Lorsque je rouvre les yeux, la première chose qui me frappe est le silence qui m’entoure ; un silence lourd et angoissant, l’un de ceux qui brouillent les sens. À mes pieds, s’étend une forêt que je ne reconnais que trop ; une forêt sombre et obscure, habitée par être timides et noirs. Cependant, je n’entends nul cri, nul bruit, pas d’oiseau qui chante ou de branche qui craque au gré du vent. C’est une forêt morte dans laquelle je m’avance, pourtant si semblable à celle que j’ai visitée, il y a quelques mois. J’aperçois dans le lointain le pilier démesuré de la Curiosité, ainsi que les Contre-buttes de la Hupperette et ses enfants taillés dans la pierre, de même que la plaine, où s’égaillaient les jeunes sombrures. Seulement, toutes ont disparu. Se cachent-elles, oui bien… L’effroi aussitôt me saisit et mes pensées ne vont pas plus loin. Je sais que l’Onirie est infinie et ce que je vois ici n’en est qu’un fragment infime, que je partage avec mon esprit. Chacun à sa manière en sculpte la réalité. C’est pourquoi chaque rêve est unique, malgré un même matériau. Nous donnons naissance à nos mythes et à nos légendes et plus leur force émotionnelle est grande, plus leur empreinte devient profonde. Ainsi, donc, ont pris vis de vastes lieux, puis des personnages extraordinaires, des figures étranges et mystérieuses s’y sont installées. À la réflexion, ce que je vois, en ce moment même, me donne l’impression de faire face à un décor de théâtre, en carton-pâte, qui se voudrait rassurant, comme pour sauver les apparences, à moins qu’il ne soit là que pour dissimuler la toile sur laquelle je marcherais sans le savoir, car ce silence est synonyme de mort. Or l’Onirie est pleine de vie et le rêve est la vie. Serai-je alors plongé dans le cauchemar de mon propre songe ? À moins que moins que je ne sois dans l’ombre de mon esprit, ce qui, par là même, l’absence du moindre bruit. Mais s’agit-il vraiment de cela ?
J’en doute. Dans ma main, je sens l’éclat du miroir s’enfoncer dans mes chairs, d’où s’écoule un liquide chaud. C’est un fragment noir, empli des ténèbres que tout être possède. Et ce sont elles, qu’aujourd’hui je pénètre. Je pense à mon regard sur le monde. Il est si froid. Est-ce parce que l’on m’a volé mon ombre. À contempler le paysage, je suis tenté de le croire.
Une ombre bouge, silencieuse. Un éclair de lumière, un hurlement muet, l’homme vient de s’ouvrir l’abdomen et le sternum. Instinctivement, je retiens un cri, tandis qu’à côté de moi, quelqu’un sourit. Je me retourne, pour ne découvrir qu’une profonde pénombre. Pourtant, je sens toujours sa présence, pesante et angoissante, nullement malfaisante. Elle est l’incarnation de mes peurs et de mes terreurs.
– Alvaro, que nous vaut ta présence en ces lieux, dans les Ombres de l’Onirie ? Je ne t’aurai jamais cru si courageux, souffle une voix derrière moi, teintée de mépris et d’ironie.
– Ah ! Tu sais ce que j’aime avec toi ? Tu te poses sans cesse des questions ; de toute nature, de toutes envergures, de celles qui vous filent le vertige ou qui vous plongent dans la folie. Sincèrement, si tous tes semblables s’en posaient autant, il y aurait bien longtemps que les guerres auraient cessé, faute de combattants, trop occupés qu’ils seraient à résoudre leur problème.
Décidé à ne point y prêter la moindre once d’attention, je resserre mon regard sur le sombre paysage. La lueur a disparu et je ne vous plus que le pâle reflet de la lune.
Où suis-je ? Où vais-je ? Dans quel état j’erre ?
Les questions se bousculent. Je reconnais les lieux, en même temps qu’ils me sont complètement étrangers.
– Chercherais-tu à me vexer, Alvaro, en faisant preuve de cette excessive inattention ? Bah, comme tu veux. Sache seulement… Oh ! Et puis non je ne te dirai rien. Ce serait d’une telle banalité. Il ne manquerait plus que je t’apporte les explications sur un plateau d’argent. Ce serait d’une telle désobligeance vis-à-vis de nos lecteurs. Et pour toi, quelle humiliation, ce serait ! Toi ! Qui résout les énigmes à la force de ton esprit ? Sur ce, je te salue, Alvaro !
Enfin, cette déplaisante présence n’est plus, malgré la familiarité qui semble nous lier. J’ai l’étrange sensation de la reconnaître de par ses manières et son verbe, grinçant et tortueux. Cependant, je préfère reporter mon attention sur ce qui m’entoure, car, hormis le voile noir qui couvre le ciel aux trois quarts et cette ridicule portion de paysage, je ne vois rien. Tout juste sais-je que je suis en surplomb de la plaine, désormais baigné par la lumière d’une lune falote.
Ah ! Pourquoi suis-je persuadé que mots et réflexions m’échappent ? Ou plutôt pourquoi suis-je incapable de mettre de mots sur ce que je vois ?
– Un coup de langue, peut-être ? surgit une voix de derrière.
Encore une fois, je préfère me taire, tandis que je dirige mes pas vers la plaine. Je la vois qui grandit et je m’apprête à toucher du bout du doigt un arbre, quand celui-ci s’étrécit jusqu’à avoir la taille d’une tête d’épingle. Interloqué, je m’avance de nouveau et derechef un autre arbre se dégonfle, dans un bruit de vieille baudruche, tandis que fuse un rire en cascade. Décidé à ne pas m’en laisser conter, je me retourne brusquement et coure dans l’épaisse pénombre qui s’est abattue dans mon dos. Hélas, je n’y rencontre que le vide et une lame glacée me parcoure alors l’échine, car cette situation n’est pas sans en rappeler une autre, alors que resurgit, dans mon esprit, l’image de mon double
– Que nenni ! Je ne suis pas celui-ci, s’exclame la voix.
– Je pensais que tu ne voulais pas me donner la moindre explication. N’est-ce pas ce que tu as dit ce tantôt ?
– En effet. Seulement, il est fort désagréable et injuste de se faire insulter de la sorte.
– Alors, permets de te présenter mes excuses, Ombre. A défaut de pouvoir te donner un autre nom.
Aussitôt je sens le soulagement gagné son cœur, en même temps que le sentiment d’oppression qui enserrait le mien. Cependant, elle demeure silencieuse, comme une invite à me plonger dans ce miroir noir, dont je détiens un éclat. Tremblant, je le sors de ma poche. Ma main, toujours refermée sur lui, est maculée de tâches brunâtres et de ridules. À l’intérieur, je le sens qui palpite. C’est un œil noir. Le mien ! Celui que j’ai arraché à mon reflet, alors que je le contemplais. Lentement, j’entrouvre ma paume, terrorisé à l’idée de ce que je vais y découvrir. Il n’y a rien, sinon du sang qui sourde à gros bouillons. Dans un cri de surprise, l’éclat glisse et se brise, me renvoyant alors la multitude effrayante d’un visage d’épouvante, le mien pâle et vieilli prématurément.
– Commences-tu à comprendre ?
La voix est devenue plus douce que de la soie. Les échos ironiques du mépris ont disparu.
– Je pense, même si je ne peux être sûr de rien. Et pardonne-moi encore une fois, toi dont j’entrevois le nom.
– Je n’ai pas de nom, Alvaro. Mais puisque tu y tiens tant, appelle-moi Nott.
– Peux-tu te montrer ? N’y vois aucune offense de ma part, seulement j’apprécie de pouvoir mettre un nom sur un visage.
Je l’entends qui soupire comme si accéder à mon souhait lui en coûtait, en même temps qu’elle se recroqueville encore un peu plus dans son recoin de pénombre.
– Pardonne mon insolence, Alvaro. Je ne sais si je peux le faire ou si je dois le faire. Cependant, je comprends ta demande, toi qui t’efforces de recoller les morceaux de ton passé.
– S’il te plaît…
– Très bien, sourde-t-elle. Avance de quelques pas, ou tu ne me verras pas.
Singulière proposition. Néanmoins, j’obéis et avance vers la seule source de lumière du lieu, scrutant l’ombre à la recherche de la silhouette sombre, que je vois s’élever vers moi. Je devine un bec puissant et gigantesque, semblable à celui d’un aigle, un plumage couleur sépia et des serres, au bout de ses ailes, en guise de mains. De haute taille, mon interlocuteur ressemble à l’un de ces oiseaux géants, ainsi que les a décrits le professeur Challenger, que Sir Arthur Conan Doyle a si fidèlement rapporté. Cependant, le plus impressionnant est ses yeux qui lui dévorent la figure, noyés par la mélancolie.
– Qui êtes-vous ? murmuré-je dans un souffle.
– Te répondre ne fera pas sans difficulté, Alvaro. Mais pour tout dire, tu détiens déjà la réponse, même si tu n’es encore qu’à la surface des choses. Néanmoins, j’accepte d’être ton guide, dans ce dédale qu’est devenu ton esprit.
à peine a-t-il achevé sa phrase, que, sous nos pieds, s’ouvre le sol, nous obligeant à reculer. Je sens la terre trembler de toutes parts et les secousses ne s’apaisent que, lorsque se dresse, dans son entièreté et tout en majesté, la porte des Enfers, ainsi que l’a dessinée Auguste Rodin, tandis que raisonne un chant étrange. Me tournant vers mon interlocuteur, je lui glisse, malicieux :
– Ne serait-il pas plus juste que je t’appelle Virgile ?
– Allons donc ! Désirerais-tu que je t’appelle Dante ? me rétorque-t-il, dans un éclat de rire. Dans les faits je ne te donne pas tort et encore une fois je ne peux qu’admirer ton goût pour la théâtralité et les symboles. Cependant, ne t’attend pas à croiser Charron, Minos, ou les autres juges de l’Enfer.
– Que découvrirai-je de l’autre côté ?
– Rien d’autre que la vérité…
Comme, je le fixe perdu, il ajoute, plus mystérieux encore :
– Toi-même !
Bruits de métal qui se froisse, des cris, des hurlements. Nous nous retournons et je découvre une scène que je ne connais que trop. Je sais ce qui m’attend. C’est un avertissement, une menace, l’écho d’un passé qui revient me hanter. Je passe une main sur mon crâne. Mais la bosse n’y est pas. J’en suis presque déçu. Au moins, aurait-elle pu pousser le vice, jusqu’à me rappeler ma rencontre avec la porte.
– Pourquoi souris-tu ? me demande Nott.
– Parce que je n’ai plus peur de franchir le seuil.
– Alors, pourquoi hésites-tu ? Je vois ta jambe trembler. Qu’est-ce qui te retient encore ?
Je contemple la porte, immense et menaçante. Ce n’est pas la peur qui retient mes pas, mais le temps. Le temps, infatigable et constant, qui dévore les êtres et les chers. Et, comme s’il lisait en moi, voici que Nott s’exclame, énigmatique :
– Le temps n’appartient qu’à toi. Et c’est toi qui décideras ce qu’il en sera. Viens, Alvaro ! Un long pèlerinage t’attend.
Et de concert, nous poussons tous deux les battants de la porte des Enfers. De l’autre côté, aucun cerbère ne nous attend, seulement un manoir en ruine, sur lequel se superpose l’écho de sa splendeur de jadis. Derrière nous, la porte se referme, sans un bruit, pas même un soupir. Circonspect, je regarde autour de moi et ne découvre qu’un jardin, bordé par un bosquet. Seule ombre trahissant une présence, une silhouette voûtée, qui aussitôt repérée disparaît.
– Comme je l’ai déjà dit Alvaro. Ne t’attends pas à découvrir ni enfer, ni paradis ou de purgatoire, seulement qui tu es. La Vérité si tu préfères, ou plutôt devrai-je dire Ta Vérité, car ce que tu penses être venue faire n’est pas la véritable raison de ta présence en ces lieux.
– Ne me regarde pas ainsi, ajoute-t-il. Tu n’es pas venu ici pour ce que tu pensais y découvrir.
Ses paroles résonnent étrangement, tant elles ressemblent à l’oracle délivré par l’Assemblée des Silencieux, dont je n’avais aperçu que les ombres projetées.
– Tu es sur la bonne voie, Alvaro. Et si je ne puis répondre à toutes tes interrogations, au moins puis-je te dire ce que je suis. Enfin, seulement une parcelle, car le reste, tu devras le découvrir par toi-même.
– Tu es donc l’un des Silencieux ?
– En effet. Et si j’ai pris forme en ce jour, c’est à ta demande. Nous sommes des guides et des oracles et c’est en cette qualité que nous avons répondu à ton appel. Cependant, avançons, je vois tant de questions qui t’interpellent, les réponses ne sont pas très loin.
Hochant la tête, nous reprenons notre marche, tandis que sous nos yeux le manoir se métamorphose, régressant jusqu’à retrouver sa fraîcheur d’antan, lorsque nous arrivons aux pieds d’un escalier en marbre. Là coure un enfant, de quelques printemps à peine, qui tient un miroir entre ses bras. Intrigué, je m’approche jusqu’à l’entendre s’adresser distinctement à son reflet présent dans la surface réfléchissante. Soudain, ce dernier se dissout, emportant avec lui son innocence et sa patience. Et ce sont deux enfants, qui se font désormais face. L’un a la peau d’une blancheur éclatante, tandis que le second l’a du plus bel ébène. Mais alors que l’un est aimable et souriant, l’autre est pétrie de tristesse et de mélancolie.
– Comprends-tu ce qui se déroule sous tes yeux ? me souffle mon guide.
– Je ne saurai dire. Tout cela ressemble à un étrange jeu de miroirs, où un reflet aurait pris vie au détriment de son original ; chacun d’entre eux évoluant alors d’une manière qui lui est propre.
– Oui, ces enfants sont bels et bien des reflets. Cependant, regarde ! m’ordonne-t-il.
Le temps s’accélère. Les enfants grandissent, mûrissent et vieillissent, en même temps que se creuse l’abysse ; un abysse figuré par l’escalier, car lorsque l’un s’élève, l’autre reste, observateur lointain de la déchéance de son maître.
Un regard jeté en arrière m’apprend que la porte n’est plus. Ce ne sont plus que des étendues nues, où, un court instant, il me semble revoir la singulière silhouette, aperçue sitôt franchi le seuil de la porte. Pendant ce temps, Nott a commencé l’ascension des marches. L’ayant rejoint, je marque néanmoins une hésitation devant la double porte battante qui, s’il l’a noté, ne m’en tient pas rigueur, attendant très certainement que lui décrivent mes états d’âme.
– Nott, alors que je suis sur le seuil, j’ose le franchir et, pourtant, je reste ainsi. Pourquoi ?
Ce dernier me fixe de ses grands yeux laqués de noir.
– Regarde au fond de toi, Alvaro. Que vois-tu ?
– Une boîte. Ce manoir est semblable à la boîte de Pandore. Si je l’ouvre, il n’en sortira que des ombres, sans savoir, si quelque part, se cache l’espoir.
– C’est fort juste. Néanmoins, ta réponse est incomplète.
– Car il ne peut y avoir d’ombre sans lumière.
Le Silencieux ne dit rien, fermant les yeux. Cependant, comme je pose la main sur la poignée, je sens une poigne d’acier se refermer sur mon poignet et retenir mon geste. Alarmé, je me tourne vers Nott. Mais ce n’est pas lui qui me retient.
C’est une ombre qui, s’étant saisie de mon bras, commence à prendre possession de mon corps dans son ensemble. Je veux hurler. Ce n’est qu’un cri étouffé qui s’échappe, inaudible. Et alors que je me débats, dans le fol espoir de recouvrer ma liberté volée, un gémissement perce le silence. Ce sont des pleurs, des pleurs d’enfants, qui m’en rappelle d’autres plus terribles encore, par une nuit passée dans l’Onirie, à l’abri dans le creux d’un arbre pour échapper à son regard. L’avertissement de Loki me revient également à propos de cette lune pleureuse qui traque les imprudents à la recherche de l’Enfant-Lune.
– Serait-ce elle, serait-ce lui qui me retient ainsi ? Pourquoi ? Que cherchent-ils ?
Je tords comme je le peux mon visage. Nott a disparu de mon champ de vision et, du ciel, je n’entrevois qu’une lueur blafarde. C’est alors que surgit une ombre et je ne le reconnais que trop, malgré sa taille gigantesque et son regard dantesque.
– Que fais-tu Enfant-Lune ? tonne Nott.
– Il est à moi, hurle la voix de l’enfant-ciel, tandis que je sens son emprise s’affermir.
– Tu te trompes et ce faisant tu violes les lois de ces lieux. Il n’est pas une âme en peine ou perdue. Il est un rêveur qui, en ce moment même, marche dans les Ombres de l’Onirie à la recherche de ses souvenirs. Tu ne peux l’entraver, encore mois l’arrêter. Tu sais aussi bien que moi, ce qui arrivera si tu t’obstines ainsi.
Au fond de mon âme, je ressens la détresse de cet enfant, partagé entre le désir de me posséder et celui de vivre par lui-même. C’est alors que sa main se relâche, tandis que les ombres se retirent.
– Pardon, Alvaro. Hélas, je ne peux t’en dire plus. Cependant, garde espoir, car un jour la vérité se fera jour. Je te le promets.
– Merci, Nott, murmuré, en franchissant le seuil de la porte, désormais largement ouverte.
À l’intérieur, un courant d’air frais me saisit le visage, suivit d’une intense vague de chaleur, qui s’enroule autour de moi. Un éclair éclabousse soudain l’espace. Intrigué, je découvre la pièce. Par la fenêtre, j’aperçois une tempête qui se déchaîne, tandis que face à elle, assis dans un fauteuil, la mine maussade, un homme fume une pipe. Posé sur un guéridon en acajou, un flacon de cristal, dans lequel se débat une liqueur aux couleurs changeantes et chatoyantes, accompagné de son verre. Dans le foyer, juste à côté, un feu ronfle, dévorant à belles dents les bûches qui lui sont impitoyablement jetées en pâture. Dans son trône, l’homme attrape le carafon et se sert une rasade généreuse, qu’il avale d’un trait. Quelle que soit la nature de ce liquide, je sais qu’il contient de l’éther fluctuant. Comme je m’apprête à m’en ouvrir à mon compagnon, je sens qu’une force m’arrache à mon plan, tandis que je fragmente. J’appelle Nott, mais aucun son ne sort. En échange, j’entends une voix qui tonne et m’ordonne, celle mon hôte, dont je ne connais pas le nom.
– Nomme-toi !
– Comme si tu avais besoin de le savoir, Issam Pierzi, crache alors cette parcelle arrachée à mon être.
Tous deux s’affrontent du regard. Aucun des deux ne souhaite céder, ne serait-ce même que d’un pouce, pour ne pas perdre la face. Les mots fusent. Les reparties cinglent, ponctuées par les coups d’un tonnerre de plus en plus proche. Finalement, mon fragment s’enfuit sur une réplique assassine et réintègre mon esprit, tandis que la pièce se dissout, m’abandonnant dans l’incompréhension la plus complète. Cependant, je sens la présence de Nott et j’en éprouve un profond soulagement.
– Où sommes-nous ?
– Virgile dirait que nous sommes dans le premier des cercles, les limbes.
– Où sont plongés les pêcheurs qui cherchent à voir en vain le visage de Dieu ?
– En effet. Néanmoins n’oublie que nous sommes dans l’Onirie, du moins dans la région que tu influences. Et si je devais lui donner un nom, ce serait le cercle du Théâtre des Masques, où se joue la tragi-comédie…
–… de ma vie, complété-je.
Nott hoche la tête. Il n’en dira pas plus. Il n’est que mon guide au travers des cercles de mon esprit. Il n’appartient qu’à moi d’oser les franchir.
– Nott… que s’est-il passé lorsque…
Mais les mots s’échappent de moi, se refusent à moi.
– Lorsqu’il a bu le contenu de son verre ?
– Oui, soufflé-je, sombre.
Nott ferme les yeux, puis s’assoit sur une pierre, avant de m’inviter à en faire autant. Ayant pris place, il hume l’air, inquiet, et se saisit d’une branche, traînant sur le sol, avec laquelle il trace un cercle autour de nous, d’où s’élève aussitôt un rideau d’ombre.
– Je t’ai déjà averti, Alvaro. Je ne peux répondre à toutes tes questions. Néanmoins, je ne vois aucune objection à ne point t’expliquer ce qu’il t’est arrivé ce tantôt, car cela n’influencera pas le chemin qui te conduit vers la vérité.
– Merci, Nott.
Ce dernier se contente d’esquisser un vague sourire, teint d’une certaine ironie.
Aurai-je mieux fait de me taire et de laisser le mystère entier ?
– En absorbant cette liqueur à base d’éther fluctuant, Issam Pierzi a arraché sa conscience à son plan d’origine, en même temps qu’il a attiré à lui l’une des parcelles de ta personnalité, car en cet instant, vous étiez tous deux en synchronicité. Ce faisant, ce fragment s’est autonomisé, ce qui lui a permis d’établir ce dialogue pour le moins houleux, je le reconnais. L’éther ayant cessé d’agir, chacun d’entre vous aura réintégré son plan et sa personne d’origine.
Je ne l’écoute que d’une oreille, car je perçois le trou, l’information manquante dans son explication.
– Tu ne me dis pas tout, Nott. Quelque chose sonne creux dans ton discours. L’éther fluctuant n’est pas si volatil, que semble le sous-entendre, et son catabolisme est loin d’être aussi rapide. Si le contact a été rompu, c’était de son fait. Cet homme avait peur de ce qu’il voyait et il s’est raccroché à ce qu’il appelle réalité, comme un naufragé à sa bouée.
– Tu es plein de surprises, Alvaro Estrango, ricane doucement Nott. Cependant, ton pèlerinage est loin d’être achevé.
– Et maintenant, vois !
La pièce disparue, c’est une autre porte qui se dévoile, de bois et de métal, finement sculptée d’ornements vivants, dont la finalité m’échappe. Je l’entendrais presque respirer, si je n’étais pas certain que ce bois fût imprégné d’éther fluctuant, le sensibilisant aux ondes oniriques. À la voir la porte s’agiter, alternant instants violents avec des moments doux et tendres, je devine la présence de deux personnes. L’une serait habitée par des sentiments violents et contradictoires, l’autre compensant cette colère sourde par une sensuelle tendresse. C’est à peine si j’ose m’en approcher de peur de briser un sort qui s’ignore. Cependant, je ne peux m’arrêter, d’autant que tout retour en arrière est désormais impossible ; en enfer, la chute est la seule issue.
Nott observe mon silence, neutre et distant, ma main qui s’avance vers le battant. Dans ma paume, je sens la poignée en bronze frémir à mon contact, fragment de métal vivant et aimant. Elle me fait oublier pourquoi je suis venu, m’offrant un réconfort que je n’aurai jamais cru trouver ici. Cependant, quelque part ma raison m’ordonne et la porte se fige, redevenant l’honnête et sage qu’elle était auparavant.
Était-ce là un piège destiné à l’intention de ma personne ?
Le silence de Nott en devient troublant. Néanmoins, je chasse la paranoïa naissante, car Virgile n’a jamais trahi Dante, quand bien même il ne donnait toutes les réponses à ses interrogations. Au même instant, je sens une main, ou plutôt une serre, sur la mienne. Présence rassurante, je franchis le seuil, résolu à lever le voile sur mes mystères.
De l’autre côté, c’est une bouffée fleurie qui nous accueille. Alors que la précédente pièce était plongée dans une ombre malsaine, seulement éclairée par les soubresauts violents d’un orage, dessinant à peine les traits des visages, nous ici plongés dans un parc à la saison de l’automne. Les arbres à demi dévêtus sont parés d’or et d’ocre, quant au sol s’épanouissent de sublimes colchiques aux pistils rougeoyants. À quelques pieds de là, j’aperçois les noires trompettes de la mort, entourées de cèpes, masquant soigneusement les vénéneuses amanites, toutes occupées à distiller leurs poisons. Dans le lointain, s’élève une tour surmontée d’un immense dôme d’où jaillit un colossal œil noir.
L’observatoire de Meudon ?
Sûrement, si j’en crois les affiches collées dans la ville quelques jours plus tôt, à propos d’une conférence donnée par la professeur Poincaré sur la relativité de monsieur Einstein. Du regard, je fouille les environs à la recherche de ceux dont j’ai ressenti la présence. Ce sont les arbres qui me donnent la réponse, lorsque levant le nez vers le ciel, attiré par un bruit suspect, je suis percuté par une branche morte, aussitôt suivie d’une exclamation d’épouvante venue du haut. Sans transition, je me retrouve aussitôt sur une plate-forme sise dans la ramure de l’arbre, Nott toujours à mes côtés. En face de nous, un homme de haute taille s’appuie sur une rambarde en bois, pour mieux embrasser le paysage. De lui, je ne devine rien ou presque, tout juste perçois-je la couleur de sa peau, foncée ; un mulâtre sans doute. Moi-même, puis-je avoir le teint mat, nullement à ce point. Malgré les obstacles, j’essaie de m’en rapprocher pour mieux le dévisager. Hélas sa figure demeure obstinément plongée dans l’ombre, alors même que l’endroit est percé de nombreuses trouées lumineuses.
Est-ce mon esprit qui, pour préserver son intégrité, me le soustrait ? Où est-ce là une manifestation de mon mystérieux adversaire avec qui je joue, malgré moi, cette partie d’échecs.
Je sens peser sur mon épaule la serre de mon compagnon :
– Vois, Alvaro. Pour le moment, il ne t’est pas permis autre chose. Garde donc ces réflexions dans ton cœur, elles y seront à l’abri.
Que me faut-il voir ? Tout d’abord, cet homme, dont le nom me fait frémir, alors même que je pensais le connaître, et dont je n’ai entraperçu que la silhouette. Puis ce métis, admiratif du panorama de la ville, à la figure invisible. Pourquoi ai-je oublié qui ils sont ? Pourquoi ce verrou à leur propos ? Et que s’est-il passé cette trop fameuse nuit au Louvre ?
Désespérément, j’essaie de rassembler mes souvenirs. Hélas, ils sont vides, comme mangés par des mythes invisibles. Il leur manque à tous quelque chose, car ce que je vois ne sont que des visages sans âme.
Alors est-ce par son truchement que je pourrai entrevoir les choses ? Nott m’a dit que je ne pouvais que voir, sans préciser quel en serait l’instrument.
Je ferme alors les yeux, épuisant mon esprit dans le vide, concentrant mes sens sur sa présence. Là ! Je l’entends, elle est toute proche. Je reconnais sa voix. Je veux la nommer. Elle me l’interdit. Reste ! Elle s’enfuit et le monde bascule. Le voile se déchire. Ma tête heurte une branche, qui m’assomme.
– Alvaro ! Alvaro ! Est-ce que tu m’entends ?
Mes lèvres remuent dans le vide. Douloureusement, j’ouvre les yeux et découvre Nott penché sur moi. Il m’a allongé au pied d’un gigantesque chêne.
– Que… que s’est-il passé, Nott ?
– Ce n’est rien, Alvaro. Ta tête a heurté une branche maîtresse avec un empressement certain.
Comme je me sens pâlir, il me rassure tout de suite. Seulement, comme précédemment, j’entends qu’il manque quelque chose. Sans doute cela fait-il partie de ces explications qu’il ne peut me dire et qu’il me faut découvrir.
Néanmoins, n’est-ce pas de cette manière que j’ai franchi le premier des cercles de mon enfer.
Je sais que Nott épie mes pensées et le sourire qu’il peine à dissimuler confirme mes dires.
– Nott. La chute de cette branche n’avait rien de fortuit, n’est-ce pas ? Peut-être, me trompé-je, mais cet homme, dont j’ai entraperçu la silhouette s’est lui aussi assommé, en quittant l’arbre. Et… s’il avait chuté, alors j’en aurai fait autant.
Mon guide me fixe gravement, ses yeux brillant de mille feux.
– En effet, Alvaro, nous sommes dans le cercle des miroirs. Tout ce qui arrive à l’un des protagonistes arrive à celui dont il est le reflet.
Le reflet ! Quelle ironie !
Plongeant mon regard dans le sien, je suis pris d’un fou rire incoercible.
Comment n’ai-je pas pu les reconnaître ? Eux dont j’ai vu le portrait dans l’aile onirique de cette bibliothèque au conservatoire des Arts et Métiers.
De ma poche, je tire l’éclat du miroir que je brandis devant moi. Ils sont là, juste derrière moi, dans le reflet des ombres de mon passé. Inutile de me retourner, seul le miroir des âmes me permet de les contempler.
– Bonjour Avicennius. Bonjour Issam, m’adressé-je à mes souvenirs.
– Bonjour Alvaro, me soufflent-ils en écho. Nous sommes heureux de pouvoir faire ta connaissance.
– Que va-t-il se passer maintenant ?
– Nott va te raccompagner dans ton temps. Tu t’en doutes déjà, ce n’est là qu’un commencement.
J’acquiesce. C’est un cruel dilemme qui se dresse devant moi, partagé que je suis entre mon désir de poursuivre dans l’obscur cette odyssée dans mon passé et celui de poursuivre cette ombre insaisissable qui me nargue.
– Alvaro, tu n’as pas besoin d’en connaître plus, m’affirme Avicennius.
– Et tu le sais. Ne te rends pas sourd à ton cœur, ajoute Issam. Souviens-toi des paroles des Silencieux.
--En vous retrouvant, je sais désormais qui compose le masque et j’ai retrouvé la confiance qui me faisait défaut. Merci. En effet, il est dangereux de poursuivre ses démons, si l’on n’est pas prêts soi-même à accepter la vérité.
– Ce sont des paroles empreintes d’une grande sagesse, Alvaro, murmure Issam les yeux pleins d’entrain.
– Pars ! Nott t’attend. Nous nous retrouverons d’une manière ou d’une autre. Les circonstances seront seulement différentes.
Et sur ces derniers mots, les deux ombres s’évanouissent, tandis que l’éclat fusionne avec ma paume.
– As-tu trouvé ce que tu étais venu chercher ?
Le regard tourné vers le Silencieux, je lui souris.
– Oui et encore une fois j’ai failli me perdre en voulant prendre de court le maître temps. Je ne sais quand je récupérerai toutes les ombres de mon passé, mais cela n’a plus d’importance ; à me précipiter ainsi j’aurai brisé mes ailes.
– Comprends-tu désormais pourquoi ne je ne puis accéder à toutes tes requêtes ? Le passé n’appartient qu’à celui qui l’a arpenté.
– Oui, Nott…
– Ne me remercie pas, Alvaro. Tu ne pourras le faire que, lorsque tu auras achevé ton odyssée. Maintenant, viens ! Que je te ramène parmi les tiens.
Je jette un dernier coup d’œil à ma paume où a disparu l’éclat, à l’intérieur se reflètent des ombres fugaces. J’aperçois Issam et Avicennius qui me saluent.
Combien sont-ils ?
Je l’ignore et ce n’est pas la porte, dont je devine la présence, qui me le dira. Il émane d’elle une aura glaciale, faites d’un assemblage savant de cauchemars, de fantasmes, d’ombres et d’illusions.
Cependant, je ne peux connaître ce que je n’ai pas encore découvert, ainsi en va-t-il de ce qu’elle cache.
Je n’ai pas encore levé tous les voiles sur les mystères qui hantent ces lieux. Néanmoins, ce que je devine et ce que j’aperçois, tandis que nous évoluons dans ce qui a les apparences d’une âme dévastée, me le confirme : je suis dans le cœur de cette lune noire et pleureuse qui, aujourd’hui encore, hante ce lieu de l’Onirie.
Récit de Loki
– Ah ! Que voulez-vous ? Il en est ainsi dans les vieux couples. Il y a des disputes et des réconciliations. Ah ! Excusez-moi, si vous voulez bien m’exciser, l’on m’appelle.
En effet, un bruit de tonnerre vient d’éclater dans la chambre. Chose étrange s’il en est, car c’est là que se repose Alvaro. Sitôt je me précipite pour y découvrir l’un des plus inhabituels spectacles qu’il m’ait été donné de voir : couché sur le lit ; si l’on peut encore parler de cet objet par ce nom, avec le matelas retourné, les ressorts à vif, le sommier enfoncé laisse apparaître ses lattes de bois brisées, tandis que quelqu’un a volé dans les plumes de ces pauvres coussins, Alvaro dans le plus simple des appareils et à côté de lui, allongé sur le plancher, l’improbable croisement entre un humain et un oiseau de proie.
Néanmoins, à l’examiner avec attention, je devine immédiatement que sa place n’est pas parmi nous. Aussi, après avoir couvert, comme je l’ai pu, les parties charnues et intimes de mon ami, je me précipite à la recherche d’Ercus qui, comme à son habitude, dort dans les endroits les plus absurdes ; dans la corbeille à bois. Et c’est accompagné d’un seigneur pouf, aux allures de sac à poussière, que je remonte dans la chambre. Pour autant, il sait se montrer vif et plein d’aplomb lorsque la situation l’exige. C’est donc avec promptitude et célérité que nous avons ramené le malheureux Silencieux jusqu’à l’assemblée. Lui-même n’a su nous expliquer les raisons qui l’ont conduit jusqu’à ce plan. Voulez-vous que je vous dise ? Ce ne sont pas les faits étranges qui manquent en ce moment. Et si vous souhaitez savoir par où nous sommes passés pour nous y rendre, la réponse est d’une simplicité confondante : par la porte.
– Merci à vous deux, a-t-il murmuré en franchissant le seuil qui le conduirait tout droit à l’assemblée.
Cependant, comme le portail se referme, il a ajouté :
– Les vêtements d’Alvaro sont dans son bureau. Quelque chose nous a fait rebondir à notre arrivée.
Nous l’avons regardé se fondre dans l’obscurité naissante, alors que des borborygmes s’échappaient du lit.
Pendant ce temps, peu soucieux ou alors inconscient de sa nudité Alvaro s’est redressé dans ce qui reste du lit. Calé contre le mur, il se met alors en devoir de nous narrer par le menu le récit de ses aventures.
– C’est tout ! m’exclamé-je.
– Comment cela, tout ? me rétorque-t-il outré.
– Eh bien, oui ! J’explique à nos lecteurs, dans le précédent chapitre, que tu t’es embarqué dans un périlleux voyage à la poursuite de ton voleur d’ombre, le tout dans un suspense à peine soutenable, et… et tu ne franchis que les deux premières portes. En plus, c’est à peine si tu oses t’approcher de la troisième. Te rends-tu compte de ce que vont penser nos lecteurs !
Pour toute réponse, il me fixe d’un regard bovin et profond.
– Mais Loki, n’est-ce pas là même le sel, le piquant, le piment de toutes aventures. De plus, sache que j’ai trouvé ce que je suis venu chercher. Je n’avais pas besoin d’en savoir, puisqu’il s’agissait là de mon futur.
– Ton futur ! Parlons-en, tiens ! Dans 80 ans, tu rapporteras des faits dont tu nous livres ici un fragment. N’as-tu point honte ? Penses-tu qu’ils attendront si longtemps ?
– Je l’ignore. Cependant, ne trouverais-tu point dommage que nos aventures se clôturent sur ce chapitre, alors qu’il y a tant de chose que nous ignorons.
– Ah ! Pardon Alvaro, j’ai toujours autant de mal à me faire à l’idée que nous vivons plusieurs temps à la fois.
– Pourquoi ? Ne sommes-nous pas des créatures quantico-oniriques ?
– Oui, mais je trouve que le narrateur pourrait faire quelques efforts pour éclaircir ces points.
Au même instant, un œil, gravure d’Odilon Redon, paraît au plafond.
– J’ai entendu votre requête et peut-être m’y attellerai-je. En attendant, vous avez, ce me semble, une enquête sur le feu.
– Tout à fait, narrateur. Au fait, quelle heure est-il ? J’ai faim !
– Modère ton enthousiasme Alvaro. Tu n’es pas au bout de tes surprises, gronde l’œil en s’éclipsant.
– Sept heures…
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