– Hé ! Hé ! Monsieur ! Vous m’entendez ? Vous savez que vous n’avez rien à faire par ici.
L’œil entrouvert me laisse deviner une livrée à mi-chemin entre le bleu nuit et le kaki. La main sur le sol, j’explore une herbe humide et drue. N’étais-je pas la nuit dernière sur une couche de paille et de bois dans un manoir. Tout se ménage dans ma tête. Il me semble avoir croisé la route d’un paysan-philosophe qui m’aura offert le gîte et le couvert.
– Monsieur ! Monsieur ! Vous ne pouvez pas rester ici ! Vous êtes sur un terrain militaire !
Militaire ? Un terrain ? Mais que me chante-t-il là ?
– Mais… mais enfin, où suis-je ?
– Hé ! Ce serait plutôt à moi de vous poser la question et vous demander comment vous êtes parvenu jusqu’ici.
J’ignore ce que me veut cet homme et c’est avec difficulté que je me relève, une main apposée sur une souche pourrie qui n’était pas là un instant plus tôt ; non plus que cette forêt et cette cabane dans laquelle je me trouve à présent. Je ne comprends pas, mes habits sont propres et secs, alors même qu’ils étaient trempés et couverts de boue. Inquiet, je recherche Loki qui, perché sur le rebord d’une fenêtre, semble lui aussi plonger dans un profond état de confusion.
– Monsieur, Monsieur. Vous ne devez pas rester ici. Les patrouilles ne vont plus tarder à présent.
– Des partouilles ? Mais de quoi me barrez-vous ? ânonné-je.
Embarrassé, je le vois qui se passe plusieurs fois la main sur la figure.
– Ah ! je ne devrais pas faire ça, mais vous m’avez tout l’air d’un voyageur égaré et non d’un espion.
Un voyageur égaré ! Je ne peux retenir le rire bêlant qui me monte aux lèvres, au point d’en choir presque.
– Savez-vous mon brave, qu’il y a encore peu je n’avais pas de nom !
Bateau ivre, je me raccroche à lui, comme un ivrogne à sa bouteille.
– Si, si, si. Je suis très sérieux. Rendez-vous compte ! J’étais le Voyageur. Hi, hi, hi.
– Mais oui, mais oui ! m’accorde-t-il magnanime. Et je suis l’Empereur.
– Ah non ! m’exclamé-je, redevenu un temps sérieux. L’Empereur, c’est Naboléon.
À ces mots, il lève les bras au ciel et m’entraîne avec lui.
– Attendez ! m’écrié-je en m’arrachant à son étreinte. Je n’ai pas récupéré ma corbeille.
Je me précipite alors, manquant au passage de trébucher sur une racine, vers Loki qui me voit foncer sur lui telle une locomotive à vapeur, lancée à pleine vitesse. À cette perspective, celui-ci prend son envol et s’enfuit.
– Reviens donc ici, Kiki ! Le monsieur nous emmène avec lui, me récrié-je tandis que je lui cours après.
Finalement, je le rattrape et le fourre dans ma veste, sans qu’il comprenne ce qui lui arrive, pas plus qu’à moi-même.
– C’est bon ! Je vous suis, mon brave ! J’ai retrouvé ma corbeille.
L’homme secoue la tête et me saisit par la taille, puis m’emmène au petit trot vers un véhicule un peu trop militaire à mon goût.
– Montez donc derrière et glissez-vous sous la bâche.
J’obéis sans plus me poser de question et grimpe tout en haut d’une courte échelle. Hélas, je dois m’y reprendre à plusieurs reprises, car je manque toujours un barreau. Enfin, je finis l’ascension et la dernière chose que j’entends est un « Pardon, monsieur ».
– Rien à signaler, Augustin ?
– Rien, Blaise ! La tournée fut calme. Je n’ai croisé que quelques cerfs.
Son collègue opine du chef.
– C’est curieux, j’ai cru que Marc était tombé sur un intrus.
– Bah, Aurèle l’aura ramené sur le droit chemin.
J’espère pour lui, car aujourd’hui c’est Pascal qui est d’astreinte et tu sais comment il est. Bon, je ne te retarde pas plus Augustin. Bonne journée !
– Merci ! s’exclame ce dernier tandis qu’il s’éloigne de sa guérite, camouflée en cahute de chasseur.
– Monsieur ? Monsieur ? chuchote une voix qui me vrille le crâne. Vous m’entendez ?
En guide de réponse, je remue quelques doigts, tandis que Loki gémit.
– Les effets du chloroforme vont se dissiper. Mais ne tentez rien, tant que je ne vous dirai pas de sortir. Au fait, où désirez-vous vous rendre ?
– Me rendre ? m’étonné-je.
– Enfin qu’y a-t-il de surprenant ? Vous ne vous êtes pas aventuré jusqu’ici sans raison, en plus de vous perdre.
– Euh, à l’observatoire de Meudon, lui répondis-je.
– Merci, s’écrie-t-il joyeux, avant de rabattre la couverture.
– Nom d’un encrier télescopique ! Alvaro, que s’est-il passé ? Un train me serait passé dessus que je me sentirai mieux, grogne soudain Loki comme il dégage sa tête du col de ma veste.
– Je n’en ai pas la moindre idée. Tout juste si je me souviens que nous avons été anesthésiés.
– En attendant, il fait bien chaud là-dessous. J’aimerais bien me dégourdir les ailes et chasser ce coton qui me remplit la tête.
Comme les chaos du camion m’empêchent de lui répondre, je pose un doigt sur mes lèvres. Malgré la confusion qui règne dans mon esprit, j’ai toujours en mémoire les paroles de notre mystérieux protecteur. Au même instant, une conversation étouffée, dont je ne saisis ni les tenants ni les aboutissants, s’échange. Le calme revenu, je réalise que nous roulons de nouveau.
– Que se passe-t-il, Alvaro ? Sa conduite est soudain plus nerveuse, me souffle Loki.
– Je crains que nous n’ayons pas encore quitté les lieux et des personnes ont des soupçons.
Comme pour confirmer mes dires, une voix tonitruante ordonne l’arrêt du véhicule pour une inspection.
-- Bonjour Augustin ! clame quelqu’un. Navré ! Mais nous avons eu une intrusion cette nuit et tu connais les consignes en la matière.
– Bien sûr, rétorque-t-il faussement enjoué. Aide-moi donc Edmond ! Cette bâche pèse le poids d’un âne mort.
Bruit de bottes qui heurte un sol humide. J’entends des mains se saisirent des barreaux de l’échelle, puis des vibrations secouent la camionnette. Quelque chose remue au-dessus de ma tête et l’on arrache la couverture.
– Tu vois ! Il est pas là ton bonhomme ! Ce ne sont que quelques branches cassées et une vieille souche pourrie.
– Merci Augustin ! lui renvoie la voix d’Edmond. C’est bon ! Tu peux partir.
À nouveau, le moteur ronronne et les secousses reprennent de plus belle. Une dizaine de minutes plus tard, mon hôte claironne :
– Voilà ! Vous pouvez descendre braves gens ! Nous sommes encore loin de Meudon, mais au moins ne risquez-vous plus la peine de mort.
– La peine de mort ! m’étouffé-je toujours empêtré dans les plis de la couverture.
Comme je me perds sous les épaisseurs, en rien aidé par Loki qui pousse des cris d’orfraie, parce que je trouve pas assez vite la sortie, la voix réplique :
– Ne bougez pas. Je viens vous sortir de là.
Ce n’est pas de refus. En effet, à mesure que je m’avance dans ce qui toutes les apparences d’un labyrinthe d’ombres et de lumières, dans lequel je m’emmêle bras et jambes, je me sens tel un insecte pris dans la toile d’une araignée. Soudain, un puissant éclat me blesse les yeux.
– Toutes mes excuses, monsieur. Vous avez eu beaucoup de chance d’avoir croisé mon chemin. Pascal vous aurait collé aussi sec au secret, avant que vous ne soyez traduit devant une cour martiale.
Je le regarde dubitatif, en même temps que je m’efforce de rassembler tous mes souvenirs de la nuit passée.
– Enfin, pourquoi avoir fait preuve d’autant d’indulgence à notre égard ? Je ne comprends pas. De plus, pourquoi votre collègue n’a-t-il rien remarqué lorsqu’il a inspecté votre chargement ?
L’homme qui me fait face se fend d’un immense sourire.
– Cape d’invisibilité éthérique. Une invention à moi bien pratique, ma foi.
Débarrassé de mes entraves, Loki en profite pour jouer les filles de l’air et prend aussitôt son envol, ravi. Mon hôte l’aperçoit du coin de l’œil et me glisse tout bas :
– Ah ! Je comprends mieux pourquoi vous me parliez de corbeille tout à l’heure. Vous cherchiez votre corneille apprivoisée. Superbe animal, si je puis me permettre.
Heureusement pour moi, Loki est assez éloigné et il n’a pas pu entendre ces propos outrageux. Corneille passerait encore, mais, corbeille, j’en frémis par avance. Si le mot lui en venait aux oreilles m’est avis que je ne donnerai pas cher de ma personne.
– Euh, mais je vous prie, ne l’ébruitez pas ou il pourrait m’en cuire.
À ces mots, il éclata d’un rire tonitruant.
– Ne me faites pas marcher, mon ami. Allons suivez-moi, vous n’allez pas passer la saison dehors.
– Bien sûr. Cependant, me permettriez-vous une question avant ? Vous avez parlé de ce tissu comme s’il s’agissait de votre invention.
Aussitôt, l’homme pose un doigt sur ses lèvres, un sourire en coin et me fait signe de le suivre. Tant bien que mal, je m’efforce de descendre un à un les barreaux de l’échelle. Je n’ai pas posé le pied sur un, que celui dérape, et je me retrouve par terre, les quatre fers en l’air. Une main secourable se tend vers moi et me redresse. Debout, j’appelle Loki à grands renforts de cris et de moulinets.
– Vous montez ? me questionne soudain mon hôte.
Il a déjà pris place et le moteur de sa camionnette ronronne comme un chat bienheureux. Loki revenu, je m’installe à ses côtés et nous reprenons la route.
– Tu es bien belle, s’exclame-t-il en tendant une main pour flatter son ramage.
D’un signe de tête, je le rappelle à ses devoirs d’oiseau muet. Il est inutile d’attirer l’attention plus que de raison.
– Nous serons bientôt sortis du domaine, énonce-t-il. En attendant, pourquoi ne pas profiter du paysage ?
J’ignore si notre chauffeur est d’humeur plaisante, car en l’occurrence l’admiration laisse sa place à une immense déception. À perte de vue, ce ne sont que de mornes et vastes prairies couvertes d’une herbe drue et touffue, où ne se dressent que de maigres bosquets. Par endroit, le regard peut se perdre sans rencontrer le moindre obstacle. Parfois, nous croisons de minuscules troupeaux de vaches ou de moutons. Tout donne l’impression d’une mise en scène, ou d’évoluer dans un décor de théâtre, comme ce vieux corps de ferme, dont les murs semblent trop malhonnêtes pour être vrais. La chose est d’autant plus étrange, que ces lieux étaient jadis couverts par une forêt dense. Aujourd’hui, ce n’est plus qu’une vaste lande lugubre et froide, d’où sont absents tourbières et marais. Un paysage artificiel façonne de la main d’hommes à la volonté farouche et drapé de l’orgueil de la maîtrise absolue. Ces animaux, ces bâtiments ne sont qu’un décor pour masquer une œuvre de mort. Troublé par ces réflexions, je m’interroge quant à l’homme à côté de moi qui conduit d’une main sûre.
– Encore un peu de patience. Je ne suis pas devin, cependant à vous dévisager je crains que ce ne soit de funestes pensées qui vous plongent ainsi dans le désarroi.
Je ne sais sur quel pied danser avec lui. Tout d’abord, il me tire d’un très mauvais pas et m’évite la guillotine, en m’exfiltrant d’un mystérieux complexe militaire, et le voici prêt à trahir ses pairs. Le véhicule cahote à cause de la route médiocre. J’observe son front se plisser de plus en plus, à l’approche de ce qui ressemble à un virage particulièrement serré.
– Vous n’êtes pas lui, n’est-ce pas ? susurre-t-il soudain, alors que nous passons sous un viaduc.
Je ne suis pas lui.
Un frisson me parcourt l’échine, tandis que Loki me lance un regard lourd de sous-entendus. Cet homme travaille au CEI et je doute qu’il n’ignore aucun des secrets qui entoure les sombres événements survenus plusieurs années auparavant. D’eux, je n’ai réussi qu’à en rassembler que des bribes, non grâce à mon génie, mais à cause de ma ressemblance si frappante. Il a disparu sans que personne sache comment.
– Bien sûr que non, poursuit-il sur le même ton. Ses yeux sont trop différents des vôtres, enfin ce qu’il s’y reflète surtout. Bah, il n’est plus de ce monde ou, du moins, n’y vit-il plus.
– Est-ce pour cette raison que vous m’avez emmené, au lieu de me livrer à votre hiérarchie ?
L’homme acquiesce, ses yeux gris brillent d’un éclat douloureux. Quels souvenirs le retiennent ainsi ?
– Augustin. Ma ressemblance avec lui n’est pas la seule motivation qui vous a poussé à agir ainsi. Est-ce que je me trompe ?
Un panneau indicateur nous signale le village de Jouy-en-Josas à deux kilomètres et je l’entends qui rit. Le ton se veut joyeux, mais il sonne faux.
– Vous êtes trop perspicace, Monsieur Estrango. Prenez garde, car cela pourrait vous jouer des tours. Chasseur d’Ombres, hein ?
– On peut difficilement vous cacher quoi que ce soir. Après tout, vous avez eu tout le loisir et le temps d’explorer ma petite personne.
Nous longeons des maisons en briques rouges dont les murs aveugles et silencieux nous renvoient une image d’hostilité larvée. L’homme se reprend :
– En effet. Monsieur Estrango…
Les mots se meurent. La requête qu’il s’apprête à nous soumette est si extraordinaire, si invraisemblable, absurde, oserai-je même ajouter, que je ne peux moi-même l’envisager. Ou comment redécouvrir celui que j’ai été un temps dans le passé.
– Retrouvez-le, monsieur Estrango. Peu importe le temps, l’argent, tout cela n’est que broutille. Je dispose d’autant de moyens que nécessaire, et au-delà même.
– Comme cette cape ?
– Comme cette cape… murmure-t-il un brin mystérieux. Je ne vous cache pas que cette entreprise sera périlleuse et dangereuse.
Nous poursuivons notre route sur des chaussées rendues glissantes par les trombes d’eau qui se sont déversées dessus au cours de la nuit. Fatigué, je repose ma tête contre la fenêtre, Loki affalé sur mes genoux. J’aperçois alors un véhicule aux vitres fumées dans le rétroviseur. Je jurerai qu’il nous suit depuis mon évasion depuis la base.
– Vous les avez remarqués aussi ? Je ne peux pas dire qu’ils brillent par leur discrétion, sourit Augustin. Ils nous ont pris en chasse depuis notre sortie du plateau. Que voulez-vous, les fourmis ont une forte affinité avec la paranoïa.
– Qui appelez-vous donc de cette manière ?
Pour toute réponse, il me salue d’une main, les doigts à hauteur de la tempe. Je hoche la tête ;
– Inutile de les alarmer plus que nécessaire. Rassurez-vous, je ne vais pas les semer, d’autant plus qu’ils ne vous ont pas vu descendre, tout à l’heure.
À son sourire, je devine qu’il ne me fournira aucune explication. Alors que nous dépassons Jouy-en-Josas, je remarque que nous empruntons la route de Versailles et non à Meudon, comme se dessine dans le lointain la silhouette majestueuse du château du Roi-Soleil.
– Nous avons des anges pas très gardiens, je vous rappelle. Il me serait délicat de me rendre à Meudon sans éveiller leurs soupçons. Si je reviens à mon domicile, ainsi je respecterai ma routine quotidienne. Tenez-vous autant à ce que votre tête finisse sur le billot d’une bascule à Charlot.
J’en conviens, voir ma personne raccourcie serait pour le moins fort déplaisant et, en l’état, je n’ai guère l’embarras du choix, je ne peux que lui accorder ma confiance. Alors que nous longeons le parc dessiné jadis par Le Nôtre, non loin de la pièce d’eau des Suisses, nous tournons bientôt le dos à ce qui fut autrefois le centre de l’Europe, pour mieux nous engager sur une route forestière, en direction du village de Saint-Cyr. Passé l’austère école militaire, nous nous éloignons et arrivons devant une maison à la triste mine. Derrière une clôture rouillée et à demi écroulée s’élèvent des murs gris et lépreux que complète une toiture éventrée. Des fenêtres, je n’aperçois que leur silhouette cachée par-delà des volets clos, dont la peinture s’écaille. Le jardin, mal entretenu, est un havre de désolation, envahi par des herbes hautes et des ronces.
– Ah enfin ! s’exclame Augustin comme il se gare sur son bateau.
Comme si de rien n’était, il se dirige vers le portail et l’ouvre dans un long gémissement de métal rouillé, puis remonte dans la camionnette, le sourire toujours aux lèvres.
– Siffler en travaillant… Ne bougez pas ! Je reviens vous chercher, sifflote-t-il, tandis qu’il avance le véhicule dans la cour, avant de s’éclipser.
De nouveau, je l’entends qui manœuvre la grille. Je l’aperçois qui ensuite se dirige vers l’entrée de son pavillon. Pendant ce temps, Loki, dont la tête émerge du col de ma veste, me lance des œillades inquiètes.
– Tu l’as senti toi aussi. Ce changement dans l’air.
– Oui, comme des vagues d’ondes qui se propageraient depuis ce pavillon. Alvaro, nous sommes dans un univers de poche. J’en suis certain.
– De cette taille ! m’exclamé-je. L’énergie déployée pour le maintenir devrait être colossale.
Il existe à Sceaux un nœud onirique situé à l’endroit marqué par la Pierre aux Moines. Il n’est pas le seul. Que sont donc ces temples, aux abords desquels surviennent de très nombreux phénomènes mystiques. Cependant, si le flux des onirons est important personne n’a jamais encore réussi l’exploit de les canaliser et les concentrer, à moins de faire appel à des moyens aussi exotiques que dangereux. Par avance, j’en frémis.
– Pardon de vous avoir fait autant attendre. J’avais quelques, hum… vérifications à effectuer. Venez donc, vous devez être affamé après toutes ses émotions.
Je ne l’avais pas relevé, mais par un réflexe tout pavlovien mon estomac gronde soudain.
– Descendez ! Personne ne vous remarquera à présent. Ils me verront seulement décharger du bois, me sourit-il.
– Du bois ? l’interrogé-je.
– Suivez-moi ! Je vous expliquerai une fois à l’intérieur. Nous y serons au chaud et au calme, mais surtout loin, très loin des grandes oreilles indiscrètes de la Grande Muette.
Bien sûr, la Grande Muette. J’aurai été étonné de voir tomber dans l’oubli les recherches sur la Bombe éthérique, poussées par perfectionnisme qui confine au cynisme, que réprouverait Diogène même du fond de son tonneau. Cependant, je ne suis pas là pour philosopher de la sagesse des militaires, pas plus que celles de ces scientifiques, dont l’humanisme ne semble être qu’un lointain souvenir. Puis-je croire qu’un jour la guerre s’éteindra ? Qui pourrait le dire ? L’homme est ainsi fait qu’il est tout à la fois un créateur et un destructeur ; un être imparfait qui a conscience de sa finitude, dans lequel s’affrontent Éros et Thanatos. Je chasse ces pensées de mon esprit, un pied posé à terre. Le temps se suspend, je flotte au-dessus d’un océan minéral. À quelques pas de là, j’aperçois Augustin qui me fait signe de la main. Son corps aussi est figé, tout comme ce passant dont le chien demeure la patte levée, un jet d’urine projeté contre le tronc d’un arbre. Une fleur est saisie en pleine éclosion, de même que cet oiseau au cours de son vol. Cela ne dure que le temps du battement d’une aile de papillons et mon pied heurte enfin le sol. Mon hôte semble étranger au phénomène. Lentement, j’entrouvre la porte onirique et découvre un pavillon paré de mille et un atours. Au fond de mon âme, une faille s’ouvre sur un souvenir que quelqu’un se donne bien du mal de retenir.
– Si vous voulez bien vous donner la peine d’entrer Monsieur Estrango ! N’oubliez pas de vous déchausser s’il vous plaît. Des charentaises traînent dans l’entrée. Je gage qu’elles seront à votre pointure, m’indique-t-il en pointant du doigt un alambic en fer forgé.
Comme j’écarte les pans de ma veste, Loki en jaillit comme un diable de sa boîte et bouscule au passage un chat, couché dans un hamac suspendu au plafond. Je n’ai que le temps d’étendre les bras, que celui-ci me tombe dessus, pour mieux courir après Loki qui, déjà, a adopté son panier.
– Laisse-le, Hermès. Il est notre invité.
Furieux, l’animal ainsi nommé crache, puis disparaît dans l’obscurité des escaliers.
– Ah, navré ! Il est un peu soupe au lait.
– Tant que Loki ne finit pas dans son estomac. Je ne lui ferai aune remontrance.
– Ne vous inquiétez pas. Ce coquin ne boude jamais très longtemps et il reviendra bientôt réclamer des câlins. En attendant, que diriez-vous de prendre un peu de thé ?
J’acquiesce et le vois disparaître, avalé par les ombres qui hantent son pavillon. Seul j’examine alors d’un peu plus cette singulière maisonnée et sa décoration soignée. Sur les murs, sculptés dans du bois de sorbier, des elfes, des sorcières accompagnées de créatures extraordinaires dansent au cours d’une de sabbat. Que je m’éloigne et je découvre des forêts de chênes et de hêtres qui s’en vont rendre hommage à la reine des dryades, sylve magnifique, ceinte d’une couronne faite de houx et de sapins. Je remonte le chemin du temps ; mon regard croise celui d’un homme qui pourrait être un sorcier. Sa main droite s’appuie sur un bâton, que je devine en châtaignier, dans l’autre, il tient un sablier dont les grains au lieu de tomber remontent. Il surplombe une vallée au fond de laquelle s’égaille un village. Deux tourelles se font face, l’une est d’ivoire, la seconde est d’ébène. Et leurs seigneurs ? Je m’interroge, quel serait alors l’enjeu de leur duel ? Une princesse ? Des terres ? Ou encore une mère ? Car ils sont frères…
– Vous aimez ? surgit une voix de derrière moi.
Je découvre Augustin, une théière fumante posée sur un plateau.
– Ce n’est qu’un modeste passe-temps. Je sculpte dans des essences des histoires, que je monte ensuite sur ces panneaux que vous admirez. Ce sont des contes vivants. De la même manière que le pommeau de votre canne se métamorphose, mes personnages évoluent par la captation et l’assimilation des émotions de leurs spectateurs.
– Du bois traité à l’éther fluctuant, n’est-ce pas ? lui réponds-je, narquois.
– En effet, infusé par un système de microcapillaires dissimulés derrière les murs. Mais ce n’est qu’une broutille, vous l’avez déjà deviné.
Inutile de feindre la naïveté ou l’ignorance. De plus, je sens que je peux lui accorder ma confiance. Après tout, ma tête repose encore sur mes épaules.
– Vous faites allusion à votre domaine si particulier, en apparence délabrée et décatie, où l’on trouve le confort dont n’importe qui pourrait rêver.
– Une chose parmi tant d’autres, monsieur Estrango. Cependant, permettez-moi de garder mon secret sur ce dernier point.
En mon for intérieur, je soupire de soulagement, car mon hôte ne semble n’avoir rien remarqué du trouble qui m’a saisi lorsque j’ai eu posé le pied chez lui.
– Pour caricaturer, sachez seulement que par ce subterfuge, j’ai toujours pu tranquilliser mes anges peu gardiens. Bah ! Déjeunons, plutôt. Ensuite, je vous conduirai à Meudon, comme vous le souhaitiez. N’oubliez pas votre corneille, elle trouvera sûrement de quoi se régaler.
À ces mots Loki me lance un regard navré.
– Jouons la comédie jusqu’au bout, lui chuchoté-je, alors qu’il se pose sur mon épaule.
Pendant ce temps, s’échappent depuis la cuisine de délicieuses et capiteuses odeurs de pains grillés et d’œufs au plat qui ne tardent pas à attirer Hermès et ses yeux trop colorés.
Attablés autour d’un petit déjeuner aux proportions gargantuesques, Augustin semble peu enclin à me questionner sur les raisons qui m’ont conduit sur ces terres de la Grande Muette. En revanche, il se montre fort curieux des motifs qui entraînent mes pas vers cette ville aux portes de Paris.
– Pardon, monsieur Estrango. Pourquoi désirez-vous vous rendre à l’observatoire de Meudon ? Pour y chercher une étoile disparue ? Entre nous, si tel était le cas, je vous recommanderais plutôt les coulisses de l’Opéra Garnier et son corps de ballet. Ne dit-on pas que l’on y trouve les plus belles étoiles ?
Je souris en rougissant malgré moi, pour mieux le décevoir.
– Hélas. Je m’y rends, car une personne, dont je tairai le nom, m’a engagé pour retrouver sa sœur disparue, mademoiselle Edmée Chandon. Elle a participé aux mesures de déviation des étoiles lors de l’éclipse solaire de 1919, avec Arthur Eddington.
– Expérience qui a validé l’une des prédictions de la théorie de la Relativité générale d’Albert Einstein, complète mon hôte, une tartine beurrée à la main.
J’acquiesce, tandis que je prépare une tranche de pain que je couvre d’une couche généreuse de confiture de châtaigne. Pendant ce temps, Loki et Hermès ont, semble-t-il, conclu une trêve du genre culinaire, car ils ont les yeux rivés sur une crêpe Suzette, habillant une pomme saupoudrée de cannelle.
– Je ne comprends pas. Pourquoi s’être adressé à vous plutôt qu’à la police ? Ce genre d’affaires est de son ressort, non ? Ils ont des moyens bien plus conséquents que vous, sauf votre respect, monsieur Estrango.
– Sans doute, mais alors pourquoi me demander de le retrouver, outre notre ressemblance si frappante ? lui rétorqué-je.
Sans mot dire, Augustin s’empare de sa tasse et plonge ses lèvres dedans, non sans me dévisager avec une intensité rare. Le silence s’insinue entre nous, feutré, entrecoupé par les coups de becs et de griffes de nos divinités respectives.
– À n’en point douter, vous méritez votre titre et votre nom, Signor Estrango. Avant que vous ne partiez, je souhaiterais vous offrir un modeste présent, murmure-t-il en se levant brusquement. Ne dites pas non, vous me vexeriez.
Il contourne la table, sort, puis se précipite à l’étage. J’entends le bois qui soupire et craque à son passage, puis le parquet qui souffre en silence. Je l’imagine, cheminant sur les rebords d’un étang, au fond se dresserait un temple où il s’en irait recueillir des mains du dieu tutélaire un instrument de temps.
– Tenez ! me lance une voix jaillie de derrière.
– Je pense que cela vous sera utile et pas seulement dans cette enquête, ajoute-t-il en me remettant étui de la taille d’une petite brique, qui pèse sont poids en figues molles. Avec délicatesse, je l’ouvre et découvre une paire de lunettes, somme toute très ordinaire ; à l’exception des étranges irisations qui en irradient la surface. Du bout des doigts, je les effleure et de nouveau je ressens cette faille au fond de mon âme, dont quelqu’un s’acharne à en préserver la fracture. Comme j’esquisse un geste pour les en extraire, Augustin le referme d’une main et me sourit, l’index sur les lèvres. Plus tard semble m’ordonner son regard.
– Qu’est-ce que… ?
Il secoue la tête, tandis que ses lèvres s’étirent encore un peu plus ; énigmatiques.
– Ce ne serait plus une surprise. Oh ! N’avez-vous pas déjà une petite idée de ce que sont ces lorgnons ?
– Je…
Pourquoi cette question ? Je sens l’abysse se rouvrir. Je passe mes doigts sur l’étui. Il me semble que celui-ci vibre. Mais c’est, peut-être, seulement ma main qui tremble. Elle m’attire. C’est irrésistible.
– Pourquoi m’avoir fait ce présent, Augustin ?
– Parfois, il faut savoir grandir, me répond-il laconique.
Je le dévisage. Ses yeux pétillent d’un feu qui ne m’est pas inconnu, bien que je fûs incapable de me souvenir où j’ai pu le rencontrer. Il ne m’en dira pas plus. Ma main se referme sur l’étui.
– Finissez donc de manger. Nos fripons ont presque achevé leur tartine.
Tout à coup, la confiture et le pain prennent une texture et une saveur étrange, comme un écho d’un temps oublié.
Les couverts disparus, les dernières miettes englouties, Loki sur nos pas, nous quittons le pavillon.
– Vous êtes prêt ? m’interpelle soudain mon hôte alors que nous installons dans sa camionnette aux faux airs de char d’assaut.
J’agite une main, tandis que j’examine d’un peu plus près un tableau de bord regorgeant de cadrans, de manettes et autres manomètres. Je crois même reconnaître un altimètre, sans compter toute une théorie de leviers et de boutons de toutes espèces. Cependant, mon attention est retenue par une plaque de bronze dorée sur laquelle est gravé un nom pour le moins étrange : Fantômas. Bien sûr, qui ne connaît pas les exploits de ce génie criminel, dont monsieur Marcel Allain est devenu le biographe, mais baptisé un véhicule…
– Intriguant, n’est-ce pas ? Essayez donc de deviner pourquoi je l’ai appelez ainsi.
– Une voiture aux cent visages, par hasard ?
– Comme vous y allez ! Je vois que vous connaissez fort bien vos classiques. Nos anges gardiens sont persuadés que j’en possède deux. Je me garderai bien de les détromper, gouaille-t-il.
– Et, pardonnez ma curiosité, que verront-ils ?
Augustin éclate alors d’un rire tonitruant, tout en me' jetant un regard pour le moins moqueur.
– Seulement une honnête Renault MT, avec à son bord une galante ! Qu’y a-t-il de si extraordinaire ?
– Votre… charmante ! m’offusqué-je, tandis que Loki retient à grand-peine le fou rire qui ne manque pas de le gagner. Ma ressemblance avec une danseuse de la revue du Chat Blanc est-elle si frappante ?
Augustin m’examine avec soin, puis décrète.
– Ma foi, c’est ce qu’ils apercevront et ainsi je ne faillirai pas à ma réputation.
– Laissez-moi deviner. Celle d’un Don Juan ? grommelé-je.
– On ne peut rien vous cacher ! s’esclaffe, tandis que la voiture s’avance.
Comme nous dépassons la frontière invisible sans nous arrêter, je m’alarme.
– Pourquoi ne pas refermer votre portail ? Ne craignez-vous point les intrus ou les visites fortuites ?
– Que nenni ! Sitôt l’auront-ils franchi, que ces braves gens auront déjà oublié les raisons qui les auront amenés en ces lieux. Ne me demandez pas comment. Cela est mon petit secret, monsieur Estrango, me glisse-t-il facétieux.
Par le rétroviseur, j’aperçois le véhicule de nos anges soi-disant gardiens. La paranoïa est un syndrome très souvent observé chez les militaires, encore plus lorsqu’ils sont détenteurs de secrets. Je ne m’offusque plus de leur présence et m’endors, bercé par les cahots de la route. Saint-Cyr, Versailles, Viroflay, les villes et les villages défilent, intemporels et impersonnels. Sont-ils le reflet de cette bulle dans laquelle nous évoluons ? Ou bien est-ce ma vision qui soudain se ternit ? Je ne pourrai trancher, car lorsque nous arrivons en vue de la forêt de Meudon, après avoir dépassé Chaville, celle-ci me semble d’un coup trop vivante ; plus encore que lors de ma précédente visite. Hélas, le sortilège se rompt alors que nous nous enfonçons dans la jungle urbaine. Quand soudain, mon compagnon me prend au dépourvu :
– Embrassez-moi, Alvaro !
– Je vous demande pardon, m’exclamé-je, arraché sans douceur à ma torpeur.
– Je vous ai dit : Embrassez-moi ! Je vous l’ai expliqué, mes anges gardiens me voient en compagnie d’une gente dame. Si nous ne nous échangeons pas ce baiser, ils flaireront la supercherie.
– Ah mais non ! Trouvez donc autre chose !
– Obéissez. Je détesterai avoir à vous forcer la main, Alvaro.
– Fais ce qu’il te dit, me chuchote Loki. Tiens-tu, pour de bon, à finir la tête sur un billot ou croupir au secret jusqu’à la fin de tes jours.
Une perspective guère réjouissante s’il en est.
– Quoi ! C’est tout ! Oh ! Mets-y donc un peu de passion, mille diables ! Tu as l’air d’une simplette qui embrasse pour la première fois un garçon. Passe-lui au moins la main derrière la nuque ou le dos. Je ne t’oblige pas à la lui poser sur ses cuisses ou entre ses jambes. Ah ! Tu devrais le voir. Un expert ! Je ne te raconte que çà. Et excellent comédien, par-dessus le marché, commente Loki depuis l’intérieur de ma veste.
Si je n’étais pas aux prises avec Augustin, je crois que je lui volerai volontiers dans les plumes. Qu’il prenne donc ma place ! Le prix pour la liberté n’est guère élevé. Néanmoins, pour quelqu’un qui n’a qu’un goût plus que modéré pour les hommes, j’éprouve un fort sentiment de désappointement. Je pousse un soupir de soulagement, comme je sens son étreinte se desserrer.
– J’espère que vous me pardonnerez de vous avoir ainsi forcé la main, mais votre liberté et votre vie m’importent bien plus que vous ne pourriez le penser. Vous êtes libre de partir à présent. L’immeuble où je vous déposerai est la maison La Rose de Toulouse ; elle est tenue par une amie. Remettez-lui cette lettre, elle vous aidera à sortir en toute discrétion et sans tourment.
Soulagé, je range l’enveloppe qu’il me tend dans une poche intérieure et le remercie chaleureusement. Cependant, je crains de ne point être au bout de mes surprises, car voici que je m’en rends visite à une maison close.
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