La clef à la main, mon chapeau vissé sur la tête, Loki sur mon épaule, face au pavillon, à Marnes-La-Coquette, dont ma cliente m’a confié le trousseau, je me sens comme Rodolphe, héros d’Eugène Sue dans les Mystères de Paris. Il ne me manque plus qu’un peu de brume et de crachin pour parfaire le tableau. Dans ma tête résonne encore les paroles du conducteur du fiacre, quand je lui ai annoncé où je souhaitais me rendre. Son visage avait viré au gris et ses traits s’étaient vidés de toute vie et emplis de peur.
– Vous savez m’sieur. J’crois pas qu’ce soit une si bonne idée qu’çà d’vous rendre dans c’te piaule. Vous savez, la maison tombe en ruine, et puis… ben… la police est d’jà v'nue…
Il n’était pas allé plus loin et s’était signé, comme si le diable en personne hantait cette maison, tenant fermement entre ses doigts un petit ankh de métal.
– Étrange ce pavillon, Alvaro. Tout autour, tout resplendit et déborde d’émotions. Lui ne semble être habité que par la désolation et l’abandon.
– Tu as raison, Loki. Ce pavillon est inhabité seulement depuis quelques jours, quelques semaines tout au plus et il semble que déjà sa présence s’efface. Ce serait presque le château d’Aurore, la Belle au Bois Dormant.
Machinalement, je sors le trousseau de ma poche. Dans la rue, personne ne remarque ma présence. N’y prêtant guère plus d’attention, je m’empare de l’une des clés et l’introduit dans la serrure, qui grince sous la contrainte, avant de céder dans un atroce craquement. Dans la main, je tiens la clé et son verrou couvert de rouille. Détachant la clé, je pose le bloc de métal sur le rebord en ciment, avant de m’engager dans l’allée envahie par les herbes folles, quand les massifs de rosiers sont aux proies aux pissenlits, trèfles et autres boutons d’or. Et c’est dans un sinistre grincement que je referme la porte, qui laisse sur mes mains une poudre orangée. Le chemin, pavé, est couvert de mousse et de liserons, dont les vrilles s’enroulent sur les tiges des herbes hautes, et mènent jusqu’à la porte d’entrée du pavillon, sur laquelle la police a posé des scellés. Rebroussant chemin, je m’enfonce dans l’invraisemblable jungle, à l’origine jardin luxuriant. Où que je pose les pieds, j’écrase de dodus champignons, qui explosent dans une gerbe de spores soufrées. Curieux, nous sommes en été et les vesses-de-loup ne sortent qu’une fois l’automne bien installé. Cependant, bien loin de m’en préoccuper, je poursuis mon exploration, au milieu d’une végétation drue, parfois presque aussi haute que ma personne. Enfin, de l’autre côté, je découvre des arbres aux troncs noueux et dont les branches s’enchevêtrent en un monstrueux labyrinthe végétal.
– Que cherches-tu ainsi, Alvaro ?
– La trappe à charbon ou quelque chose qui s’en approche. La police aura certainement omis d’y apposer des scellés.
Comme je cherche cahin-caha autour de la maison, mon pied butte dans un affleurement rocheux. Manquant de peu le vol plané manqué, je me raccroche à la gouttière en zinc qui coure le long du mur.
– Je crois que tu as trouvé ce que tu cherchais, Alvaro, énonce, goguenard, Loki, perché dans un cerisier, ma foi, fort bien garni.
En effet, au milieu des herbes molles, qui recouvrent l’accotement, j’aperçois un éclat métallique, où pend un pauvre cadenas rouillé. Comme je l’effleure pour en éprouver la solidité, il s’effrite sous mes doigts, répandant une grossière poussière orange, accompagné de miettes de mâchefer. Interloqué, je me rappelle les vesses de loups présentes dans le jardin, dont les spores dispersées coloraient d’un jaune peu amène la folle végétation. Et cependant, la curiosité aidant, je soulève sans peine les panneaux de bois et de métal. Et de la même manière que l’air s’engouffre dans la conserve, la cave aspire goulûment l’air vespéral, renvoyant une haline humide et aigre. À la lueur des rayons de soleil qui y pénètrent, je distingue leurs reflets renvoyés par les perles liquides qui suintent des murs, ou qui se condensent sur les toiles d’araignée abandonnées. Sous mes pieds, se déploie un petit escalier vermoulu, dont je m’interroge sur sa capacité à supporter ma masse. Par précaution, je marche sur les extrémités des planches. Je n’ai guère envie de goûter une nouvelle chute, encore moins avec une cheville déjà foulée.
Une, deux… sept marches de bois vermoulu, glissant et grinçant plus tard, mon pied touche un sol en terre battue, rendu boueux par l’humidité ambiante. Dans le fond, brille un objet blanc, un interrupteur en porcelaine, ressemblant à un pâle feu follet. Par précaution, je ramasse une branche, qui traîne par terre, et abaisse le loquet. L’ampoule dissimulée dans le plafond grésille, clignote et enfin s’illumine, jetant une lumière crue dans la cave humide. Un bric-à-brac invraisemblable grimpe le long des murs, sur la droite un établi couvert de poussière et de toiles loqueteuses, au fond c’est une petite porte entrouverte, qui dessert un couloir aussi noir qu’une veine de charbon. Et toujours cette puissante odeur douceâtre de moisissure, qui pénètre partout et ne manque pas de me faire éternuer, tant elle me pique le nez.
– À tes souhaits, Alvaro !
– Merci, Loki !
La goutte qui me pend au nez n’étant pas du meilleur effet, je sors prestement un mouchoir multicolore, avant de me moucher bruyamment. Ce qui ne manque pas de m’attirer les foudres de mon compagnon.
– On aura vu plus discret comme détective, si tu veux mon avis.
Trop occupé à faire déguerpir le troupeau laineux qui élit domicile dans mon nez, je ne prends pas la peine de lui répondre. Un appendice rouge et un mouchoir métamorphosé en serpillière plus tard, je poursuis mon exploration de la cave, à la recherche de l’escalier qui nous mènera au rez-de-chaussée. Les lieux ne sont guère étendus, les pièces n’en sont pas moins en nombre suffisant pour s’y perdre. Finalement, je trouve l’escalier en colimaçon, dissimulé derrière la cave à charbon, qui débouche sur une porte en chêne vierge, lourde et massive. Gonflée par l’humidité, il me faut donner pour l’ouvrir et découvrir un couloir assombri. La faute aux vitres crasseuses, qui le percent de part en part. Au sol, le carrelage est couvert d’une épaisse couche de poussière grisâtre, où l’on devine encore les empreintes de pas de la police. À cet étage, la moisissure cède la place à une puissante odeur de renfermé, sèche et rêche. Levant le nez pour examiner de plus près les lieux, je devine de petites appliques, tandis qu’au loin se dessine, en transversal, un nouveau couloir. Sur les murs sales sont placées, jusqu’à mi-hauteur, de grandes lattes de bois, suivies d’une peinture brune et écailleuse, qui se détache par lambeaux en plusieurs endroits, révélant un blanc crayeux. Dans le silence, seulement troublé par ma respiration et celle de Loki, je traverse le couloir, jusqu’au croisement. À ma droite, je devine une cuisine, d’où émergent les silhouettes massive d’un four en fonte et un escalier qui disparaît dans les hauteurs. À gauche, il s’agit très certainement de la salle à manger. Entre deux, j’hésite, puis je me décide pour la chambre, où, peut-être, trouverai-je quelques indices matériels ou imaginaires. Sur mon épaule, Loki s’agite.
– Que t’arrive-t-il ? Pressens-tu quelque chose ? Un danger ?
– Je… je ne crois pas. Cela ressemble plutôt à un ralentissement, comme si un court instant, je ne bougeais plus. C’était très étrange, tu poursuivais ta marche et je restais spectateur. Enfin, mis à part cette impressionnante couche poussiéreuse, digne d’une histoire de Bram Stalker et de son roman Dracula, je ne sens aucun danger.
Rasséréné, je m’engage dans l’étroit escalier, dont les marches n’en finissent pas de grincer. Les murs semblables aux précédents alternent lambris et peinture, au-dessus desquelles sont suspendues quelques appliques tout aussi poussiéreuses. Je pourrais bien sûr jouer de la lumière, mais je ne tiens pas plus que cela à attirer l’attention ; raison pour laquelle préfère évoluer dans cette semi-obscurité. Les ombres des nuages, projetées à l’intérieur, dessinent d’étranges paysages lugubres, landes désolées où évoluent quelques créatures échappées. Loki, toujours perché, sur mon épaule, ferme les yeux pour mieux se concentrer. Sur le palier, je suis accueilli par une petite commode en bois, couverte d’une épaisse couche grisâtre, faite de moutons et de toiles arachnéennes. Par le puits, je vois danser les rayons du soleil réfracté par les minuscules grains de poussière, que je soulève à chacun de mes pas. De nouveau, je distingue de vieilles empreintes, de chaussures et de mains, certainement celle de la police venue perquisitionner.
Je doute de pouvoir trouver quelconque indice matériel. Cependant, sait-on jamais ? Mais il serait plus raisonnable de dire que je suis à la recherche de traces oniriques, dans lesquelles je puisse me plonger, afin de les examiner. Sur ma droite, le couloir s’étire sur quelques mètres jusqu’à une porte en chêne massif. À ma gauche, juste le mur gris, où l’on devine l’empreinte d’un cadre ; marqué par un net éclaircissement. Curieux, j’en explore la surface du plat de la main. Quelle étrange sensation, il me semble que quelque chose m’attire de plus en plus, à mesure que je m’approche du centre. La main engluée dans quelque marais invisible, je la retire violemment, au point de sentir mes doigts craquer les uns après les autres. Cependant, malgré la violence de mon recul, je ne trouble pas outre mesure Loki, qui est toujours agrippé à mon épaule, tout au plus ouvre-t-il un œil.
– Oh, oh ! Eh bien, que t’arrive-t-il Alvaro ? Serais-tu monté à bord du bateau ivre ?
– Et depuis quand un mur essaierait-il de m’engloutir ?
Regard interdit de Loki, qui ne sait que dire.
– Bon, je n’ai pas encore examiné la chambre, ce mur peut bien attendre.
– Ah ? grommelle-t-il interrogatif.
Dans la chambre, une fenêtre, en chien assis, donne sur la cour végétalisée. Elle est l’unique source lumineuse de la pièce. Un lit sommaire, à demi défait, est calé contre le mur de droite. Face à lui, légèrement de devers, une grande armoire normande aux lourds chambranles, accompagnée d’une coiffeuse exhibant ses trois miroirs. Comme le reste, ils sont couverts d’une épaisse couche de poussière grise. Je sais parfaitement que les brigades sont déjà venues examiner les lieux, mais je préfère en faire abstraction, et j’ouvre l’armoire, où nage en désordre de rares draps de lit et chemises de nuit miteuses. Déçu, j’en referme les portes et reporte mon attention sur la coiffeuse. Elle n’offre à mon regard que l’infinité de mon reflet et celui de la pièce, mise en abyme étrange de l’être et de l’avoir. Sous les trois miroirs, quelques cheveux épars, un manche de brosse, cassé, et des tiroirs entrouverts, vides. M’asseyant sur la chaise branlante, qui lui fait face, je me perds dans l’abysse miroitant. Je me contemple m’étirer, devenir infime. Je souris. Non, décidément il n’y a rien à tirer de cette chambre. Elle est tout ce qu’il y a de plus ordinaire, comme tout dans cette maison, qui sent l’aigre et l’humidité. Même ses murmures ne trahissent pas la présence du moindre être vivant. Par curiosité, je jette un coup d’œil dans le foyer de la cheminée, visible dans un renfoncement, et hormis quelques grains de suie, il n’y a pas âme qui vive. N’ayant plus rien à y faire, je sors. Après tout, il me reste la cuisine et le salon à explorer au rez-de-chaussée.
Inutile que je m’attarde dans la pièce à préparer, je sais pertinemment ce qu’il n’y aura rien d’intéressant. Aussi la délaissé-je au profit du petit salon sur lequel débouche l’entrée. Mignonne pièce s’il en est, où la lumière entre par deux grandes fenêtres, qui offrent une vue sur un jardin, qui aura connu d’autres splendeurs. Au milieu, dorment une table et ses quatre chaises, la nappe, une toile de dentelle écrue, couvertes de la même poussière grisâtre, qui macule le reste de la maison. Au fond une huche à pain baille, mettant à nu quelques provisions et autres conserves vieillies et rassises. Sur sa gauche, trônent un gros poêle à charbon et son seau, géant froid de métal. Seul trait de fantaisie dans cette austère atmosphère, un petit meuble à étagères, où s’alignent sagement quelques ouvrages. Certains ne me sont pas inconnus : Balzac, Zola, Stendhal, Stevenson ou encore Wilde. Les autres sont un assemblage savant de coupures de journaux, contenant plusieurs des feuilletons romanesques, forts prisés de ces dames en cette époque. En fait, rien que de très ordinaire, rien qui ne me fera avancer dans mon enquête. Je me demande encore ce qu’il m’a pris de me rendre en ces lieux. La police sera déjà venue et aura ôté tous les indices susceptibles du moindre intérêt, même le plus infime.
– Tu as vu ce que tu voulais, Alvaro ? me demande Loki, sortant de sa torpeur.
– Hum, je crois que l’on peut voir les choses ainsi.
– Je n’aime pas le ton que tu emploies. Que se passe-t-il ici ?
– Rien. Je n’ai rien trouvé de particulier. Partons ! Nous n’avons plus rien à y faire.
Et quelques minutes plus tard, je referme la trappe de la cave de cette maison dépourvue du moindre mystère. Dans ma main, le trousseau de clés avec lequel je joue négligemment. Peut-être serait-il bienvenu que je le rende à ma cliente. Après tout, je ne retournerai pas dans cette maison. Alors, pourquoi m’en encombrerai-je ? Par terre, traîne une chaîne que je passe entre les poignées, en un simulacre d’inviolabilité. Puis, tournant le dos à ce pavillon, sans un frisson, je prends le temps de me promener dans ce qu’il fut, à n’en point douter, un joyau végétalisé. En effet, à bien y regarder, le curieux pourrait y deviner d’anciennes topiaires, des massifs d’où émergent de vieilles harmoniques, ou encore des allées gravillonnées, hélas, tous maintenant aux prises avec une végétation folle et sauvage. Quelle misère ! Quelle tristesse de voir ainsi dépérir cette œuvre de vie. Et c’est le cœur lourd que je franchis le portail, toujours à me questionner à propos du devenir de ce qui pèse dans ma poche.
Dans le fiacre qui me ramène à Sceaux, Loki poursuit sa sieste. Et moi ? Eh bien, je rumine. J’ai fouillé en vain ce pavillon pendant plus de deux heures, ce qui me met passablement de mauvaise humeur, allant jusqu’à régler ma course à mon cocher avec une mauvaise grâce des plus évidentes. Arrivé chez moi, je scrute avec horreur les agencements ratés, les herbes qui dépassent ou qui ne sont pas à leur place, les trous creusés par les chats pour y déféquer, les fleurs envahissantes et les massifs en désordre. Dans la cuisine, toujours attiré par le scandaleux état de mes massifs, je manque de casser une tasse et je fais déborder l’eau de ma théière, répandant des feuilles sur le plateau en bois. Loki, quant à lui, dort sur mon lit où je l’ai couché. Il y finira sa nuit. Finalement, après un grand nettoyage général de la cuisine, je descends enfin dans mon bureau, où je pourrai coucher mes réflexions. Enfin, tout de même, tandis que je descends au rez-de-chaussée, pourquoi me sens-je tellement à fleur de peau et aussi attentif à la moindre disharmonie ? Dans mon bureau, le doute s’installe encore un peu plus lorsque je réalise que j’ai oublié de me préparer mon infusion, non de mélisse, mais de réglisse. De dépit, je la bois, mais son amertume me rappelle par trop celle de mon investigation, qui n’a été qu’un coup d’épée dans l’eau. Ruminant bruyamment, les fruits aigres de ma défaite, je m’enfonce dans mon fauteuil, jetant avec une négligence rare mon chapeau sur mon bureau, où s’empilent dans la plus grande confusion dossiers en tous genres, factures en souffrance et autres cartons écornés. Héritier de ma maladresse et de ma paresse, mon couvre-chef heurte mon encrier, qui se renverse sur ma pile de papiers buvards encore vierges.
– Peste ! Quel mal…
Cependant, je n’achève pas ma phrase. Je reste debout, le bras en l’air, lourd et menaçant, prêt à fondre sur mon chapeau, fauve sur sa proie. Que m’arrive-t-il ? D’où vient cette colère si noire, au point de vouloir pourfendre mon malheureux feutre. Ce n’est pas la première fois, que ma maladresse désagrège quelques buvards, mais sans pour autant m’emporter ainsi. Aurait-ce à voir avec ma visite de cet après-midi ? Pris d’inquiétude, je sors précipitamment de mon bureau et monte quatre à quatre les marches de l’escalier vers l’étage. Mais non, Loki est réveillé et joue à chat perché avec Ercus, toujours aussi mauvais joueur, qui le guette entre deux coussins. Rassuré, (mais pourquoi ?), je descends jusqu’à la cave, d’où je m’emploie à sortir tout l’attirail nécessaire au nettoyage de mes espaces extérieurs. Botté, ganté, entravé, salopé et chapeauté, je suis fin prêt à mettre un terme à tous ces désaccords végétaux. La pelle à la main, le sécateur dans l 'autre, j’ouvre la trappe qui mène derrière, face à mon vénérable cèdre. À ses pieds, des vesses-de-loup élisent domicile. Mais ce n’est pas là mon inquiétude, plutôt ces langues de bœuf baveuses et brillantes, qui ornent son tronc majestueux. Non, que je ne les apprécie pas, en omelette, elles sont tout à fait correctes. Seulement, en ces circonstances, je crains que leur présence ne soit le signe avant-coureur du décès de ce pauvre arbre, auquel je tiens tant. J’en pleurerai presque. Nullement découragé, je soigne l’arbre, ôtant les champignons et cicatrisant les plaies avec de l’alcool, avant d’étaler dessus de la sève artificielle. À la suite, je m’attaque aux massifs envahis par les pissenlits, les topiaires qui n’en ont plus l’air, les allées fatalement dérangées. Malheureusement, plus je m’escrime à restaurer l’harmonie de ces lieux, plus je m’irrite à en voir l’infini. Que quelques côtés dont je me tourne, que j’envisage les choses, ce ne sont que folie et chienlit qui font leur nid. Je ne coupe plus, je tranche ! Je ne déterre plus, j’arrache ! J’écrase, je piétine, je saccage, ne laissant derrière moi qu’un champ de ruines. Autour de moi, la terre vole en tous sens. Les mottes s’amoncellent, paquets grotesques, en des monticules aux figures ridicules.
– Tiens, celui-là ! Oui ! Ne le reconnaissez-vous pas ? C’est moi tout craché, tout épaté. Moi ! Moi ?
De nouveau, je sens darder le doute dans ma nuque. J’ouvre les yeux. Je suis dans mon bureau, assis dans mon fauteuil, une tasse fumante posée entre deux dossiers. Diantre, que de désordre, mon regard navigue entre deux tours dignes de la ville de Pise, erre sur les canaux noirs de Venise. Quant au reste ce ne sont que miettes de pain ou de gâteaux, reliefs de repas, plumes empilées façon jeu de mikado, feuilles froissées ou fanées, comme vous le souhaitez. Il ne manque plus qu’un écriteau : Souk de Sceaux. À mes pieds, vide et sage, ma poubelle vorace attend. Elle sait que je vais me lever et passer par-dessus bord, tout ce malheureux désordre, qui n’a que trop vécu. De joie, je glapis ; Bousculé les dossiers mal rangés et mal fagotés, envolés les encriers renversés, brisées les plumes délaissées. Je fais place nette sur mon meuble. Plus rien ne traîne. Même les buvards s’en sont allés, accompagnés des mouchoirs chiffonnés. J’exulte lorsque mes yeux tombent sur les tiroirs. Ce sera un magnifique carnage.
Impatient, tremblant, impénitent, ma main s’approche du fatal tiroir. Noir. Intrépide, impassible, irrésistible, ma main couve le miroir. Noir. Il n’y a rien au fond du tiroir. Rien. Rien, à part ce petit éclat de miroir. Noir. Noir ! Je plonge dans le noir. Couleur de la colère, couleur de la haine, qui suinte dans mes veines. Mais pour qui ? Pour quoi ? Le doute est à nouveau là. Présent, pesant, il fend le vernis des lambris de mon visage. Crissant, strident, il s’inscrit dans mon esprit. Que veut-il ? Que me veut-il ? Il est comme un son parasite, le vol d’un moustique la nuit.
Je rouvre les yeux. Il fait nuit. Je suis dans mon lit. Loki et Ercus sont partis chassés minuit. Par la fenêtre, je les aperçois, lui avec ses grands yeux d’argent liquides et lui avec ses globes incandescents. Dans le ciel, le milieu de la nuit arrive, terrible avec son cortège d’ombres et de sortilèges. Là-haut dans le ciel, la lune est dévorée par les ténèbres, puits sans fond, puits sans foutre. Derrière moi, dans ma tête, agaçant crissement, suant et tyrannique, ce petit cri, ce petit son qui m’empêche de tourner en rond. Minuit arrive, minuit est libre, la nuit a englouti le jour et Apophis triomphe. Les yeux de Loki reflètent la mort, ceux d’Ercus, le coup du sort. C’est une chenille grasse et monstrueuse, hideuse et gibbeuse, porteuse de haine et de peine, enfantant l’oubli et le mépris. Derrière moi, le bruit s’intensifie. Je l’agrippe, il glisse. Je le poursuis, il s’enfuit. Je le course, il me repousse. Je renonce, il s’approche. Je m’endors, il se méfie. Je fais semblant, il se relâche. Je m’en empare. C’est une boîte. Une boîte en or. Une boîte qui dort, la boîte de Pandore. Ma main s’approche du nœud et une voix doucereuse en surgit. Envoûtante, enivrante, séduisante et toujours derrière ce petit bruit parasite.
Je doute, alors la voix se fait plus insistante, plus ronronnante encore, mais aussi plus méprisante. Je vais dans son sens, elle se fait charmante et aimante. Ma main se retire et ce faisant je délie le nœud gordien, libérant le bouchon du cruchon, qui se brise en touchant le sol. Et la voix enjôleuse se fait haineuse et venimeuse, car j’ai brisé le sceau et libéré mon doute. Autour de moi, tout se fige, se fissure, puis se brise, éclate et se fragmente révélant un puits de Néant. Au-dessus, deux points lumineux, deux yeux aux couleurs du vif-argent, qui s’efface au couchant, me plongeant dans le néant.
Le Néant, ce mot résonne encore et encore, toujours plus fort, toujours plus puissant. Tonitruant ! Je plonge dans l’ombre, une ombre absurde et obscure, car ce n’est là qu’un accident. De nouveau, j’aperçois les deux globes brillants. Prudemment, je m’en approche au plus près, toujours plus près et tombe nez à nez, non pas avec Loki, comme je le pensais, avec une poule aux yeux de vif-argent. Devant pareille incongruité, j’éclate de rire. Un rire bêlant et contagieux, qui se répand dans la bulle de Néant, la faisant vibrer dangereusement.
– Continue Alvaro ! m’encourage une voix. Souviens-toi que l’Ombre n’a aucun humour.
Bien sûr ! Et bientôt s’effondrent devant moi les lambeaux d’un voile obscur, qui révèle un chemin poussiéreux, dur et grinçant. Intrigué, je me penche pour l’effleurer du plat de la main. Sous mes doigts, je sens l’usure d’un vernis qui s’écaille, la douceur de la cire que l’on passe, les barbelures du vieux bois. Je suis chez moi, couché, étalé sur le parquet, au pied de mon miroir brisé, dans ma salle de bains. Encore sonné, je me précipite dans mon bureau, manquant de peu d’écraser la queue de ce pauvre Ercus, descendu attiré par le tapage. Ignorant du malheureux félidé, j’ouvre en trombe la porte.
À l’intérieur tout y est semblable, la cheminée est propre et mon bureau, à mon grand soulagement, est toujours aussi peuplé. Inquiet, je tire tout de même les rideaux, dévoilant un jardin pris dans un tourbillon de couleurs. Perché sur un érable nain, Loki me regarde interrogatif.
– Eh bien, en voilà une tête, Alvaro ! On croirait que tu as vu un fantôme.
Je ne sais si je lui réponds, car je sens seulement mon esprit se fondre dans un immense drap blanc. Finalement, ce sont des coups de bec, qui me réveillent.
– Loki !?
– Si tu m’expliquais ce qu’il t’arrive. Tu ouvres les fenêtres, marmonne quelque chose et tu t’effondres. Franchement, j’ai vu mieux en matière de politesse.
– Euh… je me souviens seulement d’avoir ressenti une profonde colère, au cours de laquelle j’ai revécu certains événements, avant de me retrouver au pied du miroir dans la salle de bains. Et pourrais-tu me faire penser à en racheter un, je crains de n’avoir signé son acte de décès.
– Enfin ! Que me chantes-tu là ? Tu m’as dit que tu voulais prendre un bain, parce que tu te sentais las.
– Un bain ! M’exclamé-je, abasourdi. Impossible, j’étais avec toi dans la maison de la sœur de madame Dupin, il y a à peine une heure encore.
– Eh bien, ai-je dit quelque chose de travers, Loki ? Tu me regardes comme si j’avais abusé de l’absinthe ou du haschich.
– Enfin, Alvaro. Nous avons visité cette maison hier, dans l’après-midi, après ton déjeuner au Rêve d’Ombre.
Comme je le regarde effaré, il ajoute :
– Nous sommes le 28 juillet 1924, Alvaro.
– Mais enfin, que s’est-il passé dans cette maison, Loki ? Tu étais avec moi ! Te souviens-tu de ce que nous y avons fait ?
– Bien sûr ! Nous l’avons visitée, fouillée de combles en fond, sans rien n’y trouver.
Affalé dans mon fauteuil, je regarde le jardin, dubitatif. Je sens que quelque chose manque, un trou, un trou dans ma mémoire. Je me revois longeant le mur, ma main posée dessus, intrigué par ce mystérieux portrait. Et le mur, le mur qui aspire ma main. Mais non ! Pas ma main ! Ma conscience, ce qui expliquerait alors, au moins en partie, cette absence ? Absurde !
– Loki ! Le trou ! Le trou dans le mur ! En as-tu souvenance ?
Un voile passe dans les yeux de mon ami, qui soudain s’écrie, le regard incandescent :
– Oui ! Cela me revient. Je me rappelle tes paroles à son propos, il avait essayé de t’aspirer le bras. Mais quelle est donc cette diablerie, je ne connais rien de semblable dans l’Onirie, et jamais personne n’a entendu parler d’une telle anomalie. Veux-tu que je me rende là-bas pour interroger mes ancêtres ?
– D’accord ! Quand partiras-tu ?
– Cette nuit, Alvaro. Ton sommeil m’ouvrira la porte vers le monde des rêves. En attendant, que souhaites-tu faire ?
En guise de réponse, je contemple le vide. Je sais qu’il m’est inutile de m’en revenir sur mes pas, je ne trouverai là-bas, rien que de plus que ce que j’y ai vu et peut-être vécu. Pourtant, je doute, car si j’avançais semblable à un automate, alors nul doute que des indices m’auront échappé. Seulement, ce mur ne cesse de m’inquiéter, de me tourmenter.
– Loki, j’aimerai retourner sur mes pas et visiter une nouvelle fois ce pavillon. J’ai l’étrange impression qu’il me manque quelque chose, ou plutôt que quelque chose y est absent. Cependant, rassure-toi, je serais prudent cette fois. Je ne tiens pas à revivre ce cauchemar.
– À quoi fais-tu allusion, Alvaro ?
– Oh ! Rien, ce n’est rien. Parton plutôt ! Nous avons un mystère à éclaircir.
Récit de Loki
Je ne comprends pas et je n’aime pas quand les événements m’échappent, que leur appréhension devient floue et leur compréhension, un embrouillamini folklorique. En fait, depuis qu’Alvaro a posé le pied dans ce jardin, je me sens tout chose. Pourtant, je n’ai senti aucune présence hostile en ces lieux, brillant plutôt par une absence tout angoissante. Je vous l’accorde, ce jardin était fort mal entretenu avec ses haies tordues, ses allées étriquées, ou encore ces massifs, tout de gris vêtu. Tout était à l’image de ce pavillon décrépi, dont les murs et la toiture n’attendent que le souffle d’un Borée pour tomber en ruine. Sur la porte d’entrée, les scellés de la police nous ont contraint à faire le tour de la bâtisse, à marcher au milieu d’une végétation devenue folle et féroce.
– Que cherches-tu au milieu de cette folie touffue, Alvaro ?
– Une trappe menant dans les sous-sols, à défaut un soupirail par lequel tu te glisserais.
Heureusement, les recherches cessent vite et dans un atroce grincement s’ouvre la gueule, à l’haleine chargée et putride, d’une maison à l’abandon. Mal à l’aise, je préfère fermer ma conscience à ces lieux, pour mieux en saisir l’essence. Parfois, je l’entends marmonner ou murmurer, tandis qu’il explore les pièces nues. Au rez-de-chaussée, le même dénuement règne et pour tout dire je m’ennuie profondément. À part quelques meubles poussiéreux et des vitres crasseuses, ce pavillon ne présente aucun intérêt. Et lorsqu’il m’annonce l’exploration de l’étage, je prends le parti de dormir. Rapidement, je suis bercé par la régularité de son souffle et de son pas dans les escaliers. Ce n’est que, lorsque je le sens soudainement tanguer, que je rouvre les yeux. Un mur a essayé de l’avaler. Allons donc, quelle est donc cette nouvelle invention ? Un mur aspirateur ? Ou un mur inspirateur ? Quelle incongruité ! Remisant à plus tard ce mur étrange, Alvaro s’enfonce dans une chambre où le dénuement règne en maître. Lassé par tant de vanité, je retourne à ma sieste, heureux de n’avoir aucun service à lui rendre. Au bout d’une dizaine de minutes de recherches aussi vaines qu’infructueuses, nous redescendons visiter les autres pièces, négligées à notre arrivée. Alvaro ne prend même pas la peine de visiter la cuisine, encombrée de sa large cuisinière. Surtout, ce n’est pas moi qui le contredirai, elle est aussi vide et sale que le reste. En fait, la seule chose qui retient mon intérêt est la bibliothèque somptueusement garnie, par des ouvrages, qui, pour le moins, déclencheraient l’ire de bien des gens de bonnes familles ou de ligues de bonnes mœurs. Peut-être demanderai-je un jour à Alvaro de m’en faire la lecture. Après tout, le centre littéraire municipal n’est guère éloigné de la maison. Cependant, je prends bien soin de retenir les noms de leurs auteurs, tout particulièrement les contes d’un buveur d’éther de Jean Lorrain. En attendant, n’ayant rien qui retienne plus mon attention, j’en profite pour poursuivre ma sieste, qui se prolonge jusqu’à ce que nous sortions de cette maudite maison.
Dans les chaos du fiacre, qui ramènent de Marnes-la-Coquette, jusqu’à Sceaux, nous n’échangeons aucun mot, pas même une bribe de pensées, et c’est un silence pesant qui s’installe entre nous. Je sens Alvaro ruminer son agacement à avoir ainsi perdu son temps. Quant à moi, je groume, car quelque chose m’échappe et j’ignore quoi. Finalement, de retour à la maison, Alvaro s’enferme dans son bureau, me laissant avec pour seule compagnie Ercus, qui dort en boule au nez du lit, à côté duquel je ne tarde pas à faire de même. Ce n’est que plusieurs heures plus tard, que je l’aperçois au couché, ses yeux cernés de noir. Constatant sa possession par Eris, Ercus et moi, d’un commun accord tacite et muet, décidons de quitter les lieux, pour mieux le laisser à ses ruminations. Dans le bureau, Ercus s’approprie le fauteuil, quant à moi je me dis qu’un vol nocturne ne serait pas si désagréable, d’autant que le fond de l’air est tiède et la fenêtre entrouverte. Alors pourquoi se gâcher le plaisir ? Quelques minutes plus tard, je me joins à un vol de chauve-souris qui chasse dans la nuit. Au milieu des pépiements et piaillements, j’en oublie jusqu’aux raisons qui m’ont poussé ici. Je suis ivre. Abandonnant les oiseaux à poils, je m’éloigne vers des contrées plus calmes. Quand soudain surgit de nulle part une singulière et sombre procession. Ce sont des ombres, en file indienne. Elles marchent dans la ville, silencieuses et sentencieuses. Silhouettes éthérées, fondues dans la soirée, elles s’en vont vers une maison aux volets clos. Une maison que je ne connais que trop, pour l’avoir si souvent vue dans les rêves d’Alvaro.
Trop curieux, irrité par ma propre incompréhension des événements de l’après-midi, et surmontant le dégoût, que cette foule m’inspire, je m’en approche. En fait d’ombres, ce sont des pauvres hères couverts de haillons, le visage dissimulé sous un grossier capuchon. Aucun d’entre eux n’échange le moindre mot. Et c’est dans un silence absolu qu’ils investissent le jardin de cette étrange maison. Hypnotisé par la marche, je me pose sans m’en rendre compte sur l’un des poteaux en pierres, du portail. De là, je me penche pour tenter de distinguer leurs visages, ou tout du moins leur trait. Hélas, seul me répond l’obscur. Pourtant, il me semble percevoir, de ci, de là, des éclats, blessants et brillants, pareils à des feux flamboyants. Renonçant, je franchis à mon tour le portail. De l’autre côté, le pavillon a disparu. Je suis dans une allée glacée, qui déroule sa marche forcée, jusqu’à un village couvert de glace et de neige écarlate. Mais ce n’est pas là que se rend la procession. Oh non ! Elle descend vers une plage, faite de sable noir, au milieu de laquelle gît, vide, un immense trône d’ébène, autour duquel s’élève une gigantesque nuée de flammes vertes. C’est alors que je le vois, figure pleine de prestance au milieu de cette foule de pénitents. Alvaro ! Mais comme je me précipite vers lui, une voix m’interpelle :
– Eh bien, jeune sombrure, où t’envoles-tu, ainsi ?
Cependant, je n’y prête aucune attention, car je le vois irrésistiblement se rapprocher de ce feu grégeois, dans lequel se jettent les ombres maudites.
– Loki, sais-tu où nous sommes ? reprend la voix.
– Sais-tu qui nous sommes ? enrichit une autre voix, que je n’ai jamais encore entendue.
– Ne t’inquiète pas pour Alvaro. C’est un grand garçon.
Mais enfin de qui se moque-t-on à la fin ? Je vois mon ami manquant de se faire dévorer par une colonne qui n’est pas de fumée, au milieu d’une cité glacée, et l’on voudrait que je n’en fasse pas grand cas. Décidé à ne point m’en laisser compter, je m’envole à tire-d’aile vers le trône d’ébène. Hélas, plus je crois m’en approcher, plus celui-ci s’éloigne. Rageur, je hurle ma peine dans la nuit gelée, lorsque, épuisé, je me sais renoncer, tandis que je me pose sur la branche d’un arbre mort.
– Loki, tu ne pourras jamais l’atteindre, quelques que seront tes efforts pour y pourvoir. Il est aux confins, murmure la première des voix.
– Il n’est pas avec toi, ou tout du moins son ombre, ajoute la seconde.
Qui parle ? Je ne vois personne, si ce n’est la procession grotesque des spectres, qui poursuis sa route sur la grève. Ils sont semblables à des marionnettes, qui répondraient à un appel, marchant vers ce qui ressemble à une mort certaine. En effet, je les vois, qui à mesure qu’il s’approche du trône, s’enrouler autour de lui en une spirale de plus en plus étrécie. Et je ne sais, si ce sont mes sens qui sont abusés, ou si ce n’est là que la monstrueuse réalité, mais dès que l’un d’entre eux pose sa main sur la masse ténébreuse, son corps s’étire pareil à un ressort, dont la base resterait intact, avant de se disloquer, tandis qu’une bouffée verte s’élève de la colonne.
– Ce que tu contemples est un trou d’ombre, Loki, souffle les voix, désormais toutes proches.
– Laplace le théorise en 1796, mais l’idée avait déjà été développé, en 1783, par un pasteur anglais John Michell. Laplace présente sa thèse sur les astres noirs, dans un livre Exposition du Système du Monde, devant l’Académie des Sciences, où ses idées sont reçues avec le plus grand scepticisme. Néanmoins, le trou de Laplace appartient au monde sensible, non au monde onirique, comme celui que tu contemples là. Cependant, les mécanismes à l’œuvre sont identiques, murmurent de concert les voix.
– Mais enfin, qui êtes-vous et surtout où êtes-vous ? Je vous entends palabrer depuis un moment, sans jamais vous voir. Sachez que cela est fort impertinent et désagréable.
– Pardon pour le retard, Loki. Nous avons eu besoin d’un peu de temps pour stabiliser nos formes.
Aussitôt, un grondement s’élève du pied de l’arbre mort et émerge alors de son tronc fendu, deux silhouettes massives et colorées, tranchant singulièrement avec la noirceur ambiante. Petit à petit les contours se dessinent, des traits s’affinent, la chair prend forme, comme si un sculpteur invisible modelait l’argile avec une habilité digne d’une orfèvre. Sur leurs visages, un sourire vif et sincère, des joues roses et généreuses, rehaussées par des yeux pétillants. La femme, blonde, se prénomme Rose ; à côté d’elle, moustache et favoris, avec une chevelure abondante, Arsène, son « mari ». Elle insiste si bien sur ce mot, que je vois surgir des guillemets, lorsqu’elle le prononce. Je les dévisage longuement et, malgré le sentiment de familiarité qui m’étreint à leur contact, je ne les reconnais pas.
– Loki, tu n’as rien oublié en arrivant ici. Alvaro nous connaît et puisque tu partages avec lui certains de ses souvenirs, il est naturel que tu te questionnes ainsi.
Soulagé, j’en oublie presque mon angoisse pour ce dernier, dont la marche le contraint vers cet infernal trône, quand mon regard se tourne de nouveau vers la lugubre procession. Elle s’enroule toujours autour de la masse noire, tel un serpent qui enserrerait sa proie dans ses anneaux. Et Alvaro, reconnaissable entre tous, avec sa canne et son haut-de-forme, qui s’y engouffre à son tour. Impuissant, résigné, je sens le chagrin m’obérer, alors que mes interlocuteurs étirent encore un peu plus leurs sourires, ce qui a le don d’attiser mon ire et mon courroux.
– Êtes-vous donc cela, deux clowns, qui se moquent du chagrin d’un autre ?
– Ah, Loki. La passion l’emporte sur tes sens. Observe plus attentivement, Alvaro n’est nullement en danger, il a déjà trouvécomment se libérer de ce piège qui ne lui était pas destiné.
– Je n’en serai pas certain Rose.
Cette dernière hausse les épaules.
Curieux, je reporte mon attention sur la plage. Là-bas, je vois Alvaro tournoyer de plus en plus vite, frôlant dangereusement le trône. Soudain, comme s’il avait trébuché, il jaillit tel un bouchon de champagne, au travers de la masse compacte, traversant la mer où il disparaît.
– Mais… mais…
– N’aie crainte, me rassure Arsène. Cette mer n’est qu’une illusion. Elle est la frontière entre nos deux mondes. Va le rejoindre et surtout n’oublie pas le trou d’ombre.
Le trou d’ombre. Ces mots flottent à la lisière de mon esprit. Ils sont de plus en plus flous, tout comme le paysage autour de moi. Il fait nuit. Perché sur un câble de ligne téléphonique, je m’abîme dans la contemplation de la ville. J’ai encore en mémoire les vagues échos d’un nom, d’un mot. Ah ! je ne sais pas. Je ne sais plus. Et puis la fatigue me gagne. Alvaro dort sûrement. J’espère que sa mauvaise humeur s’effacera au cours de son sommeil. Haut dans le ciel je devine le mince croissant de lune. Bientôt ce sera la nouvelle lune. Et alors que disparaissent les derniers murmures d’une voix, je retourne à la maison. Dormir est la seule chose qui m’importe en cet instant.
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