Madame Vidal

Patronne d’Andrée Babelay, cartomancienne

Que la science est fantasque. Hier en attendant mes clientes, j’avais pris mes tarots et machinalement, je les étalais devant moi. Soudain je fus bouleversé.

Les cartes s’alignaient, terrifiantes : deuil ! Une mort violente ! Et les hommes de loi apparaissaient !

Au même moment, on frappa à la porte. C’était Monsieur Dautel, le commissaire de la Sûreté, et un autre de ces messieurs qui venaient se renseigner sur Andrée et m’apprirent sa disparition.

Le Journal, 26 avril 1919

Enfin, Mme Vidal, cartomancienne extralucide, dépose. Elle ne le dit point. Il est vrai que pour ce qui est du passé, elle ne se souvient pas de grand-chose.

L’Avenir, 26 avril 1919

Bercé par les chaos du fiacre, je n’en demeure pas moins attentif. L’homme qui m’a parlé se tient à l’horizon, il marche d’un pas régulier, un chat couché sur les épaules. Je me demande qui il est et j’ai peur de la réponse. Soudain, il se retourne, une clé entre les doigts, une petite clé aux reflets mordorés que je ne reconnais que trop ; je crois entendre sa voix étouffée par l’écho alors que s’abat le couperet sur la nuque de Monsieur Verdoux.

Pourquoi ne s’est-il pas manifesté ? Pourquoi n’a-t-il pas assisté ? Pourquoi n’est-il pas venu me moquer ?

Six heures dix, matin calme, la justice a rendu son verdict. Le sien, non le mien. Et tandis que les aides transportent le corps sans tête, je l’interroge.

Monsieur Verdoux ?

Sans substance, son image me dévisage, mais ses yeux ne me regardent pas ; ils s’égarent.

Où êtes-vous ?

Ses mouvements sont lents, découplés, semblables à des ombres échos qui se répondraient. Son regard erre à la recherche d’une chose qui a depuis disparu.

Partout et nulle part. Je voyage entre les âmes.

Ses lèvres bougent, mais aucun son n’en sort. Sa voix me parvient, plus tard.

Où l’avez-vous emmené ?

Un instant, il se fige puis me sourit. De l’index, il pointe son front ; dans l’autre main, il tient une petite clé aux reflets argentés.

Chut.

Un doigt sur les lèvres, il disparaît.

Monsieur Verdoux !

Mais ma voix ne rencontre que l’écho. À côté de moi, Mathilde dort. Cependant, au plus profond de moi je doute. Qui est-elle désormais ? L’effroi me saisit dès qu’elle me fixe de ces yeux trop vides ; le regard d’une ombre dont la silhouette se serait perdue dans les ténèbres.

— Loki ?

Posé sur les genoux de ma compagne endormie, l’oiseau noir ouvre un œil.

— Tu l’as vu, n’est-ce pas, murmuré-je à son adresse.

— Alvaro…

Il n’achève pas sa phrase ; il ne veut pas ; il ne peut pas. Inquiet, il se détourne et contemple l’extérieur ; le brouillard a disparu et dans le ciel clair le soleil s’élève. Les mots deviennent inutiles lorsque les regards parlent pour nous, cependant que la voix rocailleuse du conducteur nous tire de notre commune torpeur.

— Vous voici arrivés, messieurs dame !

Les paupières encore alourdies par le sommeil, Mathilde s’éveille. Dans ma poitrine, mon cœur se serre ; je crois toujours entendre la foule qui retient son souffle tandis que s’avance Verdoux, maigre, pâle tête d’oiseau enfoncée entre les épaules.

— Quel courage ! se murmure-t-il entre les rangs. Il ne tremble pas.

Non, il ne tremble pas, car il n’a jamais été là et la justice des hommes jamais ne le rattrapera. Il n’est qu’une enveloppe qui marche, l’ombre se tient là, à l’étroit dans un assemblage de matière qui se meut, qui respire, qui vit.

À terre, j’aide Mathilde à descendre les entre-marches, puis je fouille ma poche à la recherche d’une pièce que je glisse dans la main de notre chauffeur.

— Allons nous promener dans le parc. Il y a trop longtemps que je ne m’y suis rendu.

Clamart prise dans les glaces, des arbres nus plongent des colonnes de glace qui réfractent les pâles rayons d’un soleil encore bas. Le fiacre s’éloigne, les roues claquent sur les pavés. Bientôt, il disparaîtra dans le brouillard. Au loin, nous apercevons la silhouette austère de l’observatoire dont l’œil cyclopéen a disparu du paysage.

— Marchons un peu, veux-tu. Je souhaiterai… je souhaite oublier cette vision.

J’acquiesce, en même temps que je m’interroge. Qu’a-t-elle vu ? Qui a-t-elle vu ? Les mots me manquent. Hélas, les mots mentent.

Engagés dans le sentier enneigé, la couche épaisse étouffe le bruit de nos pas. Autour de nous, les arbres nous observent emmitouflés dans leur blanc manteau ; il est sept heures dix et le temps est clair. Les oiseaux ne chantent pas, ils ne sont pas là, non plus que les quelques mammifères sauvages qui pourraient s’en venir quérir quelques herbes ou proies encore saisies par le froid. Tout me semble si soudain, si lointain. Mathilde trébuche, je la rattrape. Elle relève son visage, elle me sourit. Je l’embrasse, en même temps que la terreur me terrasse.

— Nous pardonneras-tu ?

Sa voix est à peine plus audible qu’un murmure.

— Qu’as-tu ? m’interroge-t-elle. Tu es plus pâle encore que le ciel.

Un peu de sueur coule le long de mon échine, le frisson s’estompe ; la présence a disparu. Soulagé, j’esquisse un faible sourire pour tenter de la rassurer, mais je doute qu’elle fût dupe.

— Les émotions sans doute… Monsieur Verdoux.

Le nom flotte sur mes lèvres ; Mathilde secoue la tête.

— Cesse, me chuchote-t-elle. Profite donc de la paix de l’instant. Il n’est plus et même s’il n’a confié à personne son secret, je sais que tu le découvriras tôt ou tard.

Les mots me rappellent à ma promesse. Pensif, je contemple le creux de ma paume. Elle est vide, vide comme peut l’être le cœur de cet homme que la guillotine a fait taire à jamais.

— Dommage, ajoute-t-elle.

— Pourquoi ? l’interroge Loki.

— Oh ! Rien ! Seulement, nous ne pourrons guère profiter de l’arbre-panorama. Les marches seront très certainement couvertes de givre avec ce froid.

— L’arbre-panorama ! De quoi parlez-vous tous les deux, s’exclame-t-il, tandis qu’il feint l’ignorance pour mieux me donner le change.

Mathilde éclate alors de rire, puis se précipite vers le centre du bosquet où elle disparaît. L’instant d’après, nous la découvrons en extase devant le tronc du chêne millénaire, dont la cime se perd dans le ciel et sur le tronc duquel on a cloué des planches en guise d’échelle.

— Hélas, hélas, mon ami. Nous ne pouvons nous hisser, les barreaux sont couverts de givre. Mais venez donc me réchauffer, mes mains sont gelées, minaude-t-elle comme elle caresse du bout des doigts le tronc prisonnier de son manteau glacé.

Pourquoi hésité-je ? Pourquoi n’osé-je m’approcher ? Est-ce la flamme dans son regard, ou bien le vide qui semble habité sa voix ? Sur mon épaule, Loki resserre ses serres, au point d’entamer ma chair, en même temps que le serpent d’angoisse s’enroule autour de mon cœur et l’étouffe entre ses anneaux. Qui me fait face, ma douce et aimante Mathilde, ou bien une femme habitée par une âme plus noire encore que celle du Diable ?

— Hé bien, Alvaro ! Que t’arrive-t-il, tu es bien pâle d’un coup, s’étonne-t-elle comme elle me dévisage, inquiète.

Le charme a rompu et le maléfice n’est plus, l’affliction aussi. Le serpent s’en est allé, mais la marque demeure.

— Euh… je… euh, j’ai cru… j’ai cru…

— Voir le diable ? s’enquiert-elle dans un souffle comme le mot même lui avait brûlé les lèvres.

— Le diable…

Les mots flottent à la lisière de mon esprit. Distrait, je fixe, sans le voir, le chêne millénaire, son tronc colossal, sa ramure monumentale et le panorama en bois que l’on aperçoit, perdu au milieu des branches nues prisonnières de leur gangue de neige. Il me semble deviner deux silhouettes, deux spectres. Je connais le premier, non la seconde. Pourquoi sont-ils là ? La femme tend le bras et embrasse du regard le paysage ; ils ne me voient pas.

— Dommage que nous ne puissions nous y rendre. La vue est magnifique là-haut, me murmure Mathilde.

— Je veux bien le croire, soupiré-je ; les ombres dans le paysage ont disparu ; des lèvres se posent sur les miennes.

La raison m’ignore tandis qu’enlacés, oublieux des événements, nous heurtons le tronc en même temps qu’une pluie de flocons tombe sur nos têtes. Surpris, choqué et vexé, Loki s’enfuit dans un cri. Au fond de nos esprits, une porte s’entrouvre. Bientôt, nous chutons et nous roulons dans la couche neigeuse, tels les enfants que nous n’avons jamais cessé d’être. Gelés, mais aussi trempés, nous nous poursuivons jusqu’à ce que nous éternuons.

— Mathilde ! Hélas, faut-il que nous nous rendions ? Je crains que la passion ne l’ait emporté sur la raison. Sais-tu si l’observatoire sera ouvert ?

— Bien sûr ! rit-elle. Sosthène ne quitte jamais son poste, nous pourrons nous réchauffer et sécher nos habits. Mais quelle explication lui donnerons-nous ; la situation est pour le moins embarrassante ?

— Embarrassante ! Polissonne tout au plus, voyons ! Nous n’aurons qu’à expliquer qu’un coup de vent aura un peu trop secoué la cime des arbres et la neige aura chu sur nos personnes. Cela te convient-il ?

— Ma foi, susurre-t-elle tandis qu’elle dépose un baiser sur mes lèvres, alors que nous nous éloignons en direction de l’imposante bâtisse.

— Vous ! s’exclame soudain la voix comme la lourde porte s’entrouvre et s’engouffre des tourbillons blancs. Je vous croyais de congés ! Quel vent vous amène en ces lieux ?

Un instant, nos visages se ferment.

— Le souffle d’un mort, souffle Loki, jamais avare d’ironie.

— Vous avez dit quelque chose ? s’exclame Sosthène, inquiet de nos mines lugubres.

— Oh ! Pas du tout, rétorqué-je. Nous pensions profiter de la beauté de la saison. Hélas, nous avons été surpris par un vent des plus redoutables.

Mais je n’achève pas ma phrase que l’homme éclate déjà d’un rire franc.

— Ma foi, vous êtes bien courageux d’oser affronter ainsi les frimas. Mais suivez-moi plutôt ! Ne restez pas à geler ainsi ! nous invite-t-il tandis qu’il nous se glisse derrière le battant de fer.

À l’intérieur, je perçois le doux ronronnement des instruments en sommeil ; les voiles gris de l’hiver empêchent toute observation en cette saison et alors que nous progressons dans le dédale les ombres attirent mon attention. Furtives, elles courent sur les murs sans un bruit, puis se cachent dans les interstices. Je sens leur présence, comme si elles désiraient m’attirer dans leur domaine.

— Que me voulez-vous ? leur murmuré-je, cependant que Mathilde et Sosthène poursuivent leur marche dans le sombre dédale.

Mais elles demeurent sourdes et poursuivent leur jeu incessant. Je hausse les épaules et m’éloigne, malgré la singulière sensation d’être épié. Soudain, alors que nous franchissons le seuil d’une porte l’une d’entre elles, je le jurerai, me tire la langue avant de pointer un doigt inquisiteur en direction de mon front ; une clé brillante entre les doigts. Mais je ne peux la voir que déjà la porte se referme et enferme le mystère dans les ténèbres.

— Alvaro ?

La voix de Mathilde me tire hors de la torpeur qui m’a saisi ce tantôt. Dans le fond de la pièce, je devine l’imposante silhouette d’un poêle rougeoyant et bienvenu pour nous autres voyageurs transis de froid. Au coin du feu, Sosthène prépare du thé tandis que mon épouse se penche sur un dossier dont la hauteur semble défier les lois de la pesanteur. En cet instant, le doute s’évanouit ; elle est de nouveau elle-même.

— Merci, marmonné-je comme il me tend une tasse en étain.

À la surface du breuvage se reflètent les lueurs des plafonniers comme autant d’étoiles nouvelles et l’espace d’un instant je plonge dans l’abyme bien heureux de l’oubli ; je souris.

*

Dans la cour, ils ne sont plus qu’une poignée. Leurs gestes sont lestes, précis. Semblables à des spectres mécaniques, ils s’affairent autour de la machine de mort ; la lame désormais endormie. À quelques pas de là, une silhouette s’avance ; sa mine est sombre et empreinte de gravité. Elle est bientôt rejointe par une autre : un homme ? Une femme ? Son visage ne la trahit pas. Un instant, leurs regards se croisent et ils échangent un sourire sans vie. À côté d’eux la troupe accomplit sa tâche, indifférente à leur présence ; une à une les pièces sont démontées, lavées, essuyées puis couchées sur des draps de lins. Elles demeurent ainsi de longues minutes ; silencieuses, spectatrices muettes d’un sinistre ballet. Soudain, comme si plus rien ne les retenait, elles s’écartent, chacune dans une direction, sans même un regard ni même un au revoir ; elles s’en vont sans se voir. Devant l’une d’entre elles, passe un fiacre ; à l’intérieur deux âmes perdues veillent l’une sur l’autre. Un instant, elle marque une hésitation, mais une main se pose sur son bras ; l’homme, parce qu’il en est un, la fixe. Au fond de ses yeux, elle y lit la tristesse, la détresse ; il secoue la tête.

— Il ne t’appartient pas, murmure-t-il.

Mélancolique, elle fixe la voiture qui s’éloigne dans la brume matinale.

— Pourquoi n’est-il pas venu ? soupire-t-elle.

Le visage de l’homme se ferme, il n’ose lui répondre. Dans la brume, le fiacre a disparu.

— Désires-tu que je te raccompagne ? s’enquiert-il.

Mais la femme secoue la tête et décline l’invitation. Sans un mot, elle s’en va et délaisse son compagnon qui ne la retient pas. Il demeure ainsi jusqu’à ce qu’elle disparaisse à son tour, avalée par la brume vorace, puis s’enfonce à son tour dans le voile humide qui enserre la ville.

Dans la rame qui fuit à travers champs et villages, c’est une femme à la beauté singulière qui s’est assise. Habillée d’une robe de taffetas bleu, le cou entouré d’une fausse zibeline, ses yeux étranges s’attardent sur d’infimes détails, puis se ferment. Le visage, assombri par la mélancolie, est encadré par une chevelure aux reflets argentés. Quiconque croiserait en cet instant son regard serait frappé par la sensualité qui s’en dégage, contrastant avec la mélancolie qui le hante ; la vie, la mort cohabite dans son âme. Mais alors que le train s’enfuit vers la capitale, au même instant un trolleybus s’ébranle. À son bord prend place une personne dont personne ne saurait dire si elle est un homme, ou si elle est une femme. Que l’on la regarde loin et l’on dira qu’elle est du beau sexe tant son visage est fin et délicat. Que l’on s’en approche et alors on susurrera qu’il est du sexe fort, car l’on apercevra les ombres de sa barbe sur sa figure ; une figure qui tantôt sourit tantôt rit, sauf lorsque surgissent des larmes, des larmes amères, des larmes sincères. Mais alors on le prend pour un simple d’esprit ou un mélancolique. Sans doute… mais peut-être se trompent-ils.

*

Mathilde. Chaque fois que mes yeux s’égarent sur elle, j’esquisse un sourire, je ris et je me rappelle. Heureuse, elle court au travers du parterre d’où jaillissent déjà les premiers narcisses ; le printemps arrive.

— À quoi rêves-tu ? Tu as l’air tout chose ?

Sa voix est douce, mélodieuse. Charmeuse, elle m’arrache soudain à la torpeur qui m’étreignait un instant plus tôt. Par la fenêtre, j’aperçois Loki en proie à la panique, poursuivi par une demoiselle corneille très en verve.

Retrouve-le ! Tel avait été l’ordre qu’il m’avait donné. Mes yeux se perdent dans la contemplation du dehors, car je crains de ne savoir que trop qui se cache derrière ce simple article “Le”. Mais Mathilde s’approche et m’enlace de ses bras ivoire. Je la saisis. Elle me tire. Je l’attire. Elle résiste. Je chois dans ses bras. Elle m’embrasse. Je m’embrasse.

— Tu ne m’as pas répondu, cher amant, minaude-t-elle au creux de mon oreille.

Silencieux, je lui réplique par un sourire. Oserai-je seulement lui avouer la vérité ? Quelque chose me retient ; le vertige me saisit dès que l’effleure. Mathilde me fixe et moi, je m’écarte, je me dérobe à son regard pour ne pas voir, pour ne pas savoir.

— Alvaro… souffle-t-elle.

Mais est-ce encore elle ? Ses yeux ne sont plus que des puits emplis de ténèbres au fond desquels je me débats tandis qu’il me nargue. Debout, habillé avec une élégance rare, il m’observe. Soudain ses bras s’écartent, comme s’il s’apprêtait à embrasser le monde, puis se rejoignent ; ses mains claquent, mais ne percent pas le silence. Sur ses lèvres se dessine un sourire extatique qui dissimule son âme meurtrière.

— Trouve-le, Alvaro ! s’exclame-t-il.

Sa bouche s’ouvre, démesurée, et les mots jaillissent ; ils me heurtent, me frappent, meurtrissent ma chair soudain devenue faible.

— Si tu le peux ! ricane-t-il.

Mais le rire sonne faux.

— Alvaro, me susurre-t-il, une main sur l’épaule, l’autre sur la poitrine. Lutte !

Muet, il me contemple tête-bêche ; ses lèvres proches des miennes. Sa main s’attarde sur mon visage ; il me couve du regard, presque amoureux. Plongés dans un océan d’obscurité, nous flottons. Vengeur, sa main plonge dans ma poitrine. Quelque chose enserre mon cœur ; j’ai mal. Implorant, je lève la tête ; il m’arrache le cœur et le brandit comme il le ferait d’un trophée de chasse. Surpris, je contemple mon trou dans la poitrine ; un peu de sang s’en écoule. Du bout des doigts, je l’attrape, mais il s’échappe, comme soufflé par le vent. Au milieu des ténèbres, je vois les gouttes écarlates flottées, dérivées dans le fleuve obscur tandis que des larmes jaillissent de ses yeux.

— Pourquoi m’infliges-tu cela ? soufflé-je.

Mais il se détourne et écarte son visage. Dans le creux de sa main, mon cœur explose, mais je ne lis dans ses yeux aucun triomphe ; il est un autre.

— Tue-moi, Alvaro ! m’ordonne une voix étrangère et pourtant si familière.

Dans le vide du rêve, une silhouette s’élève ; un homme à la chair noire au visage dissimulé par un masque d’opéra, surmonté d’un tricorne. Un doigt sur des lèvres de faïence, il m’invite au silence tandis qu’il s’efface. À la place, deux yeux opalescents me fixent, puis disparaissent dans un bruit lointain de galop.

— Reviens-moi, Alvaro, bruisse quelqu’un dans le noir.

Mathilde me dévisage, la figure extatique. Soudain, ses lèvres s’étirent un cruel sourire et dévoilent des dents trop parfaites. Entre ses bras, je ne suis plus qu’une marionnette dont elle animerait l’âme. Penchée sur moi, elle m’embrasse ; glaciale.

— Prends-moi ! soupiré-je tandis qu’elle aspire le rêve qui est en moi. Je suis à toi !

À bout de force, je la contemple longuement comme elle relâche son étreinte ; les yeux humides de larmes.

— Ne pleure pas. Si le sang est la vie, alors le rêve est le sang de l’âme, murmuré-je, une main sur sa joue de la couleur de l’aube, tandis que je m’enfonce dans les ténèbres et disparais.

Mathilde hurle, mais déjà je ne l’entends plus ; je n’appartiens plus au rêve, je ne peux demeurer plus longtemps encore.

Dans le lit, pelotonnée contre moi, elle dort d’un sommeil paisible et juste que je le lui envie. Blotti contre son ventre, Ercus ronfle. Une main au-dessus de sa chevelure, j’hésite ; la vue troublée. L’une lui caresse la nuque, l’autre se retire ; je renonce. Sans un bruit, je glisse hors de notre couche. Sur le seuil de la porte entrebâillée, je demeure un instant immobile à l’écoute des ténèbres, bercé par la respiration de la silhouette retenue par Morphée et le ronronnement de mon félin préféré. Bienheureux chat, hélas il ne peut me protéger de mes cauchemars. Je la lui ai confiée. Sûrement est-ce plus sage. Le cœur serré, je referme la porte derrière et m’enfonce dans l’obscurité. Sous mes pieds, les marches grincent, soupirent. À chaque pas, je m’arrête l’oreille tendue dans la nuit de peur qu’elle s’éveille.

Sur le seuil de la cuisine, je rends son regard à l’oiseau qui se tient perché au-dessus de la fenêtre ; ses prunelles luisent dans la nuit d’un feu fantastique. Là sans être là, il observe semblable à un oracle ; les lents mouvements du temps qui s’entrechoquent. De par le monde, j’observe le ballet des ombres dans la rue. Quelqu’un a posé une théière sur la gazinière et l’eau chauffe, bercé par le doux sifflement du gaz qui s’échappe du foyer. Mais bientôt l’eau bout et d’un geste brusque une main étouffe la flamme. Autour de moi, tout devient obscur et silencieux ; l’oiseau a disparu. Je marque une hésitation ; une main décide pour moi et verse le liquide dans une tasse. Spectateur, je l’observe.

— Alvaro !

— Alvaro ?

Au milieu de la noirceur les yeux sont réapparus, souligné par la clarté crue de la lune qui soudain se déverse dans la pièce, avant de disparaître dévorée pour une ombre titanesque.

— Descendons au bureau.

— Au bureau ? répond l’écho.

Dans le reflet de la fenêtre, je l’aperçois qui acquiesce. Tout à coup, entre mes mains, la tasse devient aussi froide que de la glace. Mais ce n’est qu’une illusion, car j’aperçois toujours un mince filet blanc s’élever depuis la surface. Immobile, je la contemple qui s’échappe d’entre mes doigts. Je ne ferai rien pour la retenir, car je la devine qui se glisse dans la faille ; sans un bruit, elle se fracasse. Sur le sol, les éclats volent dans le noir tandis que le liquide noir éclabousse la faïence et se répand. Troublé, je me baisse et les ramasse, mais le thé à la couleur du sang. Le geste suspendu, je demeure à l’affût. Mais la bête ne viendra pas, car la bête ne s’éveillera pas, pas cette fois. Perché sur la barre de métal luisant, Loki me fixe de ses yeux d’argent.

— Encore ?

— Encore !

Sur le sol, la tache a disparu . Dans ma main, je tiens la tasse, intacte. Le regard perdu dans le vide, je jette un œil à la fenêtre ; la lune m’observe, silencieuse, capricieuse.

— Que veux-tu ? lui lancé-je

— Qui vois-tu ? me balance-t-elle.

Je ne dis mot, attentif aux bruits étouffés de la maison. Dans la chambre, Mathilde dort. Soulagé, je quitte la pièce sans un regard en arrière pour celui qui reste ; ombre passagère. Sur mon épaule, Loki s’inquiète tandis que je descends un à un les degrés de l’escalier.

— Que se passe-t-il ? me souffle-t-il.

— Je l’ignore, rétorqué-je.

Cependant, la chaleur de l’infusion me rappelle sa réalité et me fait oublier. À quelques pas de la porte, je m’arrête ; mes yeux seuls glissent vers la porte d’entrée. Comme en cet instant la tentation est grande ; franchir le seuil et ne plus jamais revenir ; fuir pour ne plus jamais mourir. Des larmes roulent le long de mes joues comme des bras m’enlacent.

— Non, Alvaro !, sanglote une voix étouffée que je ne reconnais que trop.

Les paupières closes, je m’interdis de les rouvrir comme de lui répondre. Bientôt la présence reflue : son écho a disparu.

— Quand cesseras-tu ? Tu m’as déjà pris ce que j’avais de plus cher ! Que te faut-il de plus ? grondé-je à l’adresse ténèbres.

Dans le couloir, tout demeure silencieux, ultime sentence de la part d’un mort.

— Mathilde ?

— Mathilde !

Ma voix se brise, elle n’est plus qu’un lâche sifflement jailli de ma gorge. Les mots s’échappent, animés par une volonté qui depuis longtemps ne m’appartient plus. La main sur la poignée, je la sens qui tourne malgré moi. Entrebâillée, déjà elle s’ouvre. Dans le fond de la pièce, mon fauteuil baigne dans une lueur éthérée. Dans mon dos, sans un bruit, la porte s’est refermée.

— Je t’en prie ! Assieds-toi que nous soyons d’égal à égal, susurre soudain une voix dans le noir.

Le ton est rugueux et mielleux à la fois ; une invite à des vices d’une nature qui me révulse.

— Fort confortable ce siège ! Sans doute devrais-je m’offrir le même, poursuit-il comme si de rien n’était. Tu me donneras l’adresse de l’artisan qui l’a confectionné ? C’est un orfèvre !

Les mâchoires crispées, je retiens avec difficulté le flot de paroles qui se précipitent.

— Le jeu se poursuit, Alvaro. Tic, tac ! Tic, tac ! Tic, tac ! ne l’oublie pas, ronronne-t-il.

Maintenant, j’en devine les contours. Ses traits sont encore flous. Toutefois, sa mine et sa figure mélancolique semblent démentir ses propos.

— Pourquoi mens-tu ? songé-je. Pourquoi ce jeu absurde ? Que veux-tu ?

Au cœur de la pénombre, l’invisible artiste poursuit sa partition. Désormais, j’aperçois une silhouette, nonchalante, presque moqueuse. Il lance au-dessus de sa tête une sphère aux noirs reflets, d’où parfois jaillissent des panaches ombragés.

— Va-t’en ! grondé-je, soudain vindicatif.

— Quel dommage, soupire-t-il, comme la boule disparaît, avalée par les ténèbres.

Debout, ses yeux brillent de mile feux. Regard fauve, il perce l’obscurité. Lentement, il se tourne vers la baie vitrée. Les mains dans le dos, il semble méditer. Dans le reflet de la vitre, je devine sa figure partagée entre une joie féroce et une infinie tristesse.

— Va-t’en ! répété-je d’une voix sourde. Va-t’en !

— M’en allez, souffle-t-il, ironique. Bien sûr, je pourrai partir. Mais ne te mens pas à toi-même, Alvaro !

Sans un mot, il se place face à moi, les yeux clos. Au travers de son corps évanescent, j’aperçois les mystères de la nuit.

— Dormir la lune dans un œil et le soleil dans l’autre ! Un amour dans la bouche, un bel oiseau dans les cheveux. Parée comme les champs, les bois, les routes et la mer. Belle et parée comme le tour du monde*, récite-t-il soudain d’une voix pure et douce.

Silencieux, il ouvre les yeux et dévoile un regard creux, hanté par ses seules visions obscures d’où échappent des larmes de sang, tandis que son sourire dévoile les chicots qui habitent sa bouche. Je veux hurler, mais aucun son ne sort de ma gorge étreinte par une main qui n’est plus la mienne.

— Alvaro, me murmure-t-il à l’oreille entre deux sanglots.

Je crois sentir ses lèvres contre les miennes. Je retiens mon souffle ; rien ne se passe. Les yeux grands ouverts, je scrute les ténèbres à sa recherche, en vain. Il a disparu, je suis à nouveau seul ; mon fauteuil est éteint.

— Loki ? m’adressé-je à la noirceur.

Cependant, dans le silence oppressant de la pièce, je n’entends que les sourds battements d’un cœur en proie au chaos ; le mien.

— Alvaro ! Que fais-tu ici, voyons ? Tu veux attraper la mort ? murmure une voix dans mon dos.

De nouveau, les larmes montent en moi. Dans ma poitrine, mon cœur se fige. Qui suis-je ? Où suis-je ? Je n’ose me retourner de peur de découvrir une cruelle vérité. Dans la nuit, j’aperçois mon reflet dans la fenêtre ; un sourire peint sur les lèvres. Ses bras enlacent ma poitrine tandis qu’elle pose sa tête au creux de mon cou. Je me saisis de ses mains ; la chair est tiède ? Comment en douterai-je ? Les larmes des larmes ruissellent le long de mes joues ; au fond de ma gorge, les sanglots s’étouffent.

— Pourquoi pleures-tu, Alvaro ?

Dans le lointain, j’entends le murmure de la foule qui retient son souffle. On l’apprête et la lame chute. Dans le panier, la tête bascule, les yeux tournés vers le ciel clair. En retrait de la scène, il m’acclame en même temps qu’il ricane. Pourquoi ? Pourquoi m’avoir attiré dans ce piège ? En face, mon écho s’efface. À la place, je devine la silhouette d’une femme, aux yeux de chat, qui s’éloigne. Ensuite, c’est un homme, à la mine effarante, qui marche dans ses pas. Ils ne se voient pas, ne se parlent pas ; chacun avance dans un temps qui lui est propre.

Des lèvres se pressent tout à coup contre ma chair.

— Mathilde, gémis-je, mes mains jointes dans les siennes tandis que ses dents transpercent ma chair amère, ma chair nourricière.

Entre ses doigts, je ne suis plus qu’une marionnette, une poupée de sang et de son. Les paupières closes, je m’abandonne à son étreinte et m’endors. Hélas, il n’y a rien de plus que je ne puisse faire pour elle. Détaché, je me regarde succomber à son charme vénéneux, car jamais je ne l’abandonnerai. Je n’ignorai rien du danger et je l’ai bravé. Être façonné de songe, je la nourris de mes rêves au risque de me perdre.

Dans mes bras, elle pèse si peu, alors que je gravis les marches de l’escalier. Sur mon épaule, Loki ne prononce pas un mot. Ne l’aurai-je su que je n’aurai agi autrement ? Trois nuits chaque mois lorsque la lune se meurt puis ressuscite, je lui offre cette fraction imaginaire de mon être. Ce jour-là, le premier, aurai-je reculé ? Est-ce un tort que de m’être sacrifié ? Qui dois-je blâmer ? Moi ou lui, car tous deux, mal nos antagonismes, nous n’avons qu’un désir : la sauver. Sur le mur, j’aperçois son ombre qui se détache penchée sur son visage. Des larmes coulent ; elles sont de la couleur du jour. En haut des escaliers j’aperçois Ercus, dont les oreilles dépassent du palier, qui me fixent de ses yeux mordorés. Silencieux, il se faufile aussitôt dans la pénombre et entrouvre la porte de notre chambre. À la lueur des ombres impossibles du plafond, je la couche puis la borde. Les draps rabattus, je contemple un instant son visage aimable et paisible, comme empreint d’une sérénité qu’elle ne connaîtrait plus jamais.

— Ils t’attendent, miaule Ercus sur le lit.

J’acquiesce ; cela fait si longtemps. Qu’ai-je à leur offrir à présent ? Du bout des doigts, j’effleure son front glacé et dégage les mèches qui lui couvrent les yeux.

— Veille sur elle, murmuré-je à son adresse tandis que je l’embrasse.

Mais il dort déjà, pelotonné contre son corps gelé. Seul son ronronnement trouble l’obscurité silencieuse.

— Va ! sourde l’écho cependant qu’il se dissout dans la pénombre.

Devant moi, je les aperçois, ombres vivantes, ombres effrayantes ; elles se glissent sans un bruit dans la nuit. Qui sont-elles ? Que veulent-elles ? À qui appartiennent-elles ? Sur le seuil, je les observe. Muettes, elles agissent à la manière des marionnettes, guidées par les fils d’un invisible maître. Je hoche la tête ; elles disparaissent. Au loin, j’entends les échos d’un sifflement ; une théière sur un feu de bruyère. Dans les escaliers, le grincement des marches fatiguées. Dans la cuisine, j’en découvre une autre ; elle verse du thé dans une tasse.

— Pourquoi est-il venu ? m’interroge-t-elle, alors même qu’elle me laisse l’impression de se parler à elle-même.

Sa voix éthérée me paraît d’une soudaine familiarité presque effrayante. Spectateur, je la regarde ; elle porte l’infusion à ses lèvres. À la lueur blafarde des lampadaires à arc, sa silhouette s’efface ; la tasse qu’elle tenait entre les doigts s’écrase et vole en éclat ; vide.

— Pourquoi es-tu venu ? lance imprécatoire la seconde depuis le fond du couloir.

Muette, elle me jette un regard noir, puis s’en va. Je peux presque l’entendre ; le frottement doucereux des semelles en cuir sur le bois ciré.

— Pourquoi sommes-nous venus ? complété-je pour moi-même.

Mes ombres ont disparu, m’abandonnant en proie à mes doutes et à mes songes. Sur le rebord de la lucarne, un oiseau décharné m’épie.

— Pourquoi ? chuchote-il comme il lève sur ma personne ses yeux vides.

Écho à la faconde fatiguée, il est devenu semblable à nous autres. Las, je ferme les yeux et les rouvre, mais la silhouette brisée me contemple toujours. Perdu dans la nuit, je mets à rire. Je ris, car je ne sais plus qui je suis, il est minuit et j’hésite ; une flamme danse une gigue. J’ai vu l’avenir, j’ai lu mon devenir. Entre mes doigts, la tasse glisse. Bientôt, elle se brisera et alors le temps s’écroulera.

— Pourquoi ? répète l’oiseau aux yeux morts.

Je lève la tête, il a disparu du rebord. Le temps n’est plus, ma raison non plus. Qui suis-je ? Mes doigts courent sur mon visage étranger, malléable. Dans la pénombre, la bouilloire siffle. Mais ce n’est qu’un mirage ; il n’y a que moi. Moi ! Dans le noir avec pour seule compagne la lune écarlate.

Ils t’attendent, m’a confié un homme qui n’en était pas un.

J’hésite toujours. La peur, la terreur, la noirceur… Qui d’autres hantent mon cœur ?

La bouilloire est froide et la tasse est intacte ; le temps coule à l’envers : mes pas ont dévié. Ombre dans la nuit, ombre de minuit, je la devine l’ombre sur le mur qui me fixe de ses grands yeux vides. Écho perdu, elle se tord puis se redresse ; d’un geste, elle m’invite à la suivre. Qui suis-je pour la dédire ?

— Ils t’attendent, Alvaro, murmure l’écho.

Par la lucarne, j’aperçois la tour qui se détache de l’obscur. Elle est le commencement et l’achèvement ; j’en suis certain.

— Non, Alvaro ! Il est trop tôt ! Ils t’attendent ! Ne perds pas le fil !

En effet… Dans le bureau, l’ombre n’est plus, sa présence non plus. Je m’interroge. Était-ce un songe, une illusion, une déréliction ? Tout cela à la fois ? Ou non ? Je ne retiens du moment que l’effroi. Derrière moi, un escalier se déploie. Dans les degrés, il en est une autre qui descend, projection passée de mon double.

— Va ! Je veille sur elle, ronronne un chat aux yeux incandescents.

Je secoue la tête. Dans ma poitrine, le trou s’agrandit ; ce n’est plus une faille, mais un abyme noir et innommable. Chaque pas dans les marches me rapproche un peu plus de l’enfer, en même temps qu’ils m’éloignent de celle qui m’est chère. À tâtons dans les ténèbres, j’achève mon odyssée. Plongé dans la clarté d’une lune imaginaire, le couloir ressemble à un catafalque. Au fond, une silhouette s’habille et fait mine de partir.

— Tu sais où je vais, me souffle-t-il d’une voix d’outre-tombe.

Un autre franchit le seuil du bureau et ouvre la porte.

— Tu sais où je suis allé, me chuchote-t-il tandis qu’il me contemple de ses yeux vides.

Le dernier ouvre un pli et le lit.

— Tu sais où j’irai, me confit-il.

Sont-ils mon avenir, mon devenir ? Ou sont-ils les échos de chemins que je n’ai pas arpentés dans le passé ? Tour à tour, ils me fixent, puis s’évanouissent, avalés par la nuit. D’eux, il ne demeure qu’une empreinte sombre rongée par les ombres. Je soupire, j’inspire. L’air qui entre dans mes poumons me brûle, me consume ; à la fin il ne restera plus qu’un petit tas de cendres, juste un peu de cendres. Sur le seuil de la porte, j’hésite encore. Dans la pénombre, je devine les contours de mon bureau. Mon fauteuil, tourné vers la fenêtre, me renvoie les éclats des étoiles artificielles de la fresque.

Spectre creux, Loki me fixe de ses orbites vides, au fond desquels luit une infime étincelle de vie.

— Pourquoi es-tu là ? Là n’est point ta place.

Mais je ne réponds pas et, par la fenêtre soudain ouverte, il prend son envol et disparaît. Derrière, un autre moi s’éclaire. Son visage pâle comme la mort se reflète ; il paraît si triste. Qu’est-ce qui le rend si mélancolique ? Défait, il regarde sa main vide. Un peu plus loin, posée contre le mur, une canne au pommeau d’argent attend. Ils sont deux à présent. L’un la saisit, l’autre s’en désintéresse. Aussi dissemblables que peuvent l’être des jumeaux dans un miroir, les larmes baignent leurs visages.

— Allez-vous en, juges impartiaux ! hurlé-je à leur adresse, le cœur déchiré entre deux maux.

Navrés, ils tournent vers moi leurs figures creuses. De leurs bouches édentées jaillissent des mots dont j’ai oublié le sens. Ils se veulent réconforts, ils n’offrent que la mort.

— Allez-vous en ! Allez-vous en ! sangloté-je.

Ma voix se meurt à mesure que se brise mon cœur. À reculons ils s’éloignent, m’abandonnent à mon cauchemar, car tel est mon histoire. Solitaire, face aux ténèbres, je me tais ; il n’y a rien que je ne puisse faire, je ne suis plus maître. L’ai-je été seulement ? Aux aguets, je questionne le silence qui, pour toute réponse, me renvoie l’écho de mes propos tandis que le vent brise l’harmonie de ses sifflements stridents et si entêtants.

— Va ! semble-t-il m’ordonner lorsqu’il hurle par le conduit de la cheminée glacée.

Dans l’âtre, de la cendre volette, juste un peu de cendres. Les yeux fermés, je n’arrive pas à oublier. En proie au vertige, je m’avance vers la fresque céleste. Maladroit automate, je déplace les constellations. Étranger, je me vois, je nous vois ; nos mains agissent, nos doigts glissent sur la toile. Sous nos yeux, des myriades d’étoiles dansent dans le vide sur une chorégraphie impossible, tandis que le panneau laisse entrevoir une immense gueule noire. Sur les murs, les flaconnages nous renvoient l’éclat d’un reflet ; la silhouette d’un homme sans visage ; nous si semblables, si dissemblables dans la fêlure du miroir. À nos doigts, les bagues scintillent. Que signifient-elles à présent ?

Nos mains sur le miroir, nous en effleurons la surface mutilée, avant de la porter à nos gorges desquelles s’échappent des flots écarlates. Je ris, il rit, nous rions, car bientôt il n’y en aura plus et nous gésirons sur le sol glacé. Dans nos mains, les lames brillent de mille feux tandis que sur nos gorges se dessine un nouveau sourire. Dans le miroir, mon double ricane, secoué de spasmes, comme aux prises avec un diabolique marionnettiste.

— Ta place n’est pas là ! caquette-t-il.

— Ma place n’est point là ! rétorqué-je, cependant que ses mains jaillissent et me saisissent.

— Pourquoi ? coassé-je tandis qu’il m’entraîne dans son sillage, son visage figé penché sur moi.

— Parce que tu le dois, siffle-t-il entre ses dents.

Derrière, je devine les formes noires des ombres en miroir. Grotesques, elles se dressent, semblables à des oiseaux de proie aux ailes trop larges et aux becs trop lâches. Bourreaux, elles se penchent vers mon corps inanimé leurs figures aveugles et m’emportent.

— Pourquoi ?

Le mot s’échappe de mes lèvres à la manière d’un rêve.

— Car il te faut voir ! rauquent-elles.

De l’autre côté du miroir, j’aperçois mon faux double moqueur et chicaneur qui s’éloigne, avant de s’en revenir et me narguer une dernière fois. Agenouillé, il passe une main sur mon visage, tel un amant offrant ses adieux à sa belle. Son visage affleure, son haleine m’effleure ; du sang tombe de ses lèvres.

— … moi !

Un large bec s’arrache de sa poitrine ; il a épinglé son cœur. De quoi désirait-il m’avertir ? Impuissant, je les vois qui l’emportent, poupée désarticulée et démembrée. Au fond du miroir, tout n’est plus que le noir. Que dois-je voir ?

*Paul Eluard Suite


Texte publié par Diogene, 10 février 2019 à 18h26
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