– Bon. Dis-moi ! Est-ce que c’est mieux ainsi, ou je donne encore une légère touche sur ces lettres ?
– Je serai toi, je détourerai un peu plus le cadre pour mieux les souligner.
– Bon. Si tu le dis.
– Comme ceci ?
– Ne change surtout plus rien, Voyageur.
Comme le rouge me monte aux joues, je me récrie :
– Ah, mais Loki ! Quand cesseras-tu de me donner du Voyageur ? J’ai un nom et un prénom, diantre !
– Oh ! Allons ! Ne sois donc pas si rabat-joie, Alvaro. Tu sais bien que je te taquine.
– Bon. Est-ce qu’elle te plaît ?
Agence de l’Âme
Alvaro Estrango
Voyageur des Ombres
– Oui. Et puis, elle sonne mieux que la précédente.
– Comment peut-elle sonner ? Je n’en avais pas avant et les gens me trouvaient seulement à instinct.
– Tu ne m’en avais jamais parlé auparavant. Au fait, ton estomac ne courait-il pas trop souvent devant toi ?
– Ah ! Pardon ? Mais je n’entends rien à ce que tu viens de me dire.
– Je me demandais simplement, si tu n’avais pas trop souvent faim.
– Je ne connaissais pas cette expression. Mais où es-tu encore allé pêcher cela ?
– De notre très cher narrateur. Cependant, tu n’as pas répondu à ma question.
– Disons, que j’ai un appétit très mesuré, et je dois l’avouer un petit pécule. Le plus difficile était de meubler les journées vides.
– Que faisais-tu, alors ?
– Je lisais, beaucoup. Trop peut-être même, lui réponds-je en pointant du doigt un léger embonpoint.
– Tu n’as jamais songé à faire autre chose.
– Non. Cependant, je crois que j’ai désormais bien des choses à rattraper. À commencer par cette plaque, que je peux fixer sur ma façade.
Dehors je m’applique à la positionner sur le mur, tandis que môssieur s’impatiente.
– Dépêche-toi ! J’ai envie de me promener. Le soleil est bien trop splendide pour que je lui résiste.
– J’arrive, le temps de trouver mon marteau et les clous.
Et quelques minutes plus tard, ce sont des coups qui résonnent dans la rue tranquille, ponctués de quelques mots fleuris et de cris de douleur étouffés.
– Je ne comprends pas. Pourquoi es-tu aussi maladroit ?
– Je ne sais. Sans doute, est-ce un effet secondaire du retour de ma persona, qui m’aura fait rajeunir.
– Areu, areu. Bébé Alvaro ! s’exclame hilare, Loki. Ne bouge surtout pas, je vais te chercher des changes.
– Mais enfin ! me récrié-je. Je suis simplement un grand enfant. Que vas-tu imaginer encore ?
Dans la rue, une dame entre deux âges nous observe perplexe. Timide, elle s’approche, tandis que je finis d’enfoncer le dernier clou dans le mur.
– Pardon de vous importuner ainsi, monsieur…
Elle écarquille les yeux pour mieux lire la plaque. J’espère que mes potentiels clients n’éprouveront pas les mêmes difficultés que cette femme.
– Monsieur Estrango ? fait-elle en se retournant vers nous. Est-ce là donc votre corneille apprivoisée ?
Aussitôt, le plumage de mon compagnon se hérisse et s’en serait allé se récrier, si je n’avais pas judicieusement placé une main sur son bec.
– Tout à fait madame, lui réponds-je un peu crispé. Mais pourquoi donc cette question ?
– C’est-à-dire que j’ai étudié un peu l’ornithologie et j’ai été surpris par son allure. Je n’en avais jamais vu de semblable, surtout avec un aussi magnifique ramage.
– Vous me flattez, madame, réplique aussitôt une voix.
Je vois les yeux de mon interlocutrice devenir vitreux, juste le temps de la rattraper avant qu’elle ne chute. Allongée par terre, je me penche sur elle pour l’écouter respirer. À côté de moi, Loki arbore un air bonhomme.
– N’as-tu pas honte de ce que tu as fait ?
– Ben, pourquoi ? Je le lui ai simplement fait peur et elle s’est évanouie.
–… Je souhaite qu’elle oublie la cause de son évanouissement.
– Pourquoi donc ? Parce que je lui ai parlé, demande-t-il benoîtement.
Confondu par tant d’ingénuité, je fixe Loki :
– Aimerais-tu te retrouver enfermé dans une cage au CEI ?
– Heu, tu marques un point, Alvaro. Pour autant, je n’ai pas envie de me priver de la parole.
Comme la dame reprend ses esprits, je reporte mon attention sur elle et l’aide à se remettre sur ses pieds. D’aplomb, celle-ci me regarde un instant sans comprendre, avant de balbutier :
– Mais… mais… que m’est-il arrivé ?
– Je ne sais pas. Vous vous êtes évanouie au beau milieu de notre conversation, compatis-je doctement.
– Oh oui ! Cela me revient, s’écrie-t-elle. J’ai cru que votre corneille me répondait. J’ai pris peur et…
Préférant se faire oublier, Loki est allé se percher sur l’un des marronniers de l’allée.
– Comment vous sentez-vous ?
– Très bien, jeune homme. Je vais poursuivre ma promenade ;
– Eh bien, souhaitons-lui de ne pas trop s’éloigner, ou vous ne la rattraperez jamais, songé-je.
– Bonne journée, madame.
– Merci, s’exclame-t-elle en s’éloignant à petits pas, du lieu du désastre.
Je la regarde jusqu’à ce qu’elle disparaisse au coin de la rue, avant de m’en retourner vers mon jardin. J’appelle Loki, tout en lui faisant signe de me rejoindre, lui qui se repose sous la ramure imposante du chêne verdoyant.
– Nous avons eu de la chance. Elle croit avoir été victime d’une hallucination. À l’avenir, soyons tout de même plus sur nos gardes. Je n’apprécierai guère de te voir exhiber comment un simple phénomène de foire.
– Et moi non plus. Enfin, si nous commencions notre promenade. Je crois, qu’elle ne saurait nous attendre plus longtemps.
Je souris, avant de l’inviter à se poser sur mon poignet, où je lui gratte doucement la tête. Cependant, il finit par escalader mon bras, pour finir jucher sur mon épaule, et nous nous mettons en route en direction du bois du Petit Clamart. Dans la rue, des enfants jouent avec des cerceaux de bois tressés, tandis qu’un vendeur de journaux balance, à grands cris, les titres du jour. Dans quelque temps, ce serait les congés d’été et il sera impossible de se promener sereinement. Or voilà bien cinq mois que je n’ai pas eu un repos digne de ce nom.
– À quoi penses-tu, Alvaro ? Tu as l’air tout chose d’un coup.
– Oh ! Rien de particulier, je repensais seulement à tous ces tableaux que nous avons visités et avec qui nous avons négociés.
– Une bien belle épopée. Néanmoins, j’ai l’impression que ce n’est pas ce qui te soucie le plus.
– Oui. Je m’interroge. Que se passerait-il si l’un ou l’autre de ces archétypes revenait hanter cette réalité. Imagine-toi. Il ne s’agissait là que de ma persona, qui pour se cacher s’était dissimulé dans l’esprit de ma cliente, avant de migrer dans l’un ou l’autre de ces tableaux.
– Tu parles d’archétypes, mais… ils ne sont pas les seules à peupler l’Onirie.
Je ne dis rien, je n’ai pas envie de rajouter à l’inquiétude qui ne me quitte plus. Advienne que pourra, l’avenir n’est écrit nulle part et rien n’entravera ce désir de vie qui désormais me nourrit et s’épanouit.
– Oublie donc Alvaro et passons à autre chose. Dis-moi plutôt, où tu m’emmènes.
Pour toute réponse, je pointe du doigt un énorme rocher, qui scintille sous la futaie.
– Heu, je n’ai rien contre les promenades en forêt, bien au contraire. Mais je m’avoue un peu déçu. Ce n’est qu’un vieux caillou.
– En es-tu certain ?
Loki me lance un regard noir avant de s’envoler vexé, tandis que je m’enfonce dans les bois profonds. Au pied du menhir, vif, j’attrape les rêves qui en jaillissent et en remonte le fil. Au bout ni monstre ni démon, juste le chaos de la pierre dans laquelle je m’enfonce. Dans le ciel j’aperçois Loki qui fait de grands cercles, de la main, je le salue. Trop occupé par sa proie, il ne me voit pas, seulement la pierre n’attend pas et, avide, elle me dévore sans attendre, me précipitant dans le rêve éternel de ma mort.
Au fond, j’entends jouer la danse des morts de Saint-Saëns. Sur un cheval blanc, je me lance dans la folle sarabande, à la poursuite des spectres chevaliers qui dansent, devant les portes de l’enfer. Là dans un cercle de feu, ce sont les sorcières invoquant de leurs voix stridentes le démon Tchernobog, que les chevaliers pourfendent sans attendre. Ralentissant le galop de mon cheval, jusqu’à lui faire adopter très lent, je m’en approche, évitant les coups et les corps qui volent. Tirant alors mon épée en silence, je la lui enfonce dans le corps jusqu’à le fendre. Hélas, ce sont deux démons rugissant et mugissant qui en émergent, lacérant les corps des derniers survivants. Fuyant aussi vite qu’il me l’est permis, je les aperçois qui me poursuivent, leurs larges ailes déployées dans le ciel. Je lance ma monture dans la forêt, tremblant de peur, nous nous cachons entre d’épais buissons. Je vois leur silhouette avancée dans la terreur, leurs yeux sont des feux. Quand soudain, j’entends la voix de l’un des spectres survivant.
– Seul tu ne pourras le vaincre. Permets-moi de prendre place ?
Et sans que je puisse émettre la moindre protestation, je le sens qui pénètre mon corps et me possède, avant que ne se détachent trois autres moi, le premier sur un cheval roux, le second sur un cheval noir et le dernier sur un cheval pâle. Frappant de taille et d’estoc, les démons ploient sous les coups. Mais leur rage et leur souffrance leur font perdre toute contenance, tandis que les épées tranchent leurs ailes et leurs membres. Impuissants, ils me regardent m’avancer, lever mon épée, les narguer, avant de les décapiter.
Récit de Loki :
– Dites ce que vous voudrez, que je suis soupe au lait, susceptible, irascible, capricieux. Prêtez-moi tous les noms d’oiseaux qu’il vous plaira. Admettez tout de même, qu’il y a de quoi. Enfin, nous partons en promenade, chose dont je me réjouis par avance. Sans offense, faire depuis plusieurs semaines la tournée des musées parisiens, sans jamais voir autre chose, avouez que cela devient lassant à la longue. Ah, mais pardon, je digresse. Donc, monsieur se propose de nous balader et pour aller voir quoi ! Je vous le donne dans le milieu caillou. Un vieux caillou mangé par la végétation ! Ah ! Pardon, un menhir, vestige du néolithique. Certains disent que c’est un dolmen. Enfin, monument historique ou non, il y a des choses qui sont bien plus impressionnantes et intéressantes. Et monsieur me soutient le contraire, sous-entendant que je serai malvoyant. Alors voilà, j’ai préféré partir, d’autant plus que la forêt est un terrain de chasse particulièrement attrayant, surtout quand on a une petite faim comme moi.
Cette forêt, que les gens du coin appellent le bois du Petit Clamart, me rappelle un peu celle où j’ai vécu auparavant. Les essences ne sont pas les mêmes, cependant que l’atmosphère qui y règne m’est familière. Sont-ce les ondulations dans les couleurs, ou les odeurs tièdes de la terre réchauffée par le soleil qui font remonter à la surface tous ces souvenirs. À moins que ce ne soient tout simplement les émotions qui se dégagent de ces lieux. L’image qui me vient à l’esprit serait celle d’un peintre jetant sur la forêt les couleurs de ses sentiments. Un jour elle prend les teintes chaudes de la passion, ou les teintes âcres et acrimonieuses de la colère froide, à moins que ce ne soient les écarlates d’un amour au-delà de tout autre choix. Cette forêt est vivante et consciente. Elle est seulement assoupie et rêve dans son sommeil. Je m’élève et aperçois son reflet scintillant dans le firmament. Parfois le vent souffle à sa surface et en trouble alors le calme apparent, ou c’est une feuille qui tombe et qui brise le charme. Oublieux de notre dispute, j’ouvre mon âme qui s’en imprègne ; une essence violente et enivrante. Mais ce n’est pas un sentiment de puissance, qui m’habite alors, plutôt l’impression d’une renaissance, d’une délivrance. Suis-je le premier, suis le dernier ? Qui suis-je en réalité ?
Alvaro me sourit. Ses yeux sont entrouverts, il m’invite d’une geste à le rejoindre, à me fondre à mon tour dans la pierre. Mais je n’appartiens plus au rêve. Je ne veux pas me perdre en me fondant de nouveau dans le rêve. Mais il me tire, me saisit et m’aspire. Le menhir s’ouvre devant moi et s’empare de mon âme.
Derrière ! Non ! Il n’y a rien derrière ! Seulement les Ténèbres et non les ombres familières !
– Non !
Ce cri s’échappe, traînée écarlate, qui renverse la surface et brise l’harmonie du reflet.
– Loki ! Loki !
Une voix familière m’appelle. Méfiant, je reste muet. Je sais de quoi sont capables les Ténèbres. Mais la voix est toujours là, persuasive :
– Loki, regarde-moi !
Je ne veux pas céder, mais le cœur l’emporte sur la raison.
– Regarde Loki, ronronne la voix, toujours plus suave et séductrice.
Il est là, devant moi, à l’intérieur du menhir. Il tient une lame sanglante dans une main, dans l’autre son cœur incandescent et sanglant. De sa poitrine, large et béante, s’échappent le sang et la vie qui s’y attache. Mais avant qu’elle ne s’enfuit, il me le tend, afin que je puisse vivre et devenir ce que je suis. Des larmes coulent sur son visage et s’écrasent dans la boue, où elles donnent naissance à des bourgeons de créations.
Comprenant alors ma méprise, je m’envole au travers du menhir , où je le retrouve assis sur les flancs d’une colline. Il me tend son bras, afin que je puisse me poser dessus.
– Pardon d’avoir usé de ses subterfuges, mais ce chemin tu te devais de l’accomplir seul. Je ne pouvais rien te dire au sujet de cette pierre et de ses pouvoirs, tu devais les découvrir toi-même.
– Ce n’est rien. C’est moi qui te présente mes excuses, c’est la peur qui parlait. Je ne voulais pas passer de l’autre côté. Je pensais me perdre dans les ombres et retourner à ma nature primaire, d’autant plus que j’ai cru que tu étais ton ombre.
Il rit un bon coup.
– Après tout ne m’a-t-elle pas piégé en prenant mon apparence pour mieux me faire douter de moi-même. Mais cela, je t l’ai déjà raconté.
– Oui. Et où sommes-nous, puisque nous ne sommes pas là pour raviver le passé.
– C’est un mystère complet. En m’installant à Sceaux, j’ai appris que cette pierre avait été liée à plusieurs phénomènes, dont beaucoup préfèrent taire l’existence. Et la curiosité aidant, je me suis mis à la fréquenter d’un peu plus près.
– Ne serait-ce pas suite à l’un de ces épisodes, que ta cliente, madame Obligay, aurait perdu sa faculté à distinguer les visages.
– Si fait. Cependant, le plus curieux, c’est que je puis ouvrir certaines des portes de ce nœud mystique. En fait, depuis que j’ai retrouvé mon identité, comme si ma persona était une clé.
Je hoche la tête :
– Je comprends mieux les étranges imprégnations que j’ai ressenties en survolant la forêt.
– Que veux-tu dire ?
– Si cela ne te fait rien, je préférerais t’en parler une fois éloigner. Petit cachottier, Alvaro.
– Pourquoi donc ? se récrie-t-il.
– Tu as fait des découvertes intéressantes sur ce menhir et tu ne m’en as rien dit.
– Ne sommes-nous pas là pour en parler entre gentlemen distingués ?
– Si fait !
Il pointe alors du doigt une silhouette noire qui se détache dans le lointain. À bien y regarder, sa forme est oblongue, presque ovoïde, comme un immense œuf d’ombre.
– Qu’est-ce que c’est ? l’interrogé-je.
– Je crois que c’est une prison, qui protège son bâtisseur du monde extérieur, en même temps qu’elle le retient dans son monde intérieur.
– C’est ton intuition qui parle ou toi ? Et qui est cette personne que j’aperçois à l’orée du bois ?
– Je ne sais pas. J’ai seulement remarqué que de temps en temps, elle était absente. À sa place, ce sont deux femmes qui se tiennent à ce croisement.
– Ne pouvons-nous pas nous en approcher ? Ne sommes-nous pas dans tes souvenirs après tout ?
– Je n’en suis pas certain. Plusieurs fois, j’ai tenté de les rejoindre. Chaque fois ce fut en vain. Ce serait comme de vouloir photographier l’horizon. Non, je pense que la pierre nous parle par le truchement de ces images. À nous de démêler l’écheveau de ces mystères et d’en tirer les conclusions.
Je hoche la tête, sans quitter du regard l’étrange prison et cet homme, qui semblait en grande conversation à la croisée des chemins.
– Allons, sortons Loki. Midi sonnera bientôt et je commence à avoir grand faim.
– Quoi ! C’est tout ! Un petit tour et nous nous en allons !
– Mais enfin, j’ai grand faim. Mon ventre crie famine et mon estomac a déjà pris la fuite.
Aussitôt, sort du fourré un chien rose et sans poils, qui au lieu de japper, gargouille à qui mieux mieux.
– Je savais l’Onirie pleine de surprise, mais je ne me serai jamais attendu à cela.
– Et pourquoi pas ? Les idées et les expressions ont tout autant droit de cité que les rêves et les fantasmes. Enfin, pourquoi me regardes-tu ainsi ? Qu’as-tu donc en tête ?
– Moi, se récrie Loki. Mais rien du tout. Rien, je t’assure.
– Miaou, miaou !
Je plaque, affolé, mes mains sur la bouche.
– Miaou !
À côté de moi, Loki se tord de rire.
– Pardon Alvaro. Mais je me suis toujours demandé ce que donnerait d’avoir un chat dans la gorge.
– Je… Miaou… tu es satis…
Quelque chose s’est coincé au fond de ma bouche et après plusieurs violentes quintes de toux, j’expulse une… boule de poils.
– Loki ! Tu es vraiment un…
– Un fripon ? Merci du compliment.
Je lève brusquement la main, mais c’est seulement pour lui flatter la tête :
– Oui, un fripon. Un sacré fripon même. Laissons le divin au véritable Loki.
Derrière nous, le menhir étire le chemin vers l’horizon, nous permettant de réintégrer notre monde. Dans le ciel, les rares nuages sont chassés et le soleil éclatant est une promesse de chaleur écrasante. Heureusement, la forêt nous préserve par sa fraîcheur humide. Autour de nous, de rares promeneurs marchent à la recherche de quelques coins ombragés, pour y déjeuner, si j’en juge par les lourds paniers qu’ils tiennent à bout de bras.
– À quoi penses-tu Loki ? Resteras-tu dans la forêt, ou m’accompagneras-tu pour le déjeuner ?
– Hum, je demande à voir. Je n’ai pas trop envie de ressembler encore une fois à mes cousins asiatiques.
– Tu me vexes. Je pensais aller déjeuner au Rêve d’Ombre.
– Allons, ne prends pas ainsi la mouche Alvaro et cours te régaler chez ton ami Anoop. Je crois que je vais rester encore un peu ici, il me reste encore tant de choses à découvrir.
– Très bien ! Mais prends garde aux renards, ils sont assez nombreux dans ce coin de la forêt.
– Ne t’en fais pas ! m’a-t-il lancé, avant de s’éloigner à tire-d’aile.
Je ne me fais guère d’inquiétude à son sujet. Loki est débrouillard et non dénué de ressources face aux dangers de notre monde. Mais plutôt que de m’inquiéter à son propos, c’est mon estomac qui se rappelle à moi, en gargouillant douloureusement.
– Continue ainsi et je te mets à la diète, adressé-je rudement à l’encontre de mon organe récalcitrant.
Aussitôt, je suis le point de mire d’une foule interrogative, surprise de voir une personne s’admonester elle-même. Ne les relevant pas, je dirige mon pas vers le restaurant. Arrivé à quelques mètres de là, de délicieux fumets envahissent déjà la rue et enivrent les passants.
– Alvaro ! Que nous vaut le bonheur de ta visite ? Et où est passé ta corneille apprivoisée, s’exclame Anoop, sorti pour me saluer.
– Rien que le plaisir d’une petite excursion, Anoop. Quant à Loki, il préfère chasser dans la forêt de Meudon.
– Je ne lui en tiens pas rigueur. Avec ce temps, le gibier abonde sûrement. Que dirais-tu de t’installer sur la terrasse, nous l’avons ouverte il y a une semaine à peine.
– Avec grand plaisir ! Où est donc ta charmante que je lui donne mon bonjour ?
– Derrière le comptoir, Alvaro.
– Merci Anoop, réponds-je en pénétrant dans l’antre parfumé.
Terrasse, le mot est faible en regard du joyau, qui se dissimule derrière la façade. Un petit kiosque en bois blanc abrité sous un auvent de glycine blanche. Les murs couverts de lierre et de vigne apportent une touche de fraîcheur, que rehausse un petit bassin couvert de nénuphars et de lotus resplendissant. J’aurai bien pris place sous l’averse végétale, mais une femme élégante, vêtue d’une toilette azur, est déjà là. Finalement, je me décide pour une table en regard de la mare, d’où je peux agréablement profiter des ombrages. Installé confortablement sur la chaise, j’ôte ma veste et mon chapeau, tandis que je tire de ma poche la lettre trouvée ce matin dans ma boîte. L’écriture est fine et élégante, dénotant une adresse certaine dans le maniement de la plume. D’oie, si j’en juge par les barbules incrustées dans la cire. La légère empreinte de poudre de riz me mène à penser que ma cliente est une dame et non une demoiselle. Mais je peux me tromper. Quant aux notes fleuries qui se dégagent, leur harmonie signe sans équivoque un parfum hors de prix. Le style de la lettre, très cérémonieux, n’est pas, lui non plus, en contradiction avec mes précédentes hypothèses. Néanmoins, son ton trahit, malgré un luxe de circonvolutions et de précautions, une angoisse fort palpable. Cependant, son auteure semble parfaitement au fait de mes habitudes, en me donnant rendez-vous au Rêve d’Ombre, à deux heures de l’après-midi. Après tout cela me donne tout le loisir et le plaisir d’y déjeuner en toute quiétude.
J’attaque mon vada aux lentilles corail, quand je suis distrait par un regard inquisiteur. Je scrute un instant le kiosque, mais la dame a retrouvé son galant, avec qui elle est en grande admiration. Dans le ciel, quelques hirondelles planent en piaillant. Tout autour de moi, ce ne sont que quelques clients, qui se régalent, et je ne découvre nulle présence de ces yeux perçants. Dans le lointain, l’horloge de la mairie sonne un coup, une heure de l’après-midi, à moins que ce ne soit la demie de cette même heure. La question m’effleure l’esprit, pour s’envoler aussitôt, emporté par un tourbillon. Oublieux de l’incident, je me régale de mes beignets de lentilles, flottant dans les eaux onctueuses d’un yaourt relevé de coriandre. Le déjeuner se poursuit avec un idiyappam kottu, nouilles sautées et mariées avec des épices et de multiples currys, qui m’emporte parmi les méditants. Repu, je déguste un thé corsé de gingembre, tout à ma lecture de la missive. Un coup d’œil à mon oignon m’assure que l’heure du rendez-vous arrive. Je promène mes yeux à la recherche d’une intruse. En vain, le couple roucoule toujours les joies de la pergola, un peu plus loin trois dames ont entamé une partie de cartes. Je ne peux empêcher mes oreilles de se promener et de me rapporter les mots étrangers. Renonçant à mon dessert, je m’approche des trois joueuses :
– Pardonnez mon intrusion, mais j’ai cru comprendre qu’il vous manquait une quatrième personne.
Cependant, ne prêtant nulle intention à ma personne, elles poursuivent leur conciliabule.
– Encore une fois, je dois te rendre justice ma sœur.
– En effet, le jeune homme est ponctuel
– Ne vous l’avais-je pas dit, mes sœurs. Allons-y et cessons là notre chœur. Invitons-le.
La plus âgée des trois relève soudainement la tête. Ses cheveux argentés retombent en brassées ondulées sur ses épaules, mettant en valeur un visage gracieux, où s’enfonçaient des yeux chassieux. Elle m’adresse un sourire bienveillant avant de poursuivre :
– Soyez le bienvenu, jeune homme. Voyez-vous, mes sœurs et moi nous lamentions, car jouer à la belote à trois n’est guère réjouissant.
– Ah mais euh, c’est…
– Que nenni ! Vous êtes tout à fait à l’heure. Prenez donc place, s’écrie joyeusement la seconde.
– Faites-nous le plaisir de votre compagnie, jeune homme, renchérit la troisième des sœurs.
Pourquoi ressens-je tout d’un coup un malaise ? Est-ce parce qu’elle me donne du jeune homme à tous les vents. Tant d’années nous séparent, je n’oserai le croire, sauf peut-être pour la première avec ses cheveux de neige. Malgré tout, je me suis assis en leur compagnie.
– Pardon, mais à qui ai-je l’honneur ? Pour ma part, je suis…
– Inutile de te présenter Alvaro Estrango. Je suis Clotilde et voici mes sœurs Atropine et Laenis.
Un sombre voile passe sur mon visage.
– Allons Atropine ! s’exclame-t-elle. Ramasse donc les cartes et tire en de nouvelles, maintenant que nous sommes quatre.
À leur lecture, j’annonce un jeu sans atout, complété d’un carré d’as. Hélas, ma joie n’est que de courte durée, lorsqu’Atropine m’exhibe un carré de valets.
– Prends garde Alvaro. Les ombres rôdent toujours. Elles seront éternelles, tant que perdurera la lumière dans cet univers.
– Regarde ce jeu, il est comme la vie. Personne ne le maîtrise, un grain de sable et… Prends garde, elle est près de toi.
– A bientôt Alvaro…
A bientôt ? Mais que fais-je là, à jouer aux cartes ? Et mon rendez-vous, qu’en est-il ?
– Je… je suis confus mesdames. J’oublie complètement mon…
– Tu seras en retard, bien sûr. Mais pourquoi t’en inquiéter Alvaro ? me susurre Laenis.
– N’ai-je point dit que tu étais à l’heure, minaude Clotilde.
Je les contemple éberlué, ne sachant que dire, ni que faire.
– Calme-toi, Alvaro. C’est moi qui t’ai envoyé cette missive.
Je fixe mon regard sur Atropine et un parfum vient alors me chatouiller le nez. Une chaleur veloutée, où se cache la pointe acérée de cette tendresse, à jamais renouvelée. Imperceptiblement, leurs traits changent et se dédoublent.
– Chut… Nous entendons la question qui te brûle les lèvres, mais nous ne pouvons y répondre. Nous sommes venues seulement t’avertir. Le reste, tu le découvriras toi-même au cours de la prochaine enquête, qui ne tardera pas à t’être confiée.
– Que… qu’est-ce que vous voulez…
– Chut… Nous nous retrouverons quelque part entre les Ombres.
La tête me tourne et je m’effondre, poupée de chiffons.
– Alvaro, Alvaro ! Vous m’entendez ? Alvaro !
Il me semble reconnaître la voix qui m’appelle.
–… Anoop ! Mais…
– Alvaro !
La voix ferme d’Abhati achève de me sortir de ma torpeur.
– Enfin ! Sont-ce des manières ? Cette dame vous attend depuis dix minutes que tu daignes te réveiller.
– Mais… mais… quelle dame ? Je ne vois personne ici séant.
Effacée derrière elle et son mari, une femme frêle, vêtue d’une jupe couleur crème et d’un gilet marine, pointe le bout de son nez.
– Enfin Alvaro, que t’arrive-t-il ? Voici que tu t’endors au milieu d’un repas à peine achevé, alors même que tu m’avais demandé de t’adresser ton rendez-vous, lorsqu’elle serait arrivée.
Je lui eusse exposé la vérité, qu’ils auraient invoqué l’ensemble du panthéon hindou. Aussi me confonds-je en excuses, rangeant sous le dessous du tapis ce malheureux désagrément.
– Toutes mes excuses madame Dupin. Mais veuillez donc prendre place, que nous nous entretenions de cette affaire.
Celle-ci cligne un instant des yeux, comme si elle éprouvait des difficultés à me fixer, puis s’assoit sans mot dire. Sans doute, est-elle mise mal à l’aise par une situation quelque peu embarrassante. Une femme mariée, qui rencontre un homme à la terrasse d’un restaurant, voilà qui pourrait faire jaser. Je ressors alors la lettre de ma poche, ainsi qu’un carnet :
– Madame Dupin, ne serait-ce pas de votre sœur, que vous souhaitiez m’entretenir ?
Surprise ma cliente refrène difficilement une mise effarée, ouvrant la bouche à plusieurs reprises, sans proférer la moindre parole. À la place, ce sont des larmes qui perlent. S’emparant alors de son mouchoir de soie, elle les étouffe sans autre forme de procès.
– Oui, il s’agit bien d’elle, hoquette-t-elle.
– Vous vous êtes déjà adressé à la police impériale.
– En effet, il y a de cela deux semaines. Mais il n’y a jamais eu la moindre enquête, car, m’ont-ils expliqué, ma sœur n’a aucune existence.
Abasourdi par cette révélation, j’écoute attentif la requête de cette dame. N’ai-je pas perdu, fut un temps, mon identité et mon existence ? Mais ce n’est pas là pour me réjouir, car déjà j’entrevois les contours sombres de la menace, tandis que me reviennent en mémoire les paroles des Moires.
– Que voulez-vous dire ?
– Juste après le signalement de sa disparition, des agents ont commencé des enquêtes de voisinage, qui, hélas, se sont révélées très vite infructueuses. Au bout de trois jours, le commissaire m’a convoqué et m’a accusé, de manière à peine voilée, de mythomanie. Personne n’avait souvenirs d’une dame habitant à l’adresse, que je leur avais indiquée. Cependant, comme j’ai longuement insisté, ils ont accepté de poursuivre l’enquête, malgré des réticences évidentes. Seulement, le lendemain, je recevais une lettre du procureur de l’Empire. Tenez !
Parcourant la lettre, je vais d’étonnements en effarements. Ma cliente se voyait opposer une plainte pour outrage aux forces de l’ordre.
– Un enquêteur est allé consulter les actes de naissance et même de baptême.
– Et ce n’était pas les seuls papiers où son nom avait disparu, n’est-ce pas ?
– Mais… mais oui… Comment avez-vous su ?
– Aucune importance, éludé-je. Auriez-vous avec vous un portrait de votre sœur ?
Timidement, elle porte la main à son sac et en sorti un petit ouvrage de cuir. À l’intérieur, une photographie avait saisi les deux sœurs au bord d’une rivière. Elle me la tend pour que je puisse mieux l’examiner. Tout de suite, quelque chose dans le regard de cette femme me trouble.
– Merci. Puis-je le garder le temps de l’enquête.
Elle hésite un instant, puis acquiesce.
– En outre, pourriez-vous me dire si votre sœur avait un galant ou un fiancé ?
– Hélas, son fiancé est mort sur les contreforts de l’Himalaya, au cours de l’année 1918.
Un pli assombrit mon visage. Je suis dans une plaine enneigée. Dans ma main gauche, mon sabre dégoutte du sang de mon camarade. Il s’écrase dans la neige, faisant de larges trous d’écarlate, dont la terre avide se repaît. Pourquoi s’est-il précipité ? Pourquoi s’est-il empalé ? À quoi tout cela rime-t-il ? Mais il est trop tard. Le jour va bientôt se lever et il me faut m’y rendre.
– Monsieur Estrango ?
– Pardon. Je… je… je me suis égaré dans un souvenir.
– Je vous comprends. Mon mari ne cesse de faire des cauchemars et son retour à une vide paix est un véritable supplice. Mais nous nous aimons et c’est ce qui nous empêche de sombrer dans l’antre de la folie.
– Revenons plutôt à ce qui nous préoccupe, si vous le voulez bien, madame Supin. Il est inutile de réveiller tous les fantômes du passé. Dites-moi, après le décès de son fiancé sur le front, votre sœur n’a-t-elle jamais eu de galants ?
Sa figure s’empourpre brusquement.
– C’est-à-dire… Il est très déplacé de parler de ces choses. C’est terriblement gênant.
– Rassurez-vous, madame. Rien de ce que vous me direz ne sortira de mes lèvres.
– Eh bien. Je sais qu’elle a fréquenté quelque temps un thé dansant. Mais cela remonte à quelques années, maintenant.
– Rien ces dernières semaines, ces derniers mois. Ne vous a-t-elle pas paru plus enjouée que d’habitude.
– Non, vraiment. Cependant, comme vous m’en faites la remarque. Mais… ah, désolé cela ne me revient pas.
– Ce n’est pas grave. Si quelque chose vous revient, vous n’aurez qu’à m’appeler, lui assuré-je, en lui tendant une carte enluminée.
– Merci.
– Oh ! Puis-je vous demander une faveur ?
– Euh… oui, tant que cela reste raisonnable, bafouille-t-elle.
– Pourrai-je visiter la maison de votre sœur ?
– Mais, qu’y ferez-vous ? La police est déjà venue et a emportée de nombreuses pièces.
– Très certainement. Mais, sans doute, est-elle passée à côté de certains indices. Et puis… j’ai mes propres méthodes.
Une lueur de curiosité illumine ses yeux.
– D’accord. Tenez voici le trousseau. Faites seulement attention à la serrure de la porte d’entrée, elle est un peu délicate.
– Merci, je ne manquerai pas d’y faire attention.
Nous échangeons encore quelques banalités, avant de nous séparer. Néanmoins, je préfère rester encore quelque temps en terrasse, à ruminer de sombres pensées. Comme je suis immobile, Anoop s’approche de moi :
– Tu parais bien soucieux, Alvaro. Que viens-tu d’apprendre ?
– Je ne sais pas et c’est bien cela qui me tracasse. Pourrais-tu m’apporter un lassi aux épices ? Cela fera passer le goût amer de cette conversation.
– Bien sûr, et ôte donc ce pli de ton front, il ne te sied pas du tout.
Pinçant la peau de mon visage, j’en détache la ligne imaginaire, puis la jette au loin.
– Et voilà, Anoop ! La voici qui s’en va, m’exclamé-je.
Dans le ciel, une tache sombre apparaît. Sûrement Loki qui s’en revient de sa promenade. Je souhaite qu’il puisse éclairer ma lanterne, qui en cet instant me semble bien terne.
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