Tout d’abord, permettez-moi de passer sous silence ce moment d’égarement dans l’établissement de madame Claude, car il est des yeux chastes. Aussi ne reprendrai-je le cours de mon récit qu’une fois dans le parc de l’observatoire, que j’aperçois au loin. Quant au bâtiment lui-même, je ne saurai vous dire à quoi je m’attendais. Certainement à tout, sauf à cet improbable croisement entre la tour de Pise et le temple d’Apollon à Delphes. Osez dire que l’architecte aurait eu la main lourde sur l’érection des colonnes relèverait du plus beau des euphémismes. En comparaison, les immeubles des administrations de Sceaux me semblent tout d’un coup des chefs-d’œuvre du courant néoclassique. À le contempler, je me demande combien d’années d’études sont nécessaires pour avoir l’audace de bâtir d’aussi majestueux – le mot m’effleure – étrons de pierre et de verre. La chose est d’autant plus regrettable, car les jardins du parc sont aux antipodes. Hélas, je n’ai guère le temps de m’y attarder et c’est un pas décidé que je me rends vers ce qui a toutes les apparences d’une église. À la recherche d’une porte, j’en découvre une, comme de bien entendue monumentale. Suspendu à plus d’une tête d’homme, un lourd anneau de métal fait office de heurtoir. Déjà, je me dresse sur la pointe des pieds pour l’attraper. Bien mal m’en a pris, car je reste suspendu les pieds en l’air, tel un poisson au bout de son hameçon.
– Pardonnez-moi, monsieur , m’interpelle une voix rocailleuse. Mais pourriez-vous m’expliquer ce que vous faites ainsi ?
– Euh…
Surpris, je lâche ma prise et tombe lourdement sur sol, qui n’amortit surtout pas ma chute.
– Il y a une sonnette sur votre gauche, vous savez…
Mais il n’achève pas sa phrase.
– Ah ! Toutes mes excuses, le panneau s’est encore arraché. Je me présente, Henri Deslandres, je suis le directeur de l’observatoire. Et vous ?
– Alvaro Estrango, affirmé-je tout en me saisissant de la main qu’il me tend. Je suis, hum, détective.
Face à un scientifique, je ne désire pas m’étendre plus sur ma véritable profession.
– Je suis à la recherche de mademoiselle Chandon.
Un voile sombre est passé sur ses yeux.
– Ah ! soupire-t-il. Vous n’êtes pas le premier à vous enquérir de sa disparition. Cependant, vos prédécesseurs appartenaient à la police impériale, non à votre corps qui se meut dans les ombres. Ils sont venus il y a environ deux semaines et, depuis, nous n’avons eu aucune nouvelle de leur part, non plus que de sa sœur, madame Juliette Marie Vallerey, l’écrivain.
– Deux semaines ?
– Hélas, marmonne-t-il en tirant sur son mégot. Enfin, suivez-moi, nous serons plus à l’aise dans mon bureau pour en parler.
Quelques instants plus tard, nous pénétrons dans l’imposante cathédrale de métal, percée de quelques maigres fenêtres qui peinent à faire entrer les grains de lumière. Sur les murs, peints en noir, j’aperçois de lourds engrenages qu’il me décrit comme le mécanisme d’ouverture de la coupole ; dentition grasse et luisante qui brille dans l’obscurité. J’ai l’étrange sensation d’avoir pénétré la gueule d’une immense chimère qui ne s’entrouvrirait que la nuit pour laisser s’échapper son œil unique. Un œil scrutateur et dévorateur qui couveraient de son regard avide la ville lorsque le voile obscur de la nuit recouvre la ville. Que qui veillerait-il ? Serait-il un phare pour des voyageurs ou des âmes égarés ? Chimère affamée, je me l’imagine ainsi.
– Venez, monsieur Estrango.
Le voix du directeur me surprend, m’arrache à l’ombre qui me contemple.
– Je vous emmène à la bibliothèque, nous n’y dérangerons personne. Ils sont tous partis à l’atelier, au chevet d’une de nos lentilles Cassegrain ; son cerclage a cédé, poursuit-il.
En silence, nous poursuivons notre périple dans des couloirs aux murs aveugles, jusqu’à une pièce à l’atmosphère méditative. Loki, les yeux mi-clos, ronfle sur mon épaule.
– Loki, m’accompagnes-tu ou préfères-tu explorer les lieux ?
– Pourquoi ne sollicites-tu pas toi-même une visite de l’observatoire au Professeur Deslandres. Tu es un grand garçon, non ? Tu n’ignores pas comme je suis friand de tes conversations, d’autant plus que l’on me donnerait la divinité sans confession, me rétorque-t-il.
Je souris.
– Vous me parliez, monsieur Estrango, me lance la voix étouffée du directeur.
– Oh… euh, oui ! Je me demandais s’il vous serait possible de me faire visiter les lieux après notre entretien.
– Ma foi… Je n’y vois aucune objection et interrogez le personnel à votre guise.
– Merci ! C’est fort aimable de votre part.
– Cognac ? me lance-t-il.
Difficile de refuser, bien que j’eusse plus apprécié une tisane ou une infusion.
– Prenez donc place pendant que je nous sers, soliloque-t-il, le doigt pointé en direction d’une table basse, entourée d’un quatuor de fauteuils en cuir usé par les ans.
– Monsieur Estrango, je me contenterai de vous rapporter ce que j’ai pu dire à la police. Cependant, n’hésitez pas à m’interrompre. Je n’ai rien à vous cacher. Nous désirons tous ici, de même que sa sœur, son retour. Quelle affliction ce fut, lorsque nous apprîmes le décès de son mari sur le front mongolien !
– En quelle année fut-ce ? soufflé-je, choqué.
– Hélas, en 1920, au mois de juin, si ma mémoire ne me trompe pas, m’explique-t-il alors qu’il fouille un placard à la recherche de deux pipes, une lourde carafe en cristal à la main. Edmée fut plongée dans une terrible affliction à tel point que, la médecine ne suffisant plus, nous l’avons enjointe à séjourner en Suisse. Là-bas, elle fut prise en charge par le docteur Carl Gustav Jung. De quelle manière l’a-t-il soignée ? Elle est toujours restée très secrète à ce sujet. Enfin, à son retour, après trois années passées en cure, elle est revenue soutenir sa thèse, rédigée pendant son séjour. Rendez-vous compte, elle a même reçu les félicitations du jury.
Je décèle dans ce dernier propos une pointe de mépris, que je m’efforce de ne pas relever tant la chose est désagréable. A la place, je me contente de hocher la tête en silence.
– Merci, comme il me tend le ballon.
Avec des gestes mesurés, la liqueur danse sur les parois du ballon et sublime les vapeurs qui s’en échappent. Je ne suis guère coutumier, néanmoins je sais apprécier lorsque l’occasion se présente. J’ai ouï dire que des tentatives d’inscrire dans la constitution impériale une prohibition de la vente et de la consommation d’alcools s’étaient à plusieurs reprises invités dans des débats houleux. Jamais, elles n’avaient abouti à cause de quelques précédents désastreux. C’en est heureux, car je ne serai pas assis, en ces lieux, à déguster une cuvée aussi rare.
– Or, poursuit-il, après qu’il se fut rassis. Sa thèse soutenue, Edmée s’est lancée à corps perdu dans ses études à l’observatoire. Ses amis sont venus me consulter, afin que je la persuade de ne pas se jeter dans une frénésie de travail, à cause de son chagrin. De temps en temps, je l’obligeais à quitter ses quartiers pour suivre ses collègues. Cela s’est poursuivi ainsi jusqu’au mois de mars de cette année, où nous nous sommes aperçus de son changement d’humeur. Taciturne, elle vivait une joie nouvelle. Nous ne pouvions que nous en féliciter. Puis, brutalement, deux semaines auparavant, elle ne s’est point présentée à l’observatoire. Inquiets, nous avons appelé sa logeuse, qui nous a expliqué qu’elle était partie la veille avec armes et bagages, en compagnie de… Nous avons tout de suite prévenu sa sœur qui, surprise de ce départ précipité, nous a interrogé sur sa destination. Bien sûr, la brave dame avait été incapable de nous répondre, tout juste se souvenait-elle d’un monsieur très bien, monsieur…
Troublé par ces trous dans sa conversation, je me risque à l’interrompre.
– Pardon de vous couper ainsi la parole, Professeur Deslandres. Mais ne serait-elle pas revenue, par la suite ?
– Ou…
Son front se plisse, comme s’il cherchait à capturer un souvenir qui lui filerait entre les doigts. Des perles de sueur roulent le long de ses tempes, tandis que ses yeux ne sont plus qu’un lieu vide et creux. Creux, ce mot est un trou, pareil à celui qui hante mon esprit.
– Je… euh… Ah ! Navré, monsieur Estrango, ma mémoire n’est plus ce qu’elle était et je me sens incapable de vous en dire plus.
Voire, Professeur Deslandres. Que se passe-t-il si nous renversons la perspective ? Vous l’avez rencontré, n’est-ce pas ? Mais il vous en a arraché le souvenir.
Je devine le vide. Que m’arrive-t-il ? Depuis quand suis-je mon propre oracle ?
– Tu ne l’as jamais été, souffle une voix au fond de moi. Ces idées suintent de cette faille qu’il s’efforce de refermer.
Je sursaute, au plus grand étonnement de mon interlocuteur qui me dévisage, circonspect.
– Quelque chose ne va pas, monsieur Estrango ?
– Oh ! Ce n’est rien. Cependant, me permettez-vous d’interroger votre personnel à ce propos ?
– Mais bien sûr ! Ne m’avez-vous pas déjà posé la question, lorsque vous avez fait de votre souhait de visiter nos installations.
Je l’observe, dubitatif, puis lui sourit. Mon verre est vide et je n’ai aucun souvenir de l’avoir fini. Je fouille soudain dans ma veste à la recherche de mon carnet et y griffonne avec célérité quelques mots, de peur de les oublier. Ma frénésie apaisée, je jette un coup d’œil discret à son contenu ; en lettres larges et grasses s’étalent les noms : Creux, vide, trou. Pourquoi ces trois mots là ? Pendant ce temps, le directeur en profite pour se resservir un verre de sa liqueur, guettant mes réactions. En cet instant, je n’ai qu’un désir, être seul face à ces trois mots, à ces trois morts, qui dansent dans la faille béante de mon esprit.
– Pardon, Professeur Deslandres, mais quel était le sujet de la thèse de madame Chandon ?
Les mots se sont échappés sans que je puisse les retenir. Que m’arrive-t-il ?
– Recherches sur les marées de la Mer Rouge et du Golfe de Suez, elle a démontré que celles-ci offraient un cas typique d’onde stationnaire.
– Ah… Merci, marmonné-je, légèrement déçu.
Comme nous nous levons, mes yeux tombent sur un livre mal rangé : Traité de Gravité, Einstein et la Relativité Générale, quelles conséquences ? Intrigué, je m’avance vers l’étagère pour en découvrir la teneur. Mon enthousiasme est cependant très vite tempéré par son contenu, aussi abscons que cabalistique ; des séries d’équations sans la moindre ligne de texte.
– Désiriez-vous l’emprunter, monsieur Estrango ?
– C’est-à-dire que je ne suis guère versé dans la mathématique et la physique. Je me sens bien incapable d’en saisir le sens, à défaut de l’essence.
À ma grande surprise, ce dernier part dans un immense éclat de dire. Il s’approche alors de moi et arrache la feuille couverte des obscures formules.
– Tenez ! Prenez-le ! Ce ne sont que les notes égarées d’un étudiant. À l’écriture, je pense à Anselme. Pardon de vous avoir effrayé.
À mon tour de rire de bon cœur, tandis que je m’empare de l’ouvrage et le glisse sous mon bras. La bibliothèque abandonnée, nous nous dirigeons vers un escalier en colimaçon qui s’enfonce dans les hauteurs de la tour. Seul le bruit de nos semelles trouble le silence de mort qui y règne. De cette hauteur, les engrenages paraissent plus gigantesques encore. Je ne sais si je dois m’extasier devant une telle démesure ou si je dois le génie et la folie de ceux qui l’ont bâti. Que penserait Galilée en découvrant ce télescope, en regard duquel le sien passerait presque pour un jouet ? Louerait-il son seigneur d’avoir permis à l’humain de créer des œuvres aussi titanesques ? Sûrement, car l’objectif est noble. N’y a-t-il pas plus belle poésie que de contempler les étoiles qui s’étendent à l’infini ? Hélas en cette heure, c’est un plafond de métal noir et luisant qui nous domine.
– Suivez-moi. Je ne sais si l’équipe sera au complet aujourd’hui, car ils sont en train de préparer le matériel pour l’éclipse solaire qui aura lieu dans quelques jours, marmonne-t-il comme il pousse une porte. Ce sont nos bureaux d’études, où nous analysons les spectres, relevés de position et autres clichés astronomiques. Les gens nous imaginent toujours l’œil rivé sur leurs lunettes, en fait nous passons au moins autant de temps dans les papiers. Venez donc de nuit lorsque nous ouvrons la coupole, cela vaut tous les spectacles du monde. Hélas, je ne sais encore combien de temps nous en profiterons, car la pollution lumineuse nous aveugle un peu plus chaque jour. Devrons-nous peut-être un jour émigrer ?
Il s’interrompt un instant en fouillant du regard la pièce désespérément vide.
– Étrange. Il n’est pas loin, sa tasse est encore fumante.
– Vous me cherchiez, monsieur le directeur ? jaillit une voix de l’ombre.
Surgit alors un homme entre deux âges, ses yeux noirs sont soulignés par des coffres et des joues creusées ; de trop nombreuses nuits blanches à n’en point douter. Quant au reste de sa personne, il est à l’avenant, si l’on excepte sa coiffure impeccable ; monsieur est chauve.
– Asphodèle, je vous présente Alvaro Estrango. Il est détective et a été engagé pour retrouver Edmée. Nous joignons l’utile à l’agréable de cette manière. Monsieur Estrango ; Asphodèle, mon assistant.
– Enchanté ! Verriez-vous un inconvénient à ce que je vous pose quelques questions ? l’interrogé-je, ma main dans la sienne.
– Aucunement, monsieur Estrango. Cependant, je doute d’être capable d’éclairer votre lanterne. Monsieur le Directeur vous a déjà tout expliqué, n’est-ce pas ?
– Oui. En revanche, je souhaiterais savoir si madame Chandon était revenue, quelque temps avant sa disparition.
La conversation se poursuit et mon trouble s’accroît. J’interroge les autres personnes présentes et toutes me font la même réponse ; une réponse en forme d’absence que je n’apprécie pas. Bientôt, nous quittons les bureaux, un goût métallique dans la bouche. Tandis que nous déambulons sous la coupole, je n’écoute que d’une oreille distraite les explications du professeur Deslandres, trop préoccupé par ce que j’ai ressenti au cours de mes entretiens.
–… scope… grain… La lentille foc… plus de… ètres… oids.
Il est à croire que toute mon attention se trouve engloutit par ce mot : trou. Un mot qui ne cesse de me hanter, semblable à ce trou dans ma mémoire ; un être, fouillant à l’intérieur, qui m’aura volé mes souvenirs, dont ils ne resteraient que quelques débris éparpillés. En serait-il de même pour toutes les personnes que j’ai interrogées, car je suis persuadé que toutes gardent une trace mnésique de la visite de madame Chandon. En outre, elles demeurent incapables de m’en donner la date exacte, tout juste peuvent-ils m’en donner des approximations. D’autre part, elles éprouvent de grandes hésitations lorsque je leur demande si madame Chandon était ou non accompagnée. Pourquoi ? Je suis convaincu. Elle est revenue, à plusieurs reprises et toujours en compagnie de cette personne, dont la présence crée un vide autour de lui, en même temps qu’il aspire et détruit tous les souvenirs qui lui sont rattachés. Se pourrait-il que pareil objet existe ? Einstein n’explique-t-il pas que la masse gravitationnelle d’un objet entraîne une courbure de l’espace-temps qui dévie jusqu’à la lumière elle-même ? Ainsi plus celle-ci est importante, plus la déformation sera grande.
– Professeur Deslandres, j’aurai une question à vous poser de la théorie de la relativité générale du professeur Einstein.
– Bien sûr. Que puis-je pour votre gouverne ?
– De ce que j’ai saisi de ses idées, la présence de matière ou d’énergie en un point donné de l’espace va déformer celui-ci et entraîner une modification des trajectoires des grains de lumières. C’est ce phénomène que Sir Eddington a mis en évidence lors de l’éclipse solaire de 1919.
– Tout à fait, monsieur Estrango. Notre soleil, grâce sa formidable masse, courbe la géométrie environnante et décale alors la position apparente des étoiles situées en arrière-plan. Ces dernières sont connues, il suffit alors de mesurer la différence avec les photographies prises par ce dernier, en accord avec les calculs théoriques. De même, la relativité générale décrit très bien le ralentissement du périhélie de Mercure.
– Toutes mes excuses, mais qu’est donc le périhélie ?
– Ah ? Comment… Je vais vous l’expliquer par un dessin, cela sera plus simple, marmonne-t-il tandis qu’il s’empare d’une feuille et d’un crayon.
Quelques instants plus tard, il brandit le schéma d’une boule en orbite autour de ce qui ressemble à une grosse citrouille. Il m’explique que derrière ce mot barbare se cache en réalité le nom donné au point, où la distance entre une planète et son étoile est la plus courte.
– Voyez ce point, il se décale avec le temps. L’influence gravitationnelle perturbe l’orbite, mais aussi les effets relativistes de déformation de l’espace-temps.
– Vous parlez d’espace-temps. Cela signifie-t-il que les masses influencent également l’écoulement du temps ?
– En effet, d’après la théorie en présence d’un champ gravitationnel nous assistons à un phénomène de dilation du temps. Ainsi, plus celle-ci est importante, plus l’effet se manifestera.
Songeur, je tourne mon regard vers la coupole noire. Que se passerait-il si assez de matière était concentrée dans la trame au point de la trouer ? Le temps, les distances, tout serait-il aboli ?
– Quelqu’un a-t-il imaginé ce qui se produirait si de la matière s’accumulait en point ?
– Oh oui ! L’idée est plus ancienne que vous ne pourriez le penser ! Elle remonte au XVIIIe siècle. Le premier fut un homme d’église, le révérend John Michell, ensuite elle fut redécouverte par le marquis de Laplace, puis tombent dans l’oubli, car leurs théories étaient fondées sur une nature corpusculaire de la lumière. Ah ! Pardon, je m’écarte de votre question. Enfin, ce que je vous dirai n’est que pure spéculation. Il est inimaginable qu’un tel corps existe. Quelques mois après la publication de l’article du Professeur Einstein, l’un de nos confrères, le professeur Karl Schwarzchild, donne la première solution exacte des équations einsteiniennes comprenant un corps. Or sa métrique indique que pour un observateur à distance d’une sphère d’une masse donnée, dont le rayon est inférieur à une longueur critique, des corps qui s’approcheront de celle-ci tendront à s’immobiliser. Une manière de voir serait de dire que le temps est suspendu aux abords de l’objet. De plus, dans une telle configuration, il apparaît que rien, pas même la lumière, n’est en mesure de s’en échapper.
Je n’apprécie guère les rapprochements que j’opère entre ce corps noir et ce trou dans les souvenirs des témoins que j’ai interrogés. Se pourrait-il que celui que je cherche soit une sorte d’anomalie psychique, analogue de cette singularité physique, jaillie d’une bouillabaisse mathématique.
– Ai-je éclairé votre lanterne, monsieur Estrango ?
– Au-delà de toutes mes espérances, Professeur Deslandres.
Pour peu, je le prendrai dans mes bras. Surpris, celui-ci esquisse un pas en arrière, puis se ravise.
– Hum, je… je ne pensais pas que ce bref cours sur la relativité générale vous ferait semblable effet. Souhaitez-vous que je vous appelle un fiacre pour rentrer chez vous ?
– Merci, ce sera très aimable à vous. Une dernière chose encore, pourriez-vous me donner l’adresse de madame Chandon, ainsi que les coordonnées de l’inspecteur en charge de l’affaire.
– L’officier est le lieutenant de police Jules Belin. Quant à l’adresse de madame Chandon, je crains que vous ne plongiez dans l’embarras.
– Rassurez-vous, je n’ai en aucun cas l’intention de fouiller son logement. Je désire seulement mener une enquête de voisinage.
– Fort bien, son adresse est 10 rue de Paradis à Paris. Elle possède là-bas un modeste appartement, situé au 3e étage.
– Merci, professeur Deslandres.
Tandis que ce dernier appelle le central afin de mander un fiacre, je marche sous la coupole silencieuse, les yeux tournés vers le plafond. Je devine les poutrelles métalliques qui maintiennent l’ensemble ; gigantesque toile arachnéenne dans laquelle se tapirait sa propriétaire. Je me prends à imaginer cet homme qui évoluait en dehors de notre espace-temps. Comment le verrions-nous alors ? Et lui comment le percevrait-il ? Ce sont autant d’interrogations qui vont et viennent dans mon esprit. Je les sens qui hantent mes souvenirs disparus. Pourquoi un tel objet n’existerait-il pas dans l’Onirie ? Les effets en seraient tout autre ; voler la mémoire de sa victime, par exemple. À cette pensée, la migraine me gagne et la faille dans mon esprit s’élargit et révèle un puits d’ombre. Mon regard se coule vers Loki. Ses yeux de vif-argent transpercent mon cœur, tandis que des larmes roulent le long de mes joues. Que sait-il que j’ignore ? Je l’interroge. Il me répond par la négation. Par son air, je comprends qu’il ne consentira à me parler qu’une fois installé dans le fiacre. Entre-temps jaillit la voix perçante du directeur qui m’annonce qu’un fiacre arrive.
– Je vous raccompagne, monsieur Estrango.
– Merci ! murmuré-je, tandis que nous nous engageons dans l’escalier tortueux et vertigineux.
Marche après marche, je pose les pieds sur les lames de métal. Elles sont un aller simple vers les enfers, vers mes ténèbres ; point aveugle de ma mémoire. Loki, dans sa grande magnanimité, a pris la poudre d’escampette pour mieux se jucher, quelques mètres plus bas, sur une roue dentelée.
– Oiseau de mauvais augure ! lui glissé-je, comme je pose le pied sur la dernière marche.
– Tu disais ? me rétorque-t-il, penché sur ma figure.
Le fondement par terre, je regarde le trophée présent sur le piton métallique ; mon talon de chaussure. Est-ce un avertissement ?
– Monsieur Estrango ! Vous allez bien ?
– Rassurez-vous ! J’ai le bâti solide, comme j’attrape la main qu’il me tend.
Du bout des doigts, je me saisis de ce fragment qui me semble d’un coup bien moins innocent. L’objet délictueux dans ma poche, j’exprime encore une fois ma gratitude, non sans lui glisser l’une de mes cartes au cas où. Devant l’observatoire, un fiacre attend et les chevaux s’impatientent ; ce sont deux juments à la robe noire, deux animaux de cauchemar.
– Où allez-vous, mon prince ?
La voix du cocher tonne.
– À la porte de Versailles !
La réponse sonne comme une sentence. Le temps se coagule, comme je pose le pied sur la marche du fiacre.
– Au revoir monsieur Estrango !
Le ton du directeur est soudain plus rauque, plus lente, alors que nous nous mettons en route. Je le perds de vue et je referme la porte, tandis que le cocher donne le fouet à ses chevaux.
– Loki ?
Secoué par les cahots, aplati sur la banquette, celui-ci relève la tête. Ses grands yeux de vif-argent sont baignés d’une tristesse que je ne lui connais pas.
– Ce tantôt, lorsque le professeur Deslandres a fait allusion à ces astres noirs capables d’avaler toute matière et toute lumière, tu m’as paru soudain fort inquiet. À quoi pensais-tu ?
Dans son cœur, je sens le tumulte qui l’agite et le tourmente. Il se détourne et regarde par la fenêtre ville qui défile.
– Ce n’est qu’une légende, un conte, un mythe, appelle cela comme tu veux, qui bruisse par endroit de temps à autre dans l’Onirie. L’on dit qu’il existerait des êtres – sont-ils seulement vivants – qui se repaîtraient des rêves.
– Ferais-tu allusion aux bakous ?
Loki hausse une paupière, surpris.
– J’ignorai que tu avais des connaissances en matière de mythologie japonaise. Hélas, ce dont je te parle n’a rien à voir avec ces créatures. Ils sont immobiles, mais gare à ceux qui passeraient à leur portée, car ils seront petit à petit dépouillés de leur âme. Personne ne sait exactement où ils se cachent. Néanmoins, ils existent des indices qui trahissent leur présence, des couleurs absentes, des fluctuations ou des déformations oniriques. Enfin, et ce point est très important, l’on raconte que s’il ne sustente pas alors il mourra de faim. Méfie-toi Alvaro ! Il y a un fond de vérité dans toute légende.
Loki, imagine-t-il à quel point tout ceci est vrai ? Crains l’eau qui dort ! Je me rappelle une promenade sur les bords d’un lac miroir, sommeille dans les tréfonds de ses eaux obscures, une créature au cœur noir qui se nourrit de l’âme de ceux qui, troublé par sa limpidité, en effleure la surface. Alors, semblable à Narcisse qui pour la première fois découvre son visage et se donne la mort, le malheureux voyageur, ainsi dépouillé, se met à errer, coquille vide, pour l’éternité. En revanche, qu’arrive-t-il si deux âmes cohabitent ? L’une disparaît-elle engloutie par ce trou vorace et cède sa place à l’autre qui, enfin libre, peut s’épanouir, mais incomplète et boiteuse ? Je me revois, marchant le long des berges. Je scrutais ce visage, dont la seule vue inspirait la terreur. Ce visage, c’était le mien, un éclat en plus ou en moins. Est-ce à lui que faisait allusion, Augustin ? Quelle question ! La réponse tient par une affirmation, qui appelle une autre interrogation. Où est-il, s’il n’est retenu dans les eaux mystérieuses de ce lac ténébreux ? Memnys, tel est son nom…
– Monsieur ! Vous êtes arrivés. Cela vous fera deux francs pour la course.
Je lui tends une pièce de cinq et l’enjoint à garder sa monnaie. Ce dernier ne se fait pas prier et part sitôt le jeton disparu.
– Que décides-tu, Alvaro ? Le paradis, le purgatoire ou l’enfer ? me lance Loki qui n’a pas perdu une miette de mes intenses réflexions.
– Hé ! Je ne m’appelle pas Dante Aglieri et je ne suis pas en quête de ma fiancée depuis la porte des Enfers, avec Virgile qui m’attend de l’autre côté ! me récrié-je.
– Ah ? Je suis fort étonné, car tu m’en as tout l’air. Voyons que je réfléchis. Tu as le choix entre la rue Paradis, le Musée du Louvre ou le quai des Orfèvres. Tu es à la recherche de madame veuve Chandon et, à défaut de Virgile, tu as ma personne pour te servir de guide. Ne trouves-tu pas la ressemblance frappante ?
– Vu de cette manière, je m’incline mon cher Virgile. Néanmoins, ne verras-tu point d’inconvénient à ce que je prenne le chemin à l’envers partant du Paradis pour l’Enfer. Je risque de m’ennuyer quelque peu là-haut.
– Si le pape t’entendait, il en ferait une jaunisse, éclate de rire mon compagnon.
– Grand bien lui en fera, cela lui redonnera un peu de couleur au teint, lui qui l’a toujours cadavérique, répliqué-je. À moins qu’il ne casse sa pipe avant. Ainsi aura-t-il tout le temps pour savourer l’éternité là-haut.
Tout à notre échange, j’aperçois l’une des bouches du métropolitain qui nous emmènera jusqu’à la station Chaussée-d’Antin, où nous changerons pour nous rendre à Cadet. Tandis que je descends les marches, je me figure mon entrée dans un autre monde-trou qui étendrait son empreinte sous la ville, dont elle serait le reflet inverse ; les pleins devenus creux et les creux devenus pleins. Ce serait un moule à la cire perdue de la ville ; forêt de silhouettes géométriques, dont les faces gravées avec soin révéleraient en creux les intérieurs transformés en extérieurs, enfermés dans la sphère invisible du monde-trou. Les tunnels auraient des allures de spaghetti et les carrières deviendraient les trous pleins du gruyère. Les habitants désormais vides ne seraient plus que des âmes errantes, sans plus de substance dont la trace s’inscrirait dans l’argile du réel. En sera-t-il de même pour cet homme-mystère ? Je serai alors capable d’en découvrir son empreinte onirique grâce aux sillons qu’il creuse dans la trame de l’univers, de la même manière qu’une concentration de matière déforme le tissu de l’espace-temps. L’entité qui possédait madame Dupin ne m’aurait donc pas menti, quand elle affirmait que tous avaient perdu leurs souvenirs relatifs à « sa sœur ». Seulement, je ne le découvrirai qu’une fois arrivé aux Enfers ; 36 quai des Orfèvres.
Pendant ce temps, les stations défilent à l’image de la foule éparse en cette heure et je m’endors, tant et si bien que je manque de peu ma correspondance.
– Dis, Alvaro. Pourquoi avoir appelé cet arrêt Chaussée-d’Antin ? Il s’agit d’une rue. Pourquoi ce vocable plutôt que le second ?
Je jette quelques œillades de droite et de gauche pour m’assurer de l’absence de quelques intrus.
– En fait Loki, cela remonte au XVIIe, lorsque ce n’était encore qu’un chemin. Il reliait la porte Gaillon au village des Porcherons. Or ce chemin traversait un terrain marécageux et il fut surélevé en le déposant sur une digue. Il est devenu une chaussée, car il chaussait le marais.
– Pardon de te contredire, Alvaro. Mais je crains que ce ne soit l’inverse, me reprend Loki.
Interdit, je réfléchis.
– Ah ? Ma foi, c’est juste.
– Bah, tant que tu ne te marches pas sur la tête.
J’éclate de rire, alors que je m’aperçois que je n’ai fait que tourner en rond quand, arrivé sur le quai, je vois arriver une rame en partance pour Porte Dorée. Néanmoins, cela n’entame pas pour autant ma bonne humeur et, quelques minutes plus tard, je suis en chemin pour la station Cadet. Je suis inquiet, car les voies sont traîtres et, pour toute aide, je n’ai qu’un plan griffonné en toute hâte dans la tête.
– Allons, Alvaro ! me rabroue Loki. La rue Paradis est dans le prolongement de celle qui s’étire devant toi. Jouerais-tu à ce point de malchance, en prenant les choses à l’envers ?
– Ah ! Que ferai-je sans toi, mon ami ? lui glissé-je, tout en flattant son ramage.
– Hum… Pour commencer, tu te perdrais sans arrêt puisque tu es incapable de t’orienter. Ensuite, je ne sais pas, je ne t’ai pas assez vu à l’œuvre.
– Sacré fripon, va !
– Ah non ! Divin fripon ! Je tiens à mon titre ! s’exclame-t-il en gonflant son poitrail.
Notre échange achevé, nous nous engageons sur la voie mystérieuse qui nous mène du Paradis à l’Enfer. Étrange sensation que cette impression de revivre une même scène, lorsque nous passons de la lumière la plus crue, pour ténèbres les plus obscures. Inconscient, je pose une main sur mon front et mon index s’attarde sur ce creux que nous avons entre les yeux. Que signifie ? Est-ce la porte d’entrée derrière laquelle se dissimule une vérité cachée ? Dans ma poche, l’étui s’alourdit. Peut-être, n’est-ce qu’une illusion qui trouve son origine dans mon appréhension ? Je ne connais pas la réponse et ce ne sont pas les regards, parfois pesants ou insistants, voire hostiles ou violents, qui éclaireront ma propre ignorance. Singulier quartier, que celui qui s’étale autour de la porte Saint-Denis ; s’y mélangent des populations des trois continents qui, chacune à leur manière, vénère ces oiseaux pleins de sagesse que sont les corbeaux. Que ne feraient ces braves gens s’ils apprenaient que Loki est un phœnix ? Je tourne mes yeux vers le ciel, car c’est au Paradis que j’ai rendez-vous et je ne sais si Dieu est à l’écoute.
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