– Monsieur ? Monsieur !?! Est-ce que vous m’entendez ?
Des voix confuses s’élèvent autour de moi, brouillés par un bourdonnement constant. Sous mes mains, je sens le tranchant et le piquant de l’herbe sèche, à moins que ce ne soient des aiguilles de pi. Une légère odeur de térébenthine flotte dans l’air, comme après un nettoyage circonstancié d’une pièce de boiserie. La lumière blesse de temps à autre mes yeux, derrière mes paupières toujours closes. Sans doute, le vent sème-t-il le trouble dans les ramures des arbres. Peu à peu, je recouvre mes sens et leurs sensations. Dans ma main gauche, je ressens comme un léger picotement dans la paume et entre mes phalanges. La douleur se fait plus incisive quand mes doigts se referment. Et, finalement, j’ouvre enfin les yeux en grand, tout en me redressant d’un coup. Je sens que quelqu’un me rattrape par le dos, car de nouveau je me sens vaciller. Néanmoins, je garde les yeux fermement ouverts et je reconnais…
En fait, je ne reconnais pas la personne qui me fait face. Est-ce une illusion ou ne vois-je réellement pas son visage. Il porte un costume pour le moins…surprenant, tout de mauve vêtu, avec pour seule entorse un nœud papillon vert pomme, qui détonne, l’homme se tient devant moi. Au loin, j’entends une orchestration familière et les déclamations d’une représentation théâtrale.
– Est-ce que vous savez où vous êtes ?
– Bien sûr que je le sais. Je suis à la Sorbonne, le jour anniversaire d’Abu-Roi, m’exclamer-je d’une traite.
Mais pourquoi ne puis-je me souvenir de ce qu’il vient de se passer ? J’ai la terrible impression qu’il me manque plusieurs heures de vie.
– Que… que… Pourquoi suis-je étendu sous ces sapins ? balbutié-je en fixant mon interlocuteur.
Et pourquoi ne vois-je toujours pas son visage ? La peur s’insinue en moi, tel un venin malsain, à qui l’on ne pourrait refuser le chemin.
– Nous vous avons aperçu, il y a environ dix minutes. Vous étiez encore au buffet, Armand venait de vous servir un verre de Circonstanciel, puis vous vous êtes éloignés tout en le sirotant. La dernière personne à croiser votre chemin fut Églantine, alors que vous vous enfonciez sous les frondaisons, là où nous avons installé l’atelier des Échos. Ensuite, nous avons entendu un hurlement, un bruit de verre brisé et nous vous avons retrouvé ici, inanimé. J’ai envoyé Armand et Églantine chercher un médecin, tandis que je vous surveillais.
Mais quelle est donc cette invraisemblable histoire de miroirs. Je me rappelle être venu enquêter sur les travaux du Professeur Delanne, puis avoir été entraîné malgré moi dans cette fête… ubuesque et ensuite, ensuite… rien, le trou noir. Mais en fait d’obscur, c’est un voile iridescent qui couvre mes souvenirs et me renvoie au néant. J’essaie de me mettre sur mon séant, hélas, la nausée me prend. Aussi préféré-je encore rester allongé.
– Pardon, pourriez-vous l’aider, euh… ?
– Gontran !
– Merci. Cette souche m’a l’air fort accueillante. Pourriez-vous m’y adosser ?
Me saisissant par l’épaule, je réussis à me redresser et à me caler contre le tronc, tandis que commencent à se dissiper les brumes de mon Avalon. Je remarque alors que je n’ai toujours pas desserré le poing, malgré la douleur qui y sourde. Subrepticement, je la main dans ma poche de veste, où y tombe un petit objet pesant.
– Ah voici Armand et Églantine. Ne bougez pas ! Je vais à leur rencontre.
Je profite alors de ce répit pour examiner l’intérieur de ma paume ensanglantée. Du sang séché macule ma peau et de profondes entailles sont visibles. À n’en point douter, je tenais un objet tranchant, un éclat de verre sûrement.
– Non, un miroir. Je tenais un miroir, m’écrié-je en silence, comme si les mots mêmes me brûlaient.
Mais je ne peux pousser plus loin ma réflexion, car arrive à grands pas Gontran, suivis de ses amis. Je ne prête guère attention aux questions du médecin, trop stupéfait par le spectacle que je contemple. De quatre personnes présentes, Gontran, mais s’appelle-t-il seulement ainsi, est le seul dont je ne peux voir le visage. Finalement, le médecin paraît satisfait de mon état général et me recommande juste un peu de repos. Chose pour laquelle je ne me fais pas prier. J’ai trop d’interrogations qui se bousculent dans ma tête et qui sont loin d’avoir leurs réponses.
– Bon, ce n’est rien. Sans doute, un évanouissement dû au surmenage ou à un choc émotionnel. Allons, je vous laisse sous bonne garde de vos compagnons.
– Merci !
Le médecin s’est éloigné, tandis qu’Armand et Gontran m’aident à relever. Plus loin, la fête bat son plein et un orchestre improvise un jazz endiablé de la Nouvelle-Orléans. L’esclavagisme avait été définitivement aboli au cours du XIXᵉ et le rayonnement de la France s’était étalé à l’ensemble des États-Unis, alors, à l’époque, encore partagé entre l’Union de Washington au nord-est, l’empire napoléonien à l’ouest et la Confédération au sud-est. En fait, il s’agissait avant tout d’un coup de poker politique, pour s’allier aux nordistes et récupérer les territoires sécessionnistes occupés à la fin du conflit par les troupes impériales. Par la suite, prise en tenaille et soutenu par les tribus indiennes, l’Union fut phagocytée par l’Empire, devenant les États français d’Amérique. Le courant musical qui allait enfanter le jazz était né dans ces états où régnaient l’esclavage et la fin de la guerre allait permettre son essor et sa diffusion jusque de l’autre côté de l’Atlantique.
– Voulez-vous boire quelque chose ? Je vais au buffet prendre un Ubiquitiste.
– Prends-moi, en passant un Pointilleux. Et toi, Gontran ?
– Hum, pourquoi pas une Chandelle Mauve. Et vous ? me demande-t-il.
– Heu… je ne sais pas. Prenez-moi ce que vous voulez, sauf un Circonstancié.
– Bien entendu, c’est de circonstance.
– Très bien ! Je reviens les garçons et ne faites pas les clowns en mon absence.
– Non, maman ! réplique un Armand hilare.
Et quelques minutes plus tard, Églantine revient avec un plateau, sur lequel reposent des boissons, dont je serai bien en peine de décrire les couleurs.
– Tenez ! J’ai pris pour vous un Sombrure.
Je sursaute en entendant ses mots, mais la malaise disparaît aussi vite, qu’il est apparu.
– Quelque chose vous gêne ? me demande, gênée, Églantine.
– Non, non. Rassurez-vous ! J’ai cru…
Mais j’interromps ma phrase, préférant tremper mes lèvres dans le sombre breuvage. L’âpreté du sureau et du cassis me saisit la langue, tandis que l’alcool s’évaporant développe des arômes insoupçonnés. Je n’ai guère de familiarité avec ce genre de breuvage, mais je reconnais que celui-ci est des plus fameux.
– Je crois que vous allez mieux. Vos joues sont bien roses à présent. Souhaitez-vous vous joindre à notre petite compagnie jusqu’à la fin de la fête, me propose Armand, en souriant.
Je pourrais décliner l’invitation, mais je n’en fais rien et les suis vers l’orchestre, où tous danse aux rythmes de la Nouvelle-Orléans. Grisé, ou dégrisé, c’est voir, par le cocktail, je reste finalement jusqu’au coucher du soleil. Moment où les organisateurs ont annoncé la fin du festival. Gontran m’a alors appelé un taxi, que je puisse rentrer chez moi sans encombre, tandis que Armand et son amie Églantine m’ont salué chaleureusement, me faisant promettre de revenir à la Sorbonne.
Dans les cahots de la voiture qui me ramène chez moi, j’essaie de me remémorer les événements de la journée : mon arrivée à la Sorbonne, ma visite au Dr Cousinet. Seulement, l’ai-je rencontré ? Le doute est là, je ne sais pas. Ensuite, ce fut ma visite des jardins, où j’ai croisé un étrange jardinier, ancien gardien du pavillon de psycho-physique, la fête et enfin mon évanouissement. Dans ma poche, l’éclat se fait plus lourd, cependant je ne le sors pas. Devrais-je redouter quelque chose ? Pourtant, je brûle du désir de l’examiner. Sans doute, est-ce parce que le lieu ne s’y prête pas, aussi prends-je mon mal en patience. Quelques dizaines de minutes plus tard, j’aperçois les rues familières de Clamart, d’où l’hiver a été chassé par les rayons d’un soleil ardent, Curieux moi que nous avons là. Nous ne sommes qu’au début du mois de mars et les températures sont déjà très clémentes, alors qu’il y a quelques semaines à peine, tout était encore prisonnier d’un écrin glacé. Arrivé à hauteur de mon pavillon, je hèle le cocher, qui arrête son attelage dans un brusque hennissement.
– Ça vous f'ra un franc, mon prince !
Je le remercie tout en lui glissant une pièce dans la main, après quoi il repart à vive allure dans un fracas de métal. Heureusement, les boyaux mis au point par les frères Michelin ont tendance à se généraliser et à remplacer les cerclages métalliques des roues. À peine sorti du fiacre, j’aperçois mon facteur qui se précipite vers moi, sur son vélocipède.
– Ah, bonjour m’sieur ! Vous tombez bien, j’ai un télégramme à vous remettre en main propre.
– En main propre !?!
– Absolument ! Tenez ! Pouvez-vous me signer ce reçu ?
Je me saisis du portemine, qu’il me tend et appose mon paraphe.
– Voilà ! Bonne tournée !
Et il s’éloigne, pédalant à vive allure, n’oubliant pas de me saluer, en équilibre précaire sur sa bicyclette. Le document rangé dans ma poche intérieure, je rentre chez moi. Ainsi donc madame Bourgueuil me donne-t-elle de ses nouvelles. Je fronce les sourcils. L’affaire est sûrement grave, pour qu’elle m’envoie un télégramme seulement quelques jours après notre conversation. Néanmoins, je préfère me savoir au chaud et à l’aise pour le lire en toute quiétude, surtout plus reposé avant d’entamer de nouvelles hostilités. Je m’engouffre alors précipitamment dans mon pavillon surchauffé, prenant à peine le temps de me déshabiller. Aussitôt débarrassé de mes oripeaux, je me précipite dans la cave, afin de vérifier l’état de ma chaudière. Dans le sous-sol, l’humidité, en provenance de la fonte des neiges, rend l’atmosphère suffocante. Les lieux tiennent plus du hammam égyptien ou des thermes romains, que de la cave à vin. Heureusement que je ne conserve plus de bouteilles de ce nectar, chez moi depuis que j’y ai emménagé. Elles ne seraient plus bonnes qu’à assaisonner les salades.
Tant bien que mal, je progresse au travers de l’épais brouillard, qui me cuit à petit feu. Enfin, enfin j’arrive devant l’antichambre de l’enfer, où ronfle un immense brasier charbonneux. Entre deux volutes, j’aperçois la trappe à charbon, gueule béante qui vomit en continu sa noire caillasse. Tout feu ordinaire aurait, à tout le moins, été étouffé, du moins largement contenu, à cause du manque d’oxygène. Hélas, étant à l’origine de ce dernier, il hérite de quelques talents cachés, qui lui font défier les lois de la physique. Aussi plutôt que de tenter de l’éteindre et, par-là même mettre le feu à ma maison, j’attrape le manche d’un balai pour refermer le volet, qui retombe lourdement. Je me rappelle avoir commandé du charbon au cas où. Mais aurai-je à ce point l’esprit tourmenté pour en oublier la plus élémentaire des sécurités. Qu’à cela ne tienne, il ne me reste plus qu’à ouvrir tous les soupiraux de la cave pour évacuer cette brume, un tantinet envahissante. Dans les escaliers, alors que je remonte vers mon rez-de-chaussée, un bruit de clochette retentit. Voilà qui est fort incongru, jamais aucun client potentiel n’a jamais sonné chez moi. Je ne laisse traîner que mon numéro de téléphone dans les annonces. Cependant, comme les coups redoublent, je me précipite dans l’entrée, manquant de me prendre les pieds dans mes chausses, qui jonchent le sol dans un superbe désordre.
Par la fenêtre, j’aperçois un jeune homme, un peu débraillé, qui, ayant vu des mouvements dans la maison, commence à me faire de grands signes. J’ouvre la porte et sur le perron, lui lance :
– Bonjour bonhomme, que puis-je pour toi ?
– Bonjour, m’sieur ! Je passais dans la rue, quand j’ai vu de la fumée sortir de chez vous. J’ai tout d’abord pensé à un incendie. Mais en voyant sa couleur, je me suis demandé si vous n’aviez pas l’intention d’ouvrir un établissement de bains turcs.
Mes yeux s’écarquillent de surprise :
– Des… des bains turcs !?! Ah, ah, ah, mais c’est la meilleure. Oh non, mon garçon. Ce n’est qu’un problème de chaudière. Mais merci de ta sollicitude. Tiens, v'là un franc pour t’habiller, dis-je en lui lançant une pièce par-dessus ma clôture.
– Oh ! Merci m’sieur. Au revoir !
– Au revoir !
Le garçon partit, je retourne dans mon pavillon ouvrir en grand les fenêtres, afin de refroidir quelque peu les ardeurs de cette maison du Diable. Néanmoins, il ne me faut pas moins d’une heure pour retrouver une température acceptable et supportable, de sorte que je peux prendre place dans mon bureau. Devant moi, le télégramme encore scellé, ainsi que le mystérieux éclat. Cependant, je ne me sens toujours pas à mon aise et les pensées ne cessent de galoper dans ma tête. De dépit, je laisse en plan mes affaires et m’en vais vers la salle de bains. Dans le miroir, je contemple mon reflet et je ne me reconnais plus. Le visage que j’observe est celui d’un parfait étranger, à l’exception du regard, où danse une mystérieuse féerie. J’examine mon front couvert de ridules, ma chevelure poivre et sel, des oreilles à peine décollées ; le reste du visage. Eh bien, le reste du visage ; je ne le vois pas.
Il est dissimulé sous une épaisse et abondante barbe grisonnante. J’ouvre alors le placard derrière le miroir et en sort un rasoir étincelant, une fine lanière de cuir, un blaireau, du savon et des ciseaux. Tout d’abord, dégrossissons un peu ce buisson et je taille donc à grands coups dans la toison. Des touffes de poils bêlantes tombent en silence, seulement transpercé du son des lames qui tranchent. Je ramasse les mottes grises, qui je glisse ensuite dans un pot en faïence. Puis, je verse dans le lavabo une eau brûlante, qui fera mousser mon savon. Le blaireau dépose, en nappes onctueuses, la mousse qui me recouvre bientôt. J’aiguise alors le rasoir sur la lanière, par de lents mouvements, qui s’accélèrent à mesure que stridule la lame. Puis je referme la porte et contemple le tranchant, qui fond sur mon visage. Le savon tombe dans le lavabo, emmêlé de poils et d’un peu de sang. Et ces gouttes d’écarlate, qui tombent goutte à goutte dans l’eau semblent éveiller en moi une joie sauvage, aussi d’une main sure, j’exécute ce qu’il me reste de barbe. C’est à peine si je sens la morsure du métal sur ma peau, quand je l’entaille. Une seule idée m’obsède, retrouver mon visage, ma mémoire… quelle mémoire ? Ma main en suspens, la lame reste là, immobile, il ne lui reste que quelques taches à sublimer pour achever son ouvrage et sa conquête. Je sens que mon cœur s’apaise, mon esprit reflue et calmement je tranche les dernières traces de l’ancien moi. Je rince mon visage et, ruisselant d’eau, je me regarde dans le miroir. Pas plus que je ne me reconnaissais auparavant, je ne me reconnais pas maintenant. Cependant, malgré cet abysse qui s’ouvre à mes pieds, j’ai la certitude que ce visage est le mien. Je peux enfin examiner ce que contient mon mouchoir, de même que le contenu de ce télégramme. La peur et l’appréhension se sont enfuies à la vue de ce nouveau visage. Je ne sais si je me trouve beau ou laid, je suis simplement bien. J’ai la sensation d’une renaissance, celle d’un être qui, toute sa vie dissimulée derrière un masque, l’aurait enfin brisé.
Un masque, ce simple mot résonne dans ma tête, comme un immense coup de tonnerre. L’univers se disloque autour de moi et mes jambes se dérobent. De nouveau cette sensation de fuite et d’avidité. Ce sont mes souvenirs qui s’enfuient. Qui s’enfuient ou fuient, je ne fais la différence, car déjà les Ténèbres se répandent et me traînent à terre. Je deviens aveugle, avant de m’écrouler lourdement sur le sol, le seul souvenir fugace est celui d’une gigantesque masse noire.
Ding, ding… ding, c’est le trille de l’horloge qui me réveille, accompagné des ronronnements d’un Ercus déchaîné.
– Que… que m’est-il arrivé ?
– Miaou ! me répond-il, en me fixant de ses yeux, plein de malice.
– Ah ! Dommage que tu ne sois pas doué de la parole, car tu aurais pu me raconter ce qui s’est passé. Je me souviens m’être rasé et… ensuite écroulé.
– Miaou !
Je me redresse, le corps un peu endolori par la chute, et j’entreprends de nettoyer mon lavabo, plein de savon et de restes de barbe. Je ramasse ensuite le pot, dont je vide tout de suite le contenu dans une caisse, les fenêtres de ma cuisine.
Un thé des gnomes plus tard, je suis dans mon bureau à siroter, à siroter ma tasse, le télégramme à la main, l’éclat posé devant moi. Je commence par la missive, qui, à mon grand soulagement, s’avère être une invitation :
Delanotype développé — Stop — Venez au Louvre demain — Stop
10h — Stop — Envoyez confirmation — Stop
Heureusement que l’annexe des Postes Télégraphes et Télécommunications n’est pas très éloignée. Le médecin m’a recommandé le plus grand. Cependant, j’ai des doutes quant au respect de son vœu. Par précaution, je glisse le mouchoir et son précieux dans mon coffre avant de sortir.
Dans l’entrée, habillé de pied en cap, je réalise que je n’ai pas fermé les soupiraux de la cave. Navré de ne pas me déchausser, je m’excuse auprès de mon parquet, à qui je promets nettoyage et cirage en règle, sitôt mon enquête achevée. Une dizaine de minutes plus tard, je remonte la rue de Châtillon en direction de l’annexe, reconnaissable entre toutes à son insigne suspendu à son mur : un courrier barré d’une montgolfière, rappel aux héroïques courriers en ballons montés, lors de la mise en quarantaine de la ville de Marseille dans les années 1870, suite à une épidémie de choléra. À l’intérieur du bureau, où des portraits du premier Napoléon trône, l’unique employé se terre derrière ses barreaux, tel un oiseau en cage. Qui est prisonnier ? Lui de son bureau, ou nous de notre conformation aux règles. Devant moi, une personne, sans doute, une femme, voûtée demande d’une voix chevrotante un carnet de semeuses. J’en profite pour regarder les émissions commémoratives en cours, qui ne sont pas légion : seulement une gravure du pont du Gard en tirage ocre.
– Monsieur !
Je ne l’entends pas et c’est la précédente usagère, qui me secoue la manche pour me tirer de sa rêverie.
– Oh, pardon ! Merci, madame.
Je m’approche du comptoir :
– Bonjour monsieur ! Je désire envoyer un télégramme à cette adresse, lui réponds-je en le lui tendant.
– Bien sûr ! Quelle est la longueur de votre texte ?
L’employé relit mon texte, le relit à voix basse :
– À madame Bourgueuil, conservateur du Louvre — Stop — Confirme 10h demain — Stop — Amicalement, le Voyageur — Stop. Tout cela est-il exact ?
– Tout à fait.
– Très bien. Cela vous fera 65 centimes monsieur.
Je le remercie, tout en lui tendant la monnaie, avant de rentrer chez moi, enfin examiner cet étrange éclat. En chemin, au lieu de descendre la rue, je fais un détour vers l’ancienne demeure du général Beaujard, aujourd’hui propriété de ma cliente, madame Obligay. Derrière le portail en fer forgé, le pavillon de meulières disparaît sous un épais couvert végétal. Les volets ne sont pas tirés et la maison aborde un visage moins austère. La fonte des neiges dévoile un jardin bien entretenu et savamment organisé. Je devine des rocailles agencées en sculptures aux accents surréalistes, qui me rappellent le palais idéal du facteur Cheval, achevé un peu plus de 10 ans auparavant. Le buis taillé ressemble à des personnages de romans, quant aux deux jeunes chênes, plantés près de l’entrée, ils lui donnent une forme de solennité. Je sais que tôt ou tard, il me faudra me rendre en ces lieux. Cependant, l’absence d’hostilité n’est nullement à mes yeux une invitation et renforce encore plus ma méfiance. Trop de faits étranges se sont produits en ces lieux, il y a un siècle de cela. Pourtant, je ressens ce besoin impérieux, presque viscéral d’y pénétrer tout de suite, comme un profond appel. Et seule la perspective de ne pas découvrir l’énigme de l’éclat me retient, aussi m’éloigné-je à pas rapides des lieux.
De retour à mon pavillon, assis face à mon bureau sur lequel repose le mouchoir ouvert, j’examine le fragment du miroir qui y gît. Je ne lui trouve rien d’extraordinaire, sauf peut-être un léger reflet bleuté inhabituel. Pourquoi les portes se ferment-elles ? Pourquoi l’avoir si précieusement conservé ? En miroir, je regarde l’intérieur de ma main gauche, que je ne déplie qu’avec grand peine. Des zébrures écarlates et boursouflées labourent ma peau. Heureusement, ce ne sont là que des coupures superficielles, nul besoin de couture. De dépit, je jette le fragment, qui rebondit sur le cuir avec un tintement de verre blessé. De plus, je sens la fatigue me rattraper, tel un cheval fougueux, et je ne tarde pas à m’endormir dans mon fauteuil.
Ding, ding, ding, tintinnabule la pendule. J’ouvre un œil, puis l’autre. Curieux, pourquoi ma joue est-elle toute froide ? J’y porte la main et la retire, humide de bave. Jamais Ercus ne m’a fait la moindre toilette jusqu’à aujourd’hui et ce n’est pas maintenant qu’il commencera. D’autant que je suis certain que ce coquin doit encore dormir sous mes couvertures. Je m’apprête à me lever pour faire un tour dans ma chambre, quand je m’aperçois que la porte de mon bureau est fermée. Alors si ce n’est pas lui, qui ou quoi est venu ici, car non je ne me suis pas bavé dessus. Je regarde attentivement autour de moi, entre les piles de dossiers qui jonchent mon bureau, sur les rayonnages de mes bibliothèques, sur ma fresque. Tiens, depuis quand la Grande Ourse possède-t-elle une étoile de plus ?
Je m’approche du mur postiche, quand une deuxième étoile apparaît soudainement. Je les examine de plus près, quand une boule noire ébouriffée tachée de deux flaques de vif-argent jaillit et saute dans ma main. Elle est de la taille d’un petit melon, avec deux grands yeux liquides, seule concession à la noirceur de son… pelage. Je ne saurai dire, mais la texture de son épiderme me rappelle la soie. Au creux de ma paume, quelque chose me chatouille, des pseudopodes, qui ondulent à mesure qu’elle se déplace.
– Qui es-tu, toi ?
Surprise, ses yeux s’agrandissent de stupeur, en même temps que j’y lis quelque chose à mi-chemin entre la tristesse et le chagrin. Je passe ma main, sur ce qui s’apparente à sa tête, qu’elle secoue doucement. Je la sens frissonner sous ma paume, en même temps que déferlent des vagues émotives de plus en plus violentes. Dans ma tête, des bribes imaginaires me parviennent : la fête, un étrange breuvage couleur d’airain, une mystérieuse assemblée, un lac miroir, un curieux personnage perché sur d’immenses échasses. La pièce tourne autour de moi, je retourne me rasseoir dans mon fauteuil, qui a pris une teinte indigo. La créature est toujours dans mes mains, mais je le sens qui remonte le long de mon bras, jusqu’à ma poche à hauteur de cœur ?
– Pourquoi t’en retournes-tu, petite sombrure ? N’as-tu pas trouvé ce que tu désirais ?
Mais pourquoi l’ai-je appelé ainsi ? Maintenant qu’elle a quitté ma main, le mot se vide de son sens et j’ignore pour quelle raison obscure, je l’ai employé. Pendant ce temps, la créature, qui était à hauteur de ma poche, a sauté sur mon bureau et s’est précipitée sur l’éclat de miroir, qui maintenant palpite d’un écho bleuté. Je la vois qui, cahin-caha, me le ramène, avant de le glisser dans ma main blessée et de se coucher dessus. Mais à peine s’est-elle lovée dans ma main, que l’éclat en jaillit et se met à grandir démesurément. Cependant, je ne le vois pas, car je suis hypnotisé par le regard liquide et pur de la sombrure. Et ce que j’y lis n’est plus du chagrin, ni même de l’amertume, mais une joie enfantine et cristalline.
– Tu es trop jeune pour parler, n’est-ce pas ? Ne t’éloigne pas, je sens affleurer à ta surface ma mémoire volée. Reste avec moi.
La sombrure se contente de me fixer de ses yeux mercuriels, où dansent des merveilles, puis court se nicher dans ma poche intérieure. Lorsque je lève les yeux, la nuit s’est levée dans la pièce. Mon bureau tout entier baigne dans le bleu sombre de la nuitée. En face de moi, se dresse un immense miroir fracturé et lézardé. À l’intérieur, je contemple mon reflet imberbe, qui s’efface au profit d’une surface moirée, qui ondule à présent au rythme de mes propres pensées. De mes doigts, j’en effleure la surface, qui se constelle de minuscules fissures. Que se passera-t-il, si je traverse ce miroir ? La peur se saisit de moi, comme un amant de sa maîtresse. Elle est pour moi, comme une vieille amie réconfortante, qui me bercerait de sa tendre noirceur. Je retire ma main droite, mais alors la gauche se précipite et m’entraîne au travers du miroir, qui, je le sens, vole en éclats, m’arrachant à l’étreinte pernicieuse de ces ombres ténébreuses.
Je regarde derrière moi. C’est un désert blanc, de la couleur de l’ivoire, qui s’étale sous mon regard. Devant, il me semble reconnaître une colline familière. Un nom se faufile dans mon esprit, les Contre-Buttes de la Hupperette. Ce n’est qu’un nom, qui, bien que familier, ne m’évoque rien de plus. Sans doute, est-ce à cause de ma mémoire, puzzle disloqué dont je remets patiemment les pièces à leur place. J’avance d’un pas, puis d’un autre, comme pour m’assurer de la pérennité de ces lieux. Dans mon dos, le désert a disparu, remplacé par une forêt dense et luxuriante, d’où s’élance un chemin, qui jamais n’aboutit. Ne ressentant nulle envie de faire demi-tour et d’explorer alors cette obscure route, je m’enfonce en direction de la contre-butte et de leur hôte, que je sais végétal. Des bribes de souvenirs me reviennent, éparses, brisés, telles les célestes de notre système solaire. La colline se disloque, heurtée par une route dorée, qui s’élance en une spirale mouvante. Le chemin de l’Assemblée des Silencieux. La route se disperse et chacun de ses pavés se métamorphosent en de petites boules noires, qui courent en tous sens. Je n’ose les nommer, de peur de les voir, elles aussi, disparaître.
– Ne t’inquiète de rien, tes souvenirs sont là, éparpillés. C’est toi qui les appelles. Ils ne disparaissent pas, il cède simplement la place. Simplement, rappelle-toi, ne te préoccupe pas.
Est-ce la sombrure ou une présence en ces lieux, qui vient de me troubler ? Mais ces questions n’ont pas lieu et je reporte mon attention sur les sombrures qui s’égaillent sous mes yeux. Je laisse mon esprit s’ouvrir, mon esprit se souvenir, mon esprit s’épanouir. Et bientôt, elles éclosent libérant une foule de personnages de contes et de fictions. Un chat botté engage une joute verbale, digne d’un jésuite, avec un ogre malcommode. Plus loin, c’est un chirurgien qui opère les pieds de deux mégères. Autour d’une tablée des ennemis de toujours dégustent un thé, tandis que leurs ombres poursuivent leurs duels éternels. Soudain, surgissent, de l’horizon, des tripodes d’acier, crachant un rayon ardent et une épaisse fumée noire, qui se répand en nappes obscures et poisseuses. Mais ils sont repoussés par l’arrivée de deux cités jumelles, aux canons démesurés. À moins que ce ne soit l’apparition de cette silhouette aux yeux grenat, qui tient entre ses mains une lame noire gémissante. Au loin, un corbeau rejoint l’ombre et pousse un cri mélancolique. Il repose sur l’épaule d’un fou au regard vide ; au fond de ses orbites repose la cité de Rayleh. Un autre arrive, porteur d’une lanterne, qui éteint tous ces souvenirs. Arrivé devant moi, il l’ouvre, dans un grincement sinistre de métal, et m’aspire.
À l’intérieur, je découvre une autre forêt, si sombre et si dense, que c’est à peine si les rayons du soleil y pénètre. Derrière, je reconnais la Hupperette, avec son immense corolle multicolore, qui couve du regard ses enfants, encore enchâssés dans la pierre. Dans la poche de ma veste, je sens la sombrure qui s’agite. Est-ce un frisson de peur, ou un frisson de joie ? Je lui demande, mais je ne crois pas qu’elle puisse me parler, je sens juste déferler ses émotions confuses. Cependant, une voix au fond de moi sait que je dois me rendre dans le cœur sombre de la forêt. Néanmoins, je ressens la détresse de la sombrure, qui panique. J’aimerais la calmer, mais j’ai peur de la blesser, car alors je perdrai à jamais tous ces souvenirs et m’enfoncerai dans le labyrinthe de l’Ombre du Néant. Je m’arrête et m’assois dans le creux d’une vieille souche d’arbre. Délicatement, je sors la sombrure de ma veste et la pose sur un lit de mousse. Ses yeux mi-clos oscillent entre terreur et bonheur. Je passe alors une main réconfortante sur sa tête, afin de l’apaiser et la rassurer. Je regarde autour de moi. Hélas, je ne vois rien autour de moi qui m’aiderai. Mais nous sommes dans l’Onirie et si les rêves me façonnent, je peux, moi aussi, les façonner. Je ferme les yeux et me concentre alors sur l’image d’un katana : son manche est recouvert de laine rouge et mauve, protégé par une garde damasquinée, une lame courbe et tranchante, au reflet bleuté. Dans ma main, l’air ondule, crépite, se densifie, s’affermit et mes doigts se referment sur lui. Je le dépose à côté de la sombrure, tandis que j’ôte mes habits pour ne garder que le pantalon.
Au pied de la souche, je m’agenouille, mes fondamentaux reposant sur mes talons. Alors sans l’ombre d’une hésitation, je me saisis de la lame et l’enfonce jusqu’à la garde dans mon poitrail. Je sens l’acier fendre les os et mes chairs, cependant le sang ne coule pas. Pas encore. J’imprime alors une violente torsion, qui brise mon sternum, ainsi que la lame du katana, juste au-dessus de sa garde. Je l’arrache dans un hurlement dément, puis j’écarte, ignorant de tout, mes côtes brisées et arrachées, qui sont pareilles à d’écarlates boutons de rose, pour découvrir un cœur palpitant. A l’intérieur, se cache l’œuf de l’Oiseau-Tonnerre. Mon sang, qui s’échappait à gros bouillons, n’est désormais plus qu’une petite rivière, sur le point de se tarir. Ma vue se brouille. Entre mes doigts, la lame glisse. Puisant dans mon dernier souffle, je la rattrape et sectionne mon cœur, d’où tombe un œuf. Voilà, c’est ainsi, mes forces m’abandonnent, je ne peux même pas enlever ce qu’il reste d’acier fiché dans mon poitrail. Je contemple la sphère grisâtre, où repose, endormi, mon phœnix. Je lance une dernière pensée à la sombrure, avant de sombrer à mon tour dans le puits de Ténèbres, qui m’engloutit sans mot dire.
Hé oui, que voulez-vous, nous pouvons mourir dans l’Onirie et c’est ce que j’ai choisi. Mon corps repose à demi affaissé contre une souche, fleur sanglante qui a éclot sous les frondaisons. À côté la sombrure s’agite. Je la vois qui étend ses pseudopodes vers cet œuf aux reflets, désormais de vif-argent. J’ignore ce qui se passera si elle s’unit à lui. C’est un pari fait avec moi-même : retrouver qui je suis ou demeurer à jamais prisonnier du Néant. Soudain, je sens que l’on m’arrache à ce plan, une douleur fulgurante me traverse le corps. J’ai l’impression que quelqu’un raccommode mes chairs et mes os. Je veux hurler, mais aucun son ne sort de ma gorge, mes poumons sont des soufflets vides. J’ouvre les yeux. Je ne vois que la boue noire. Lentement, je pose mes mains sur le sol et me redresse. Je passe une main tremblante sur mes yeux pour essuyer la terre, qui macule mon visage. L’eau croupie, qui dégoutte de mes cheveux, tombe en une pluie fine dans le crépuscule. Baissant la tête, je contemple la large cicatrice qui balafre ma poitrine. Elle ressemble à un nœud de chair fondue, dont l’épicentre se trouve au milieu du cœur. Je réalise à peine ce que je viens de faire, qu’un cri rauque retentit dans les bois.
Douloureusement je lève la tête vers les frondaisons, où je devine deux yeux argentés, qui se précipitent vers moi. Mais je crois qu’elle ne maîtrise pas encore tous les rudiments du vol, car elle s’écrase sur ma figure, nous faisant choir tous deux contre l’arbre.
– Fais attention. Je crains que tu n’aies encore besoin de t’exercer.
– Inutile de penser, je peux parler, me répond-elle en se posant sur une racine.
Surpris, je la dévisage, enfin devrais-je dire, je le dévisage, car la sombrure est devenue un phœnix d’ombre.
– Voyageur, tu m’as fait don de ton totem et lui t’a fait don de sa vie. Sache aussi que grâce à ton sacrifice, je ne serai pas une ombre parmi les ombres.
– Pourquoi parles-tu d’ombre parmi les ombres ?
– Tel est le destin de nous autres habitants de l’Onirie, lorsque nous choisissons de la quitter pour nous incarner physiquement dans ton plan, sans prendre possession d’un être vivant. En effet, si nous revenons ensuite ici, à cause de notre nouvelle nature, nous dépérissons, car nous ne pouvons plus maintenir notre intégrité. En échange, tu as perdu tes pouvoirs d’ignition et de régénération, mais non tes capacités à voyager dans les Ombres et les Rêves. Quant à moi, je puis désormais voyager dans les deux mondes et puis je serai maintenant ton guide et oiseau de compagnie.
– Je veux bien, mais tu n’as pas de nom. Il t’en faut un ! Ne crois-tu pas ?
– Eh bien, ! Choisis ! Je te donnerai mon avis.
– Que dirais-tu de Loki ?
– Pourquoi as-tu choisi le nom d’un dieu nordique et qui plus est si ambigu ?
– N’est-ce pas là ta nature ? Navigateur d’entre les mondes, mariage des ombres et de la lumière, être de chair et d’imaginaire, être femelle et mâle à la fois.
– D’accord, j’accepte ton baptême. Désormais je serai Loki. Merci Voyageur. Mais ne nous attardons pas, tu n’as pas encore retrouvé tous les souvenirs de ton épopée.
Juché sur mon épaule, nous nous enfonçons dans des recoins encore plus sombres. Et nous les avons trouvées. Elles sont là, devant nous, immenses, plus grandes encore… que dans mon souvenir ? Comment puis-je me souvenir d’un souvenir oublié ?
– Tu es dans le souvenir d’un souvenir, dont il te reste quelques échos mnésiques, feule une voix rauque, dans l’ombre.
– Vous êtes les sombrures, les vénérables…
– Oui, nous sommes les vénérables. Et nous te serons toujours reconnaissantes du sacrifice que tu as consenti. Poursuis ta route vers le lac Memnys, où gisent tes souvenirs enfouis. Ne t’inquiète pas Loki, puisque ainsi tu l’as nommée, te protégera des pièges du Néant de l’Ombre.
– Merci.
Et alors que je m’incline, elles s’effacent, de même que la forêt qui les entoure, découvrant un désert de sel et de pierres. De ce décor désolé, émergent seulement quelques pitons de granite, des arches de sables monumentales, sculptés inlassablement par les siroccos. Par endroits, des canyons perdus, creusés par des fleuves errants, apparaissent, perdus parmi les dunes d’ocre, pareilles à des vagues d’écume figées dans leur élan.
– Te voici dans le Désert des Songes, de l’autre côté se trouve un lac, dont je ne puis te révéler le nom. Mais tu le sauras bien assez tôt.
– Pourquoi ce lieu s’appelle-t-il ainsi ?
– Il possède bien des noms, autant que d’apparences. Cependant, c’est en cet endroit qu’échouent et se cristallisent les rêves des rêveurs perdus.
– Je ne vois aucune ombre en ces lieux.
– Oui, et prend garde, car ces lieux, tu t’en doutes, ne seront pas dépourvus de danger.
– Mais n’en seras-tu pas toi-même affecté, Loki ?
– Sûrement, mais je ne sais pas comment. Comme l’a dit un général : Alea Jacta Est !
Par précaution, je l’invite à se glisser à l’intérieur de ma veste, avant de nous engager dans l’étendue désertique. Derrière nous, ne subsistent que quelques traces de la forêt dense, vestiges figés de fleurs prises dans le sel, ou empreinte de feuilles mortes dans le sable minéral. À mes pieds, aucune ombre ne s’attache, pas même lorsque je soulève les jambes, comme si le soleil était omniscient. Curieusement, la température est largement supportable et le vent, qui se lève, rafraîchit encore un peu plus l’atmosphère. Cependant, je sais, dès premiers pas, que la traversée sera difficile, car mes pieds s’enfoncent impitoyablement dans le sable sec. J’escalade péniblement une première dune, nuance d’ocre et de terre brûlée par le soleil. A son sommet, je m’interroge sur les dangers qui nous guettent. Au loin se détachent les rides déchiquetées des falaises de granite, qui me rappelle les côtes d’Étretat et sa célèbre aiguille creuse. A quelques dunes de mon promontoire, je distingue une arche de pierre, frontière invisible dans le désert ou piège pour un voyageur trop curieux. Malgré mes doutes, je reprends ma marche dans le sable traître, qui, à chaque pas, menace de m’engloutir. Étrangement, mon passage ne semble nullement troubler l’ordonnancement des nuances, mais, sans doute, est-ce dû est la nature particulière de ce désert.
Enfin, j’arrive devant l’arche, dont l’alternance de couches rouille et d’ocre brûlée m’évoque les fers rubanés d’Australie, témoins muets de temps géologiques oubliés.
– Qu’en penses-tu Loki ?
– Fie-toi à ton instinct et essaie de trouver les traces des Songeux. Eux seuls sont capables de s’orienter dans ce lieu.
– À quoi ressemblent-elles ?
– Hélas, je ne puis le dire. Je me rends compte que ma mémoire sombre est obscurcie. C’est la lumière de ce désert, qui en est la cause. Pardon, Voyageur.
– Ne t’inquiète pas de cela Loki. Je crois avoir deviné de quoi, il s’agit.
Du doigt, je pointe les zébrures, terre de Sienne, qui strient par endroits le sol. Elles courent autour de l’arche, qu’elles franchissent ensuite une vingtaine de mètres plus loin, avant de s’enfoncer dans un canyon aux reflets d’ocre et carmin. Je ne sais si j’ai tort ou raison, mais ce n’est pas en restant sur place, que je retrouverai le reste de ma mémoire.
J’abandonne alors derrière moi les dunes rubanées, au profit d’une piste recouverte d’une croûte de sel gemme. Dans les cristaux, dansent des reflets colorés, trahissant la présence d’impuretés. Du regard, je cherche les balafres opaques, signature présumée du passage des Songeux. Elles apparaissent à intervalles plus ou moins réguliers, comme si ces créatures se déplaçaient par sauts ou par translation d’un point à un autre.
– Comment te sens-tu Loki ?
– Je suis dans l’ombre de ta veste. Mais ne perdons pas de temps en palabres, vers quelle direction s’en va la piste des Songeux ?
– Je crois qu’elle se dirige vers un canyon, situé au nord-ouest de l’arche.
– Voyageur, y en a-t-il un autre en face de ce dernier ?
– D’ici, je ne le vois pas. Mais j’aurai envie de te dire oui.
– Hum, voici qui pourrait être fâcheux. Nous aviserons une fois rendus là-bas.
– Quelque chose t’inquiète ?
– Oui, murmure Loki. Et, malheureusement, je ne puis t’en dire plus pour le moment. Cependant, prends garde au miroir.
Et avant que je ne puisse plus le questionner, il me montre un énorme bloc translucide, enchâssé dans le chas d’une aiguille de pierre. Je m’en approche, jusqu’à distinguer une vague silhouette humaine. Mais la chose qui me frappe est son expression extatique, figée dans un ravissement éternel.
– Qui est-ce ?
– Je ne le connais pas. Mais c’est un rêveur, qui en voulant s’idéaliser s’est confondu avec son reflet, avec qui a échangé sa place avec lui. Ainsi est la magie ici.
– Il est devenu tout ce qu’il a jamais souhaité être, n’est-ce pas ?
– En oubliant, tout ce qu’il a toujours été. C’est un sort cruel, mais la vanité l’est tout autant.
Délaissant ce pauvre hère muet, nous nous enfonçons dans le canyon, jusqu’à une hésitation. En effet, comme Loki me l’avait soufflé plus tôt, je me suis retrouvé face à deux chemins jumeaux, où se poursuivent les traces des Songeux. Assis, je les examine et remarque un jeu de symétrie entre celles-ci, comme si un miroir dupliquait le paysage. Loki coule alors sa tête hors de ma veste et lance d’un air renfrogné :
– C’est le Miroir du Couchant. Il reproduit à la perfection le lieu et les choses qu’il reflète et gare à l’imprudent qui s’y aventurerait, car avec le temps, il l’intégrera et deviendra un élément du miroir.
– Cependant, si je lance un objet dans le reflet, celui-ci n’apparaîtra pas dans l’original.
– Détrompe-toi. Le piège est pernicieux, car tout objet qui intègre le miroir se voit dupliquer dans l’original.
– Mais ces répliques ne sont que des ombres et perdent donc en dimension. Si je prends un objet de mon monde, qui en possède trois. Son reflet perdra en relief, si je le jette dans le miroir. En revanche, si rien ne change, alors je l’aurai jeté dans le chemin original.
– Tu as raison. Rapproche-toi de la frontière. Elle est marquée par la divergence des traces.
Je fais quelques pas en sa direction, puis m’arrête.
– Maintenant, repère l’axe de symétrie et pose ton chapeau, d’un côté ou de l’autre. Peu nous importe.
Obéissant, je retire mon feutre et le dépose à ma gauche. En face, son jumeau est là. Du bout des doigts, je le tâte. Ces derniers traversent le vide. Satisfait, je le reprends et nous nous reprenons la route au travers de ce canyon d’ocre et de rouille.
Annexe du médecin et psychiatre Eugène Bourdu
Après examen de la témoin, madame Irène Obligay, nous ne pouvons qu’être circonspect, quant à la recevabilité de son témoignage. En effet, cette dame souffre d’une incapacité à distinguer les visages, depuis l’année 1923, suite aux événements survenus dans le bois du petit Clamart, à la même période.
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