Sa fureur à peine contenue est le seul souvenir qui demeure de notre entrevue dans son appartement, le reste est à jamais perdu. Mais n’est-ce pas là le prix à payer lorsque l’on passe un pacte avec le diable. En attendant, je le suis tout autant, au volant d’un véhicule que je sais être une Ford Mammouth rouge de 1969. Comment le sais-je ? Hélas, je ne puis répondre, pas plus que je ne puis expliquer ma présence en ces lieux : Une forêt dense et sombre sur laquelle se déversent les trombes d’eau. Au travers du pare-brise sale, je devine un panneau qui indique une route barrée. Égaré dans mes réflexions, je suis interrompu par la pétarade d’un moteur de motocyclette. Intrigué, j’essaie de manœuvrer mon encombrant véhicule et ne réussis qu’à briser l’un des essieux, tandis que d’autres passent sans me voir. Enfin, ce n’est pas que l’ennui me guette ou que le bois m’inspire la moindre terreur. Néanmoins, j’apprécierai d’être en mesure de rejoindre mon époque et sûrement mon monde. En effet, si j’en crois le journal trouvé à l’arrière de la banquette, nous sommes en 1975 et l’Empire Français d’Europe n’a jamais existé, pas plus que l’Empire du Levant. J’y découvre également un large parapluie bariolé dont je m’interroge sur son utilité par un pareil déluge.
Mais plutôt que de me morfondre et de pleurer sur mon sort, j’essaie de me rappeler si je n’ai pas aperçu auparavant un hypothétique point de chute. Après tout, ces motards, dont j’ai été le spectateur passif de leur défilé, se rendent bien quelque part. Peut-être m’y procurerai-je les pièces nécessaires à la réparation de la voiture. Dehors l’orage redouble de violence et je commence à avoir froid dans ce véhicule, dont le moteur donne des signes de fatigue. Je me saisis alors du journal et du parapluie que la tempête m’arrache des mains. Aussi m’abrité-je comme je peux sous le journal qui se colle sur mon visage, tandis que je remonte la route détrempée à contrevent. De temps à autre, j’entends le ronronnement de l’un de ces engins qui me dépassent. Encouragé par leur présence, je poursuis mon chemin jusqu’à apercevoir dans le lointain, après une marche interminable, une lueur. À en juger par sa hauteur, il ne peut s’agir que du donjon d’un château ou d’un manoir. Un instant, je sens la terreur m’envahir sans que je puisse m’en expliquer l’origine. Cependant, cette angoisse est vite chassée par la perspective de me retrouver au chaud et à l’abri. Bravant le souffle démet, j’accélère le pas et découvre une vaste demeure au sommet de laquelle est perchée une immense verrière illuminée pour la circonstance ; sans doute, une fête y est-elle donnée. Sur le côté, j’aperçois dans la pénombre, garées, une ribambelle de Motocyclettes, dont je ne reconnais aucun modèle. Éclairé par l’orage qui se déchaîne dans le ciel, j’examine la façade noire, lorsque soudain, au gré d’un éclair, surgie à une fenêtre la figure d’un homme au teint encore plus pâle que celui d’un mort. Hélas, lorsque la foudre de nouveau s’abat, sa figure a déjà disparu. N’était-ce qu’un tour de mon esprit vaincu ? Épuisé, je reprends ma marche, rendue pénible par les nombreux trous d’eau. Enfin, mon pied bute sur la marche d’un escalier que je devine défoncé. En haut des degrés, je découvre un hideux bouton de sonnette ; en fait une gargouille grinçante qui me tire la langue. Désarçonné, j’appuie malgré tout dessus, et c’est un horrible grincement qui retentit dans le bâtiment, semblable à celui d’une porte en chêne gonflée d’humidité que l’on ouvrirait, suivi d’une plainte des plus lugubres. Je me recule, hélas personne ne vient. Me serai-je fourvoyé ? Par précaution, et malgré la pluie battante, je m’apprête à faire demi-tour, lorsque le battant s’écarte, livrant le passage à un être d’épouvante, dont la présence n’aurait pas dépareillé parmi les personnages des contes de Villiers de l’Isle Adam ou encore de Théophile Gautier.
Dégoulinent, depuis son crâne à demi chauve – le mot n’est pas de trop –, des poignées de cheveux filasse et jaunâtre jusqu’au milieu de son dos. La peau de son visage ovale est de la même couleur que les os et contrastes avec les cernes noirs qui creusent ses orbites, au fond desquelles brûlent ses prunelles. Voûté, sa bosse dépasse du haut de son crâne, tant sa tête est enfoncée dans ses épaules. Il est habillé d’un queue-de-pie crasseux et malodorant, qu’il complète par une chemise blanche ensanglantée, couverte de croûte et de morve. Sa main osseuse, parée d’une mitaine moisie, posée sur le chambranle.
– Bonsoir ! marmonne-t-il.
– Euh…
Hélas, il semble peu désireux de m’introduire alors même que l’averse redouble d’intensité.
– Ah, vous êtes mouillé, lâche-t-il soudain, comme s’il réalisait enfin que je tenais plus du potage aux nouilles que de du genre humain.
– Euh, oui. Il pleut… ajouté-je comme une évidence.
Ces yeux caves me fixent d’un air ennuyé.
– Entrez, finit-il par lâcher. Les temps sont un peu tôt, mais cela ne fait rien.
Avec lenteur, il s’efface et dévoile un intérieur poussiéreux.
Trempée jusqu’aux os, je me précipite à l’intérieur tandis que celui qui semble être le majordome caresse d’une main langoureuse une vieille horloge, couverte de toiles d’araignée. Au même instant, une femme ricanante, affublée d’un masque de fard blanc, glisse le long de la rampe de l’escalier.
– Oh, mais c’est que ce garçon est chanceux ! Très chanceux même ! Car ce soir…
– Le temps se lysera pour toi, enchaîne l’homme qui ouvre l’horloge découvrant un squelette grimaçant.
– Allez viens ! Joins-toi à nous, ronronne-t-elle comme elle se colle à moi, tandis qu’une paire de main qui n’est pas la sienne en fait autant.
– Fascinant ! Le temps s’envole et la folie te saisit alors, me chuchote-t-il
– Mais écoute plutôt. Cela ne prendra que peu de temps.
Sa voix sifflante m’évoque celle d’un serpent.
– Je dois rester maître de moi-même, car je me rappelle lorsque je lysais le temps, buvant ces instants où la noirceur me frapperait et où le vide m’appellerait.
Je sens sa poigne se refermer sur mon corps, tandis qu’au même instant surgit un chœur derrière moi. Mais non, c’est moi qui ai dérivé, car je suis désormais dans une salle illuminée ; une étrange boule étincelante suspendue au plafond. Autour de moi, des gens costumés de vestes noires et de chemises à jabot blanches, chaussés de lunettes fumées démesurées et de chapeaux pailletés, dansent et chantent, en se déhanchant outrageusement. C’est alors que je remarque la banderole tirée au-dessus du trône placé dans le fond :
Réunion annuelle de l’amicale des joyeux transsexuels transylvaniens.
Mal à l’aise, je me retourne et découvre une porte à double battant, vers laquelle je me recule sans en avoir l’air, sous le regard narquois du majordome et de la soubrette soudain présente, ainsi qu’une jeune femme en habit pailleté. Je n’ai en l’occurrence aucun a priori d’aucune sorte en la matière. Néanmoins, je crains de n’être obligé de faire une exception. Cependant, j’ai à peine franchi le seuil qu’une main se pose sur mon épaule.
– Oh ! Alvaro. Ne nous quitte pas ainsi. C’est vraiment trop dommage ! s’exclame en même temps le propriétaire du membre baladeur.
– Achronos, m’étranglé-je, alors que je manque de m’étaler, surpris par la subite apparition.
Voici un homme que je quitte quelques heures plus tôt et je le découvre à présent dans ce manoir, habillé et maquillé à la manière d’une courtisane.
– Oh ! Alvaro ! Quelle méprise de ta part ! Me confondre avec mon alter ego. N’as-tu point honte, vilain garçon ? me déclame-t-il tandis qu’il se déhanche devant moi, me claquant les fesses au passage.
– Exquis ! Mais je ne suis pas un démon, encore moins un marchand de bonbon. Cependant, prends garde la nuit venue, car alors j’ai le diable au corps. Mais rassure-toi, pour toi je ne serai que celui qui t’ouvrira les Portes du Temps.
Trop abasourdi pour lui répondre, l’homme que j’ai pris pour un incube me couve de son regard lascif.
– En effet, Alvaro, Achronos ne t’a pas renvoyé à ton époque, ni même à la sienne. Je crains que tu ne l’aies quelque peu contrarié avec ta dernière pique. Enfin, sache que nous sommes capables de t’y transporter et nous sommes prêts à t’y aider. Non que nous ne souhaitions pas te garder avec nous. Néanmoins, il faut croire que quelqu’un t’estime.
Devant mon silence, ce dernier s’étonne :
– Allons donc, tu ne te poses aucune question. Tu ne désires pas connaître l’identité de ton mécène ?
– Pourquoi ? Je vois à vos yeux que vous préférerez conserver le mystère, A…
--Ah non ! s’exclame-t-il. Je suis Franck. Franck N’Butter ! Garnement, va ! Quel dommage que tu ne sois pas arrivé un peu plus tard, car je t’aurai alors présenté ma toute dernière création ; une chair à même de satisfaire mes fantasmes les plus fous.
– Hum, avec des cheveux blonds, des yeux bleus et une musculature… À me faire fondre, Alvaro, ronronne-t-il.
Désarçonné par son intervention, je n'ose répondre. J’ignore si Achronos a connaissance de cet alter ego si haut en couleur. En tout état, je ne parierai même pas un napoléon sur cette affirmation.
– Alvaro, se lamente-t-il. Ne me juge donc pas selon les apparences. Tu sais aussi bien que moi, combien elles sont trompeuses. Prends donc un verre, tu y verras plus clair ensuite.
Boire, dois-je le croire, car voici que le doute s’invite à la conversation et que je me méfie de ses attentions.
– Tiens, me susurre une voix de femme, une dame aux yeux de chat…
– Toi…
Un doigt se pose sur mes lèvres et m’empêche d’achever ma phrase.
– Goûte donc, Alvaro. Tu te poses bien trop de questions, mon garçon… ou du moins pas les bonnes.
Où ai-je déjà entendu ces paroles? Pardon, quand ? L’on me glisse un verre d’orage entre les doigts, tandis que l’on m’invite à le boire. Il a une saveur qui finir en « -ique ». Grisé par la première gorgée, j’entreprends la seconde, puis une autre, sans jamais atteindre le fond. Des mains m’enserrent, des bras m’enlèvent. Docile, j’obtempère et mêle aux danseurs sur la piste. Ivre, je tressaute et me trémousse en tous sens, mettant mes pas dans ceux des autres comme il m’est permis de le faire. Autour de moi, les couleurs se tordent, puis flamboient et le temps se lysera. Est-ce là le sens de ces paroles qui reviennent sans cesse, dès que nous sautons. Je tiens les hanches de la femme aux yeux de chat, derrière moi, c’est le majordome et son regard perçant.
– Viens avec moi au centre, Alvaro, me glisse, sensuel, Franck, ses mains plaquées sur mon corps. Nous allons ouvrir le time warp.
Au même instant, le chœur s’exclame :
– Lets do the Time Warp again. !
Une tâche se déploie soudain au-dessus de nos têtes, à moins que ce ne soit en dessous ; miroir flottant au milieu des eaux du temps.
– Alvaro ! J’ai besoin de tes souvenirs pour l’ouvrir, me murmure-t-il, lascif, avant de plaquer ses lèvres sur les miennes. Surpris, je ne peux m’arracher à son étreinte et suis contraint de subir ma situation.
– Ah, que veux-tu… chacun d’entre nous a ses petites faiblesses.
Devant nous la tâche est devenue flaque. En son sein, j’aperçois ce qui ressemble à la Pierre aux Moines, ce nœud mystique où convergent des lignes de force onirique. Derrière moi, le chœur de voix reprend de plus bel : Let's do the Time Warp again ! Soudain le silence investit les lieux, suivit d’un sourd grondement semblable à celui de la roche qui craque et qui travaille, en même temps que l’on m’arrache des pans entiers de ma mémoire.
– Alvaro ! Alvaro ! Tu m’entends, garnement !
Les yeux me brûlent ; j’ai peine à les ouvrir. Entre mes paupières entrouvertes, je distingue le visage soucieux d’un homme à la peau sombre.
– Eh bien ! Que t’arrive-t-il pour que tu t’endormes ainsi ?
Dormir ? Mais qu’est-ce que cela signifie ? Peu à peu mes souvenirs refont surface. Je suis au Rêve d’Ombre et une cliente m’a donné rendez-vous pour m’entretenir d’une affaire. Vraiment ? J’ai la sensation d’un vide dans mon esprit, dont la nature m’échappe. Un frisson me parcoure, car je redoute ce qui pourrait se dissimuler derrière.
– Alvaro ! Une dame de qualité t’attend, et ce depuis au moins dix minutes ! Sont-ce là les manières d’un gentilhomme ? me gronde Loki,
Incapable de rassembler mes souvenirs, je réponds par une lapalissade :
– Où est-elle ?
– La dame t’attend sous la pergola, ajoute Anoop. Je lui ai proposé un thé en attendant ta venue.
– Merci, marmonné-je, comme je m’efforce de me lever.
C’est hélas peine perdue, car je chute sitôt sur mes jambes tant le paysage chavire sous mes yeux. Accroupi à mes côtés, Abhati m’observe d’un air inquiet.
– Alvaro, serait-il sans doute raisonnable que tu te rendes chez un médecin afin qu’il t’examine. Tu ne t’es pas endormi comme j'ai pu l’entendre, tu as chu d’un coup sur ta table, avant de glisser par terre.
– Nous verrons, marmonné-je.
J’ai la tête encore lourde et bien que je connaisse les raisons de ma présence en ces lieux, je n’ai aucun souvenir d’avoir quitté mon pavillon quelques heures auparavant. Abhati me couve du regard d’une mère pour son fils fautif.
– Est-ce bien prudent, me lance-t-elle d’un ton lourd de menaces.
– Bien sûr que non, songé-je. Cependant, j’ai le sentiment que des questions bien plus urgentes vont bientôt venir frapper à ma porte et m’empêcher de me rendre au cabinet du Dr Dedalius. Maudite soit ma mémoire, elle me donne l’impression de ressembler à une énorme meule d’emmental avec des trous géants.
– Où est la dame, que je ne la fasse pas attendre plus que de raison, s’il te plaît ?
Abhati m’indique de la main le fond de la terrasse où se dresse un kiosque magnifique, couvert de glycines. L’œil soupçonneux, elle me regarde m’éloigner, prête à sévir à la moindre de mes velléités.
Arrivé près de ma cliente, une femme élégante et au port altier, je lui présente mes excuses pour mon retard, en même temps que je lui décline mon identité.
– J’espère madame que vous ne me tiendrez pas rigueur pour mon retard.
– Que non. Monsieur Khavandrashi s’est empressé de m’expliquer l’origine de ce léger contretemps et, sans vouloir m’immiscer ou vous offenser, je ne saurai que trop vous recommander de prendre rendez-vous avec un médecin, afin qu’il examine votre cœur.
– Euh… oui sans doute avez-vous raison. Cependant, si vous m’expliquez l’objet de votre requête.
Nerveuse, ses mains délicates tremblent.
– Je… euh, c’est que les faits sont assez singuliers et je… euh… en fait je ne sais… Enfin, je comprendrai que vous refusiez de traiter pareille affaire, car il semble que je sois la dernière personne à me souvenir que ma très chère sœur ait disparu.
Je hausse un sourcil, méfiant.
– Ah, ne vous méprenez pas. Je n’affabule point et permettez que je vous narre l’entièreté de mon histoire.
– Bien sûr, bredouillé-je, encore surpris par ma propre réaction.
En face de moi, ses yeux se sont embués, humides de larmes à venir.
– Pardonnez ma brusquerie, madame. Je vous en prie, poursuivez.
Rassérénée, celle-ci s’épanche auprès de moi, comme à un confident, jusqu’à ce qu’elle produise de son sac une lettre décachetée et un médaillon en argent.
– Hélas, monsieur Estrango, voici les seuls souvenirs de ma sœur qui ne se sont pas encore effacés.
L’émotion perce dans sa voix, qui bientôt se brise sur des sanglots.
– Confiez-moi votre affaire et je vous promets de la retrouver.
– Merci monsieur Estrango, bredouille-t-elle en essuyant ses larmes à l’aide d’un mouchoir en soie.
– Je vous en prie, madame. Désirez-vous déguster quelque chose avant que nous ne nous séparions ?
Mais celle-ci hoche la tête en signe de dénégation.
– Hélas, je n’ai plus guère d’appétit depuis que je me suis rendu compte que tous me prenaient pour folle, en courant après une sœur qu’il qualifiait eux-mêmes d’imaginaire.
Bien sûr, je puis tout à fait comprendre son désarroi et sa détresse, et encore une fois je l’assure de ma présence et de mon soutien. Cependant, au bout de quelques minutes de discussions à son propos, je finis par la convaincre de partager avec moi un kheer.
– Merci monsieur Estrango. Je ne puis demeurer plus longtemps en votre compagnie, le temps m’appelle.
– Au revoir, madame.
Celle-ci se lève et s’éclipse bientôt derrière un massif de rosiers fleuris, m’abandonnant dans l’expectative. Loki, haut perché, descend de la pergola.
– Pourquoi fais-tu la moue, Alvaro ?
Je hausse un sourcil, intrigué par sa remarque.
– Eh bien, quoi ! Tu as la lippe qui pend, les paupières qui tombent, les mains jointes et la respiration d’un constipé sur son trône, qui s’essaie à couler un bronze.
L’autre suit le mouvement.
– Ben quoi ! Faut bien détendre l’atmosphère ! ajoute-t-il ravi de son bon mot.
Navré par l’immensité de sa bêtise, je ne peux m’empêcher de sourire.
– Je te préfère ainsi et au lieu de rouler des yeux comme tu le fais. Confie-moi plutôt ce qui te chiffonne.
Perdu dans la contemplation des grappes fleuries qui se balancent au gré du vent, je me remémore chacune de ses paroles.
– Loki, depuis quand emploie-t-on le temps appelle-t-il à la place du devoir ?
– Je te demande pardon ! s’exclame-t-il.
– Ah, oublie ce que je viens de dire. Nous avons plus urgent à nous occuper. Plus le temps passe et plus nos chances de la retrouver en vie s’amenuisent.
Cette fois, je prends bien soi de régler ma note. Heureusement, la somme offerte par ma précédente cliente, madame Obligay, m’avait permis de rembourser les avances consenties par Anoop.
De retour chez moi, je m’interroge : Par quel bout prendre cette affaire ? Assis dans mon fauteuil, face à mon bureau, Loki couché au milieu de mes dossiers désordonnés, je m’interroge. J’ai entre les mains la lettre confiée par ma cliente, accompagnée d’une photographie de sa sœur, enfermé dans un médaillon. Hélas, ce n’est rien en regard des implications que pourraient avoir ses confidences : des policiers qui perdent la mémoire, des fiches qui s’effacent, jusque dans les registres des églises et des mairies. Si l’Onirie ne se cache pas derrière ces phénomènes, où va-t-on ? Je vous le demande. Enfin, ce n’est pas Loki, vautré sur mes papiers, qui m’aidera à dissiper le brouillard dans lequel baigne mon esprit.
– J’ai tout entendu Alvaro. Tu manques de discrétion, me lance-t-il, en même temps qu’il soulève une paupière molle.
– Et depuis quand épies-tu mes pensées ?
– Seulement depuis tu penses si fort qu’elles s’écoulent d’elles-mêmes hors de ton esprit.
Loki n’en a pas peu dit que je vois s’écouler une rivière argentée hors de mon être. L’espace d’un instant une peur panique me saisit, mais s’évanouit bien vite. Je ne suis pas encore très au fait de mes nouvelles affections. En effet, depuis que j’ai retrouvé cette identité volée, je suis sujet à ces petits débordements sans importance.
– Bien, comme tu sembles en de si bonnes dispositions que tu ne verras sans doute aucun inconvénient à ce que je te sollicite afin que tu me fasses profiter de quelques une de tes suggestions.
Grognon, ce dernier esquisse une moue exquise.
– Pour tout t’avouer, je suis comme toi, partagé ; sans compter avec cette histoire d’identité effacée qui ne cesse de titiller ma curiosité. Je ne sais. Devons-nous, nous aussi explorer sa maison ? La police n’aura pas manqué d’y récolter des indices, pas tous sans doute. Néanmoins, ne serait-il pas plus sage que tu te renseignes auparavant. N’as-tu pas, il me semble, quelques contacts privilégiés avec l’institution, du moins certains officiers.
"Privilégiés", je ne sais si je dois en rire ou rabrouer Loki, car un certain tigre n'a toujours qu’une seule idée en tête à mon sujet : me voir passer le reste de mon existence entre trois murs et des barreaux d’acier, non sans m’avoir, auparavant, passé une magnifique paire de bracelets chromés autour des poignets. Néanmoins, je suis resté en bons termes avec madame Bourgueil ; je ne vois guère de raison pour qu’elle me fasse difficulté à jouer le rôle d’intermédiaire.
– Une identité perdue, des agents amnésiques, des papiers vierges, un pavillon où l'on m’enjoint de me rendre, énuméré-je, songeur. Quel est le fil conducteur ?
Perdu, mon regard erre sur le petit portrait prisonnier de son cadre d’argent. Une figure un peu boudeuse, entouré d’une folie de cheveux ondulés. Je ne sais que penser à la contempler ainsi. J’ai la sensation qu’au fond de ses yeux, quelque chose désire éveiller un point d’obscurité dans mon esprit. Elle me rappelle une promesse que j’ai faite. Mais à qui et quand ? Je suis incapable de le dire. Ah ! Damné soit cette mémoire qui me prend en traître. J’ignore si c’est le contrecoup, mais je trouve qu’elle s’emmêle un peu trop souvent à mon goût ces derniers temps. Ensuite, cette personne est loin de me laisser indifférente. Affirmer le contraire serait un magnifique mensonge de ma part. Hélas, je ne suis pas là pour discuter esthétique, seulement pour retrouver cette jeune personne. Las, je me lève et mets la figure à la fenêtre. Dehors, le temps est à l’orage, si j’en crois l’amoncellement de noirs et menaçants nuages à l’horizon, me dissuade de pousser ma curiosité plus loin et de franchir le seuil de ce singulier pavillon. Le nez sur un carreau, j’observe les gouttes de pluie s’écraser en flaques visqueuses à leur surface. De temps à autre, de violents éclairs déchirent le ciel, comme autant de portes vers d’autres terres. Du regard, je fouille le ciel d’albâtre a la recherche de ces murs à abattre qui s’érigent autour de mon esprit.
– Que me cachez-vous, ma dame ?
– Que t’arrive-t-il, Alvaro ? J’aperçois un voile noir qui obscurcit ton regard.
L’ombre reflétée dans la vitre, loin de le contredire, me crache à la face la funeste vérité. À me dévisager ainsi, je me donne l’impression de n’être que le négatif de celui que j’ai été. Que m’a-t-on dérobé ? Et qui m’a jeté ce masque d’obscurité? ?
Sans surseoir à cette terrible hypothèse, je reprends place dans mon fauteuil et m’empare de nouveau de la lettre que ma cliente m’a confiée. L’écriture est fine et délicate. Son auteure aime l’écriture ; elle trahit par la manière dont elle esquisse les courbures de ses lettres, comme si chaque trait était un hommage de sa part au futur lecteur qui l’aurait entre ses mains. Est-ce là que dois se porter mon regard ? Je m’interroge, car quelque chose me chiffonne, non dans la calligraphie, mais dans la formulation des phrases elle-même : certaines sont d’une rudesse qui contraste avec le reste, quand d’autres surgissent de nulle part, tels des sursauts d’indignation mal à propos. Soupçonneux, j’ouvre mon tiroir à la recherche de ma loupe éthérique. À l’intérieur nul paysage coloré, nulle bataille ou histoire ne m’attendent ; seuls des dossiers rangés avec soin, quelques crayons emmanchés dans leurs compartiments respectifs et une lourde boîte plombée, condamnée par un minuscule cadenas. Au fond de moi, je regrette de ne pas avoir oublié de l’enfermer. Elle ressemble à mon cœur, retenu prisonnier de cette aura de noirceur, dont j’ignore tout, sauf la présence. Mes affects mis de côté, je m’en empare et la pose sur mon bureau, auprès de mon bourreau, cette lettre accompagnée de son portrait. Je m’empêtre dans un jeu de faux-semblants auquel je ne suis moi-même pas dupe. Que se passe-t-il ? Pourquoi me mens-je à moi-même ? J’hésite. Ma main tremble, je n’ose l’ouvrir. Ai-je peur de ce qui se tapit à l’intérieur ? Ou de ce que pourrait me révéler l’examen de cette lettre ? Suspendus au-dessus du verrou doré, mes doigts en effleurent la surface glacée. Un cliquetis résonne dans ma tête. S’échapperont-ils mes maux de ce cet objet en apparence, innocent ? Je ne connais pas la réponse. Mes membres sont gourds, tout mon corps se paralyse à l’idée même d’en user. Sans que j’esquisse le moindre geste, voici que l’écrin s’ouvre et révèle, reposant sur un drap de satin, un éclat de verre poli aux reflets irisés, serti de métal argenté. Le manche en ébène est couché à côté. Encore une fois, le doute s’empare de mon être. Pourtant, je m’en saisis. Dans ma paume, je le sens s’alourdir. Est-ce à cause du flou qui m’entoure, de toutes ses incertitudes qui planent au-dessus de moi ? Encore une fois je l’ignore. Je m’efforce de m’en abstraire et, le verre entouré de son voile, j’entreprends le montage délicat de ma loupe. Le geste sûr, débarrassé du poids de mes hésitations, mais pour combien de temps, je place la lentille au-dessus de la lettre. Aussitôt, émotions, sensations, surgissent en d’abstraites harmoniques teintées. Cependant, ce n’est là qu’une première impression car, en y plongeant, j’y découvre l’horreur : une tache sombre et immonde, qui projette autour d’elle des éclairs semblables à ceux qui déchirent, en ce moment même, le ciel.
– Loki, as-tu jamais vu si semblable phénomène au cours de ton existence ?
Ce dernier, à demi assoupi et vautré sur un coin de mon bureau, se redresse avec maladresse et manque de renverser au passage mon encrier. Cependant, à peine s’approche-t-il et découvre l’objet dissimulé derrière ces quelques lignes calligraphiées, qu’il fait un bond et heurte pour de bon mon plumier qui répand alors son humeur noire jusque sur mon pantalon.
– Débarrasse-toi de cette chose ! hurle-t-il tandis qu’il fuit à l’autre bout de la pièce pour se réfugier dans le conduit de ma cheminée.
– Que crains-tu ainsi ? Je me doute que cette tache n’a rien de naturel, mais tout d’imaginaire. Cependant, de là à te fourrer là-dedans. Sors donc tu vas être couvert de suie ! Qu’est-ce qui peut t’inspirer autant de peur ? Tu me donnes l’impression d’avoir croisé l’Ombre en personne ou le Diable, c’est selon ta croyance.
– Tu ne crois pas si bien dire, me lance-t-il d’une voix étouffée depuis l’âtre. Il ne te reste qu’une poignée d’heures avant que cette chose ne s’évapore et ne détruise tout aux alentours.
– Une poignée d’heures ! m’exclamé-je toujours aussi étrangement serein. J’ai tout le temps nécessaire pour la recopier. Ensuite, je n’aurai plus qu’à m’en débarrasser.
– Alvaro, te rends-tu compte de ce que tu me racontes ? Tu n’as pas le temps pour la gaudriole. Recopie au plus vite cette missive, je t’instruirai ensuite de ce dont tu auras à t’acquitter pour te débarrasser de cette abomination.
Étonné, je lui fais tout de même remarquer que se cacher dans le conduit d’une cheminée n’est pas le comportement le plus approprié.
– Ne perds pas ton temps en d’inutiles palabres, tu es en danger Alvaro et la ville aussi !
– Si tu le dis.
Je me saisis aussitôt de ma plume et entreprends une copie, aussi rapide que lisible de la lettre singulière, sur une feuille de papier vierge qui se couvre bientôt d’une écriture en pattes de mouche.
– J’ai terminé Loki ! m’exclamé-je un quart d’heure plus tard.
Cependant, mû par une pensée incongrue, j’en fais une autre et la glisse dans une enveloppe que je cachette avec soin pour la ranger dans mon coffre éthérique, dont les dimensions s’étendent bien au-delà de la raison, à cheval sur les mondes.
– Ne perds pas ton temps, Alvaro. Il nous est plus que précieux.
Je ne le comprends pas. La lettre est posée sur mon bureau, inoffensive couche de cellulose couverte d’une encre couleur nuit qui, pourtant, le terrifie. Je range la loupe dans son écrin de plomb et la première copie dans une pochette adéquate. J’hésite un instant à y glisser le médaillon, puis je le glisse dans la poche intérieure de ma veste ; il sera près de mon cœur.
– Je suis prêt Loki. Sors donc de ton abri et explique – moi ce qui te terrorise tant.
– Sortons, je te donnerai tous les éclaircissements nécessaires dès lors que nous nous serons débarrassés de cette abomination.
Dehors la tempête fait rage, les arbres ploient et l’orage se déchaîne foudroyant le ciel et la terre jusqu’à les plonger en enfer. Soucieux de ne point tomber encore une fois malade, je me prépare comme si j’allais affronter les dieux en personne ; c’est-à-dire chaussé de bottes et couvert d’un ciré, que je sors pour l’occasion de son placard, par-dessus ma veste et mes vêtements.
Dans la rue, je hurle à Loki, qui a trouvé refuge entre mes bras :
– Où devons-nous nous rendre ?
– Loin de toutes habitations et de tout nœud mystique, sinon les conséquences seraient cataclysmiques, s’égosille-t-il pour couvrir le tonnerre qui gronde au même instant au-dessus de nos têtes ; son râle est si puissant qu’il nous déchire presque les tympans.
– Nous n’avons guère le choix. Il nous faut trouver un fiacre qui acceptera de nous conduire vers les plaines de Saclay.
– Miséricorde ! Ce serait bien trop dangereux. N'oublie pas la présence du CEI dans ses sous-sols. Rendons-nous plutôt dans les plaines du Plessy ; ce ne sont que des friches et les premières habitations sont à plus de un kilomètre!
Après tout la distance est moindre. Par ce temps les attelages se font rares et les cochers n’acceptent la course qu’à condition d’une somme plus que confortable. Par chance, je connais l’endroit idéal où il me sera possible de mettre la main sur l’une de ces perles rares. Courbant l’échine, Loki coincé sous mon ciré, je prends la direction du dépôt situé à quelques pâtés de maisons de chez moi.
– Nous arrivons bientôt ? J’étouffe un peu là-dessous, me lance Loki, d’une voix de canard.
– Oui, j’aperçois l’enseigne de Nonos. Nous trouverons notre téméraire ici.
À l’intérieur, une foule hétéroclite se presse autour de tisane, de thés ou de cafés brûlants ; la règle d’or de l’établissement est de ne jamais servir d’alcool à l’un des cochers de service. Quelques échanges plus tard et un nombre incroyables de thés envoyés derrière le col, je ne suis plus qu’une poupée de chair et de sons secouée par les chaos de la route. L’homme n’a émis aucune objection à me conduire jusqu’aux plaines du Plessy où, d’après Loki, je pourrai me débarrasser de ce fameux courrier sans mettre en danger mes concitoyens.
Soudain, notre voiture fait un écart et manque de verser, en même temps que le cocher lâche un chapelet de jurons fort élégants. Puis, je l’entends immobiliser le fiacre :
– Vous allez bien, monsieur ? s’enquiert-il par la lucarne.
– Oui ! Rassurez-vous ! Cependant, sommes-nous encore loin de notre destination ?
– Encore dix minutes et vous serez arrivé !
– Merci !
Le cheval hennit, rétif à cause du vent qui souffle, puis reprend sa course à un train soutenu, tout en évitant les flaques et autres trous d’eau qui ne manquent pas de fleurir sur la route, par ce temps. Juché sur mon épaule, Loki n’a pas dit un mot depuis que nous avons quitté Sceaux. Cependant, je sens l’angoisse le consumer à petit feu, il ne s’apaisera qu’une fois ma tâche accomplie. En même temps, je m’interroge sur l’identité du véritable auteur de cette missive, ainsi que sur mon échange avec ma cliente ; à la recherche de ce fragment incongru. Soudain, les heurts cessent et j’entends le cocher crier.
– Vous êtes à bon port ! Cela vous fera cinq francs.
Engoncé dans mon ciré, Loki à l’abri, je lui tends sa monnaie, l’assurant d’un prompt retour. À voir son sourire, je devine qu’il n’avait nulle attention de s’attarder ici et sitôt ses gages empochés, je le vois qui s’éclipse au grand galop. Assuré qu’il ne fera pas demi-tour, je poursuis ma route sur un chemin de terre boueux, dans lequel je m’enfonce presque jusqu’aux genoux, jusqu’à arriver dans une lande désolée. Il était temps, car je sens la lettre me brûler les chairs et, jetée au milieu des herbes, voici qu'un geyser jaillit de terre.
– Que se passe-t-il ? crié-je à Loki.
– Plus tard, Alvaro ! T’es-tu muni de ce que je t’ai dit de prendre avant de partir ?
Pour toute réponse, appuyé sur ma canne, je me saisis d’une fiole en cristal rempli d’un liquide vif-argent. Je ne pensais pas avoir à m’en servir un jour. Cependant, n’est-il pas dit que la fin justifie, de temps à autre, les moyens. Les yeux fermés, je l’avale d’un trait. Aussitôt, un feu coule dans mon corps et me consume de l’intérieur vers l’extérieur. Lorsque j’ouvre mes paupières et découvre ma main, celle-ci ressemble à celle d’un vieillard, la peau commence même à tomber en poussière, mais je sais que ce n’est qu’un rêve. À mes pieds, la lettre dévoile enfin son noir secret ; noir comme l’est mon âme, comme l’est mon corps. Je ne suis désormais plus, pour un instant, que l’ombre d’une âme.
– C’est un trou onirique, Alvaro ! Lorsque trop d’énergie ou d’onirons s’accumulent en un point, il se produit une déchire qui attire à elle ces particules et les pièges. Ainsi, quiconque passerait à sa portée, se verrait amputer d’une part de ses souvenirs, de ses émotions, sans même qu’il s’en rende compte. De par sa taille, j’estime qu’il n’aura affecté que les gens qui l’auront eu entre les mains. Enfin, il est inutile de chercher puisque leurs souvenirs auront été engloutis. Les plus récents sont affectés, mais si le contact se prolonge, alors ce seront des couches mémorielles de plus en plus profondes qui seront touchées, m’explique Loki d’une voix forte pour mieux couvrir les sifflements du vent.
– Comme l’identité ou la personnalité ? m’interrogé-je.
– Tout à fait, me crie-t-il. Néanmoins, cette missive piégée n’avait pour but, vraisemblable, que d’égarer la ou les personnes qui l’auront eu entre les mains.
– Donc, quelqu’un, de chair et de sang ou de songe et de vent, a dissimulé cette chose à l’intérieur…
– J’en suis certain !
Sous mes yeux, un véritable feu d’artifice jaillit de la tache noire, sans qu’il soit affecté par la pluie diluvienne qui s’abat.
– Loki, ton raisonnement ne tient pas !
– Pourquoi ? hurle-t-il.
– Pourquoi ai-je encore toute ma mémoire ?
– C’est fort simple. Le trou s’évapore, toute l’information contenue s’échappe, sa masse diminue et sa sphère d’influence aussi.
Songeur, je contemple la fontaine colorée, indifférente à l’orage qui se déchaîne.
– Loki, tu m’as dit que ce dernier n’avait plus que quelques heures de vie. Saurais-tu me dire quand elle fut écrite ; la présence de cet objet est certainement concomitante à sa rédaction?
Au même instant, un éclair noir jaillit du centre de la sphère à demi enfoncée dans la terre et la lettre explose, répandant une pluie de confettis incandescents, aussitôt étouffés par le déluge.
– Je pense qu’elle l’aura été, il y a une semaine environ.
– Tu m’en vois soulager, Loki.
– Pourquoi ?
– Selon toute probabilité la sœur de ma cliente est toujours en vie. En même temps, je m’interroge à propos des policiers que celle-ci est allée trouver. N’ont-ils pas, eux non plus été en présence de l’un de ces trous oniriques ?
– Ma foi, c’est fort possible. Néanmoins, il est une autre hypothèse, plus sournoise, j’en conviens, mais plus simple également.
Est-ce de l’ironie que je sens pointer dans son propos, ou sont-ce mes pensées qui ont pris le même chemin ?
– Entends-tu qu’elle m’aurait menti à leur sujet ? Comment ferai-je alors pour vérifier cette assertion? S’il m’assure ne jamais l’avoir vu. Comment serai-je certain qu’ils n’auront jamais été en contact avec l’un de ces objets ? Je pourrai pousser mon raisonnement plus loin en affirmant que cette jeune femme n’a jamais eu d’existence ailleurs que dans son esprit. Comment puis-je alors démêler la vérité dans cet écheveau de mensonge ? Où commence le vrai, où finit le faux ?
Comme Loki demeure muet, je me tourne vers lui, étonné de son mutisme. Celui-ci a les yeux fixes et le regard vide. Son bec s’ouvre à plusieurs reprises, sans qu’aucun son n’en sorte.
– Ah, enfin ! Bonjour Alvaro ! Je n’ai que peu de temps et, lorsque je serai parti, tu présenteras mes excuses à ton ami.
– Général !?
– Alvaro, cette demoiselle, dont tu viens à douter de son existence, n’est le fruit d’aucun mensonge. Elle est mon arrière arrière-petite-fille. Sauve la, Alv… !
Hélas, il n’achève pas sa phrase que je le sens submerger par la marée des ombres.
– Mille diables à cornemuses ! Frappez la prochaine fois que vous désirez me posséder général ! se récrie Loki.
– Si je puis me permettre. Il me charge de te transmettre ses excuses les plus plates.
– Nous verrons cela, maugrée-t-il.
Je soupire que ce ne fut pas une autre entité qui se soit manifestée.
– Bon, passons muscade. Que t’a-t-il confié de si pressé au point d’en omettre la plus élémentaire des politesses.
– Sans doute. Néanmoins, serait-il préférable que je réintègre mon corps gisant, non? Qu’en penses-tu ?
Un regard dédaigneux plus tard sur ma dépouille détrempée et boueuse, il admet que oui.
– La chose demeure envisageable. Tu en seras quitte pour un bon bain de retour à la maison.
Mais alors que je me penche sur mon moi inerte, quelque chose m’interloque.
– Loki ? Dis-moi. Quelle est donc cette couleur qui orne mes lèvres ?
Intrigué, ce dernier se penche sur mon visage, l’examine, puis annonce d’un ton docte :
– Ma foi… cela ressemble tout à fait à du rouge à lèvres. Qu’y a-t-il de si extraordinaire ?
– Et depuis quand en porterai-je ? grincé-je, tout en passant les mains sur la figure. Ma cliente ne s’est jamais permis ce genre de familiarité.
Dubitatif, Loki se gratte la tête, tandis que je sors un mouchoir de ma poche qui s’agite en vain, jusqu’à ce que je réalise qu’une projection onirique n’a de prise que sur le vide.
– Bien ! Sitôt rentrés, nous nous en retournerons au Rêve d’Ombre que je tire tous ces événements au clair. Remarque comme la trace s’efface à la commissure des lèvres. Quelqu’un m’a embrassé et il était plus grand que moi.
– Songerais-tu que cela aura un lien avec l’intrusion du général et cette soi-disant sœur, descendante fille de ce dernier ? m’interroge Loki.
– Oh oui ! Même si j’ignore lequel, affirmé-je en même temps que je réintègre mon corps inerte.
Un mouchoir sale dans la main, j’entreprends de m’essuyer le visage, tout en m’interrogeant sur les raisons qui m’ont poussé à renvoyer le fiacre, car j’en ai pour plus d’une heure de marche, avant d’entrapercevoir la première manifestation de présence humaine. Mais inutile que je confie le soin à Loki de me faire la leçon, car le brave homme aurait pu se tuer par la faute de sa monture terrorisée, s’il était resté. Accroupi, je ramasse ce qui reste de la lettre. Quant aux cendres, elles se sont évanouies dans le vent au milieu de la plaine, désormais morte.
– Partons, Loki ! Il ne tardera pas à faire nuit !
– Tu n’as pas tort. Enfin, que t’as dit le général Beaujard tandis qu’il se servait de ma personne comme d’un audiophone ?
– Il a tout juste eu le temps de me confier que la demoiselle que nous recherchons est son arrière arrière-petite-fille.
S’il me prenait un jour de présenter Loki au concours du plus grand ahuri, nul doute qu’avec pareille figure, il le remporterait haut la patte.
– Eh oui, c’est une sacrée surprise. Cependant, nous partons sur des bases sûres et m’est avis que ma cliente s’appelle autant madame Dupin, que je suis le pape à Rome.
– D’accord, d’accord ! Mais pressons le pas. Je ne risque pas de prendre froid, mais toi ?
Il n’a pas tort, car depuis que je lui ai fait le don d’une vie, j’ai perdu tout pouvoir d’ignition et de surcroît de guérison, et tout ce qui se profile à l’horizon n'est que sombres nuages et autres augures sournois. D’un pas décidé sur le chemin de terre, changé en marigot pour l’occasion, nous longeons des champs meurtris par les intempéries, les céréales sont couchées et les sillons noyés ; les seuls qui semblent indifférents à cette désolation sont les oiseaux d’eau qui batifolent.
– Oh là ! Où vous rendez vous donc mon brave ?
Perdu dans mes pensées, je sursaute.
– Pardon de vous avoir fait peur. Cependant, à vous contempler ainsi couvert de boue comme vous l’êtes, à pied de surcroît, j’ai à cœur de vous offrit l’hospitalité.
Je me retourne en direction de la voix et découvre un homme à la moustache fournie et aux favoris garnis.
– En fait, j’habite Sceaux et j’ai renvoyé le fiacre qui m’a conduit jusque-là.
– Eh ben, on peut dire que vous êtes téméraires vous alors. Prenez donc place, ma ferme n’est qu’à quelques kilomètres. Je me rendais ici pour me rendre compte du désastre. Si le temps se maintient ainsi, encore les jours qui suivent, les moissons seront gâtées pour l’année.
Glissant sur les roues trempées, il me tend une main secourable.
– Merci ! m’exclamé-je.
– Je m’appelle Marc-Aurèle et voici mes bœufs : Blaise et Pascal.
– Et moi Alvaro et voici Loki ! lui rétorqué-je hilare à l’idée de découvrir une ferme philosophique.
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