Dans son bureau de sa villa à Gambais, monsieur Verdoux, élégant complet, chemise impeccable et chaussures tout aussi propres. Sa dernière tentative de présentation de son vélocipède, mû par un moteur à combustion interne, a encore été un échec. Sur sa table à dessin, son tout dernier modèle est encore à l’état d’ébauche. Elle s’appellera la Rationnelle et fera de lui un homme neuf, suffisamment à l’aise pour subvenir aux besoins des siens, car c’est l’un de ces devoirs qui incombent à chaque homme, lorsqu’il est chef de famille.
Méthodiquement, il ramasse ses anciennes ébauches, ses vieux brouillons, ses crayons trop usés pour pouvoir encore écrire, et les emporte dans la cuisine. Posées sur la table, à côté d’une paire de ciseaux, ses affaires attendent son verdict. Devant lui, le calorifère, sombre, où ronfle déjà un feu ardent. Son regard coule depuis ses papiers jusqu’à la gueule ardente du Moloch. Il attrape alors une longue tige de fonte, qu’il enfonce dans une plaque et lève pour dévoiler le foyer rougeoyant et y jette sans regret les fruits pourris de son travail. Tous disparus, il remet la plaque à sa place et sort.
Quelques minutes plus tard, l’on entend plus que les frottements de la mine de plomb sur le papier et les chutes de chiures de gomme dans un pot en terre. Frénétiquement, il trace courbes et lignes, ne prenant que le temps de passer le caoutchouc sur la feuille pour en effacer les aspérités. Les minutes, les heures, les secondes, s’écoulent, glissent à la surface de son esprit lisse et méthodique.
À la fin de la journée, il s’en va comme il est venu. À la gare, après avoir pris son ticket, assis sur la banquette du train qui l’emmène à Paris, il sort un carnet. À l’intérieur, il note : 17 février 1913, 18h18, Gambais – Paris, un aller-retour
Ce soir, il rentrera chez lui comme tous les soirs. Il n’aura point d’argent, mais suffisamment d’encouragements afin de poursuivre sur cette voie de l’inventivité, qui fera de lui un homme accompli. En attendant, il sort le Petit Journal qu’il ouvre à la page des annonces matrimoniales. Posé sur une tablette, il se saisit d’un crayon et entoure plusieurs noms, en face desquels il inscrit de menus commentaires, qu’il reportera plus tard dans un carnet à cet effet.
– Prenez donc note, monsieur Verdoux. Ce sont là des choses tangibles, réels, qui n’appartiennent qu’à vous.
– Les mots, même les plus insignifiants, font sens. Les mots sont votre pilier, monsieur Verdoux.
– Oh, oui ! murmure-t-il, pour lui-même, en couchant une dernière note dans son journal, un sourire plein d’ironie, peint sur ses lèvres.
Mais c’est le contrôleur qui l’interrompt, en entrant dans le compartiment.
– Bonsoir, monsieur ! Auriez-vous l’obligeance de me présenter votre billet, s’il vous plaît ?
– Avec plaisir, monsieur. Je regrette que nous ne puissions plus le partager, répond son interlocuteur, en levant des yeux, pour le moins énigmatiques.
– Si vous le dites.
Et l’homme lui rend son titre perforé d’un petit trou. Alors qu’il quitte son compartiment, monsieur Verdoux le regarde s’éloigner par le petit trou de son billet, puis le range, l’échangeant contre une paire de ciseaux étincelante.
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