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tome 1, Chapitre 13 « Quand le Voyageur trouva un miroir et ce qu’il y v » tome 1, Chapitre 13

Perché désormais à presque trois mètres du sol, je ne peux détacher mon regard des fruits étranges et multicolores qui pendent au-dessus des arbres. Ah, oui ! Excusez-moi, je me dois de vous faire cette remarque, nos échasses grandissent à mesure que nous marchons. Entre nous, je me demande jusqu’où il est possible de qu’elles poussent, même si je n’ai pas un franc désir d’en connaître la réponse.

– Vous pouvez goûter à tous ces fruits, si vous le souhaitez. Aucun n’est toxique, seul leur goût peut surprendre. En fait, c’est selon leurs envies. Si vous leur êtes sympathique, si leur humeur est à la farce. Ce sont de grands enfants, coquins et espiègles. Essayez donc d’attraper celui-ci, m’indique-t-il, en pointant du doigt un fruit oblong d’un mauve profond, d’où émerge des picots jaunes.

Obéissant, je m’avance de quelques pas, prenant encore quelques centimètres au passage, auxquels j’ai rendu grâce, car je n’aurai pu me saisir du fruit. Surpris par sa texture molle et pâteuse, je faillis le lâcher de surprise. Heureusement, il est resté coller à mes doigts.

– Commence par manger la peau, elle est délicieuse.

Comme je m’apprête à mordre à pleines dents dans le fruit caoutchouteux, mon compagnon m’arrête d’un geste :

– Attendez. Il vous faut d’abord le retourner. Vous apercevez ce trou au sommet. Voilà ! Mettez-y les pouces et retroussez-les d’un coup.

Le fruit émet alors un bruit que la bienséance m’interdit de qualifier, puis passe du mauve à l’écarlate et sa texture est devenu celle d’une pêche de vigne. Ainsi, il m’est désormais aisé d’y découper d’immense lambeau de peau au goût de mauve. En dessous la chair violette et jaune a une texture rappelant la mie de pain. Cependant la flaveur en est indéfinissable et surtout incomparable. En fait, j’ai l’impression de manger toutes les fleurs du monde. Je remercie vivement mon compagnon, avant de réaliser que je ne connais même pas son nom :

– Pardon. Mais depuis que nous traversons ces contrées, vous ne m’avez toujours pas donné votre nom. Remarquez, je ne vous l’ai pas demandé non plus.

– Oh ! Quel maladroit fais-je. Je suis parti de but en blanc suite à votre souhait et, à cause de cela, j’ai omis la plus élémentaire des politesses. Ah, misère ! Devrais-je me flageller de ma maladresse ou me pardonnerai-je encore une fois. L’un dans l’autre, je me tâte.

À le voir ainsi, je ne peux m’empêcher de lui trouver un air de famille avec ce personnage comique du cinéma muet : Charlot. Je ne saurai dire, si ce sont ses mimiques ou si c’est son allure qui orientent ainsi mes pensées. Je le laisse ainsi s’esclaffer pendant plusieurs minutes, jusqu’à ce que, prenant une voix pleine de solennité, il m’annonce, d’un ton ne souffrant aucune moquerie :

– Je suis le Baron, Comte, Archiduc, Duc, Moyen Duc, Grand Duc, Trou Duc, Vicomte, Cardinal Daspirant du Bonheur. Mais vous pouvez m’appeler aussi Grand Machin, c’est plus court et moins pédant.

Éberlué et consterné, je le regarde, ne sachant si ma mâchoire va se décrocher et tomber, ou se décrocher et se mettre à courir de rire.

– Heu… heu… Hé bien… en… enchanté Grand Machin.

– Bon, maintenant que les présentations sont faites, poursuivons notre exploration Voyageur. Maître-temps semble disposer à nous octroyer une grande liberté, alors profitons-en. Je vous emmène sur les Contre-Buttes de la Hupperette.

En fait de contre-buttes, je me demande si le terme contre-brutes ne serait pas plus approprié. Sur les contreforts d’une colline de marbre gris, des vents violents ont sculpté des ébauches de corps et de visage, de lieux et de paysage. J’y devine des esquisses, des prémisses, des frémissements de la pierre, qui s’apprête à se fendre, sous les coups de ciseaux d’un artiste invisible.

– Pardon Grand Machin…

Décidément je ne me ferai jamais à ce nom. Autant je connais la réaction des gens lorsque je me présente : ces derniers oscillent souvent entre malaise et circonspection, autant je ne retiens qu’à grand peine le fou rire, qui me saisit chaque fois que je porte les yeux sur mon compagnon.

– Que… que sont ces figures que nous apercevons là, dans la roche.

– Chut… ce sont les enfants de la Hupperette. Ils sont simplement assoupis, mais ils se réveilleront bientôt. Je l’entends qui arrive. Venez, nous devons lui parler, si nous voulons poursuivre notre visite. Et puis, rassurez-vous, elle est juste très impressionnante.

Je n’ai rien dit, trop fasciné que je suis, par la contemplation de ces extraordinaires figures. Le premier a les traits de l’un de ces hommes des temps préhistoriques, découverts au siècle dernier. Au vu de ses orbites saillantes, de son front fuyant et de sa mâchoire prognathe, je me doute qu’il s’agit d’un homme de Neandertal. Le second épouse les traits des canons de la Renaissance italienne, en curieux mélange : le front du David de Michel-ange, les yeux de la Joconde de Léonard de Vinci, la grâce de la Vénus de Botticelli, le menton de la vierge de Raphaël, sans doute y en a-t-il encore d’autre. Le troisième présente simplement des esquisses, trop fines pour être identifiables. Enfin le quatrième, en fait y en a-t-il vraiment un, car ce qui s’offre au regard n’est qu’un vaste trou noir. Curieux, je m’en approche, quand jaillit sous mon nez la fleur la plus extraordinaire qu’il ne m’a jamais été donné de voir. Et sans que je puisse me remettre de ma surprise, celle-ci se met à me renifler bruyamment. Derrière moi, un immense éclat de rire retentit. Je reconnais immédiatement la voix de mon compagnon :

– Je m’excuse pour mon hilarité. Mais en vous voyant, vous approchez du nid de la Hupperette, j’ai préféré ne rien vous dire et vous en laisser la surprise.

Il s’approche alors de la fleur, qui a désormais pris les traits d’un hibiscus géant, et commence à lui flatter la corolle. En retour, la fleur émet de violents bruits de succion, que Grand Machin s’est mis en devoir de me traduire.

– La Hupperette tient à vous présenter ses enfants. Le premier à droite s’appelle Pithirgos, le second Prothéon et le troisième, lui, n’a pas encore de nom. Tant que ses traits ne se seront pas affirmés, elle ne pourra lui donner.

Devant la corolle, je m’incline en une profonde révérence, en échange de quoi la Hupperette me recouvre d’une très généreuse couche de pollen.

– Laisse-moi deviner. Elle exprime son affection de cette manière.

– Je ne peux rien vous cacher. C’est une fort bonne nouvelle, car nous allons pouvoir nous engager sur des chemins crépusculaires, sans craindre certains désagréments. Allons ! Venez, je vous emmène voir les sombrures.

Contournant le nid de la Hupperette, en réalité la colline elle-même, Grand Machin m’entraîne à sa suite. Nous traversons alors des débordements végétaux, qui feraient le bonheur de n’importe quel botaniste ou jardinier de cette terre. Je reconnais quelques essences, mais elles me sont inconnues pour la plupart d’entre elle.

– Je crois que je vous dois quelques explications à son sujet. La Hupperette est une émanation de toute la flore existante ou qui a existé. Elle est la matérialisation d’un rêve collectif, tout comme tout ce qui nous entoure ici. C’est la vie dans son ensemble qui s’exprime et façonne ces lieux.

– Et que sont les sombrures, dont vous m’avez parlé ?

– Tout rêve possède sa part de Ténèbres et nous les appelons les sombrures. Mais couvert du pollen de la Hupperette vous ne risquerez rien de leur part.

– Mais pourquoi m’y emmener alors ?

Il retourne alors et plante son regard luisant dans le mien :

– Comprenez-bien. Ce sont les Ténèbres qui s’en sont pris à Gabriel Delanne, par l’intermédiaire d’un homme, qui n’en a été que le jouet et l’instrument. Si vous voulez les affrontez, vous devez apprendre à les connaître et explorer leurs rêves.

– Nous n’allons plus alors au Pilier de la Curiosité ?

– Si bien sûr ! Mais je profite de ce répit pour vous instruire des dangers qui pourraient vous guetter en ces lieux. Je suis conscient de votre pratique, vous possédez déjà une certaine connaissance. Néanmoins, dois-je vous rappeler l’incident survenu à la place Denfert-Rochereau ou… dans le bois du Petit Clamart.

Une onde glaciale me paralyse de terreur, tant le souvenir m’est encore pénible. Cependant, j’ose lui demander :

– Qui êtes-vous ?

– Je vous l’ai dit. Je suis Grand Machin.

– Non ! Vous vous faites appeler Grand Machin. Je veux savoir qui se cache derrière ce nom grotesque !

– Tout d’abord ce nom n’a rien de grotesque et qui je suis ne regarde que moi.

La tournure des événements me déplaît de plus en plus et ses dernières paroles ne sont nullement pour me rassurer.

– Il ne peut le dire, car lui-même ignore de qui il est l’émanation, lance une bouche qui se matérialise devant nous, suivit d’une paire de moustaches mauves.

– Oh ! Quel rabat-joie fais-tu ! Veux-tu que tout l’Onirie sache !

– Non ! s’exclame la bouche flottante. Juste lui. Sur ce, si vous voulez bien m’excuser, je me retire et mon salut aux Sombrures.

Je n’ajoute rien, car c’est là une chose que je comprends fort bien et notre route s’est poursuivi sans un mot. Soudain, nous nous arrêtons au bord, de ce que j’ai tout d’abord pris pour une falaise abrupte. Mais en fait de précipice, s’étale sous nos yeux n lac majestueux, dont la transparence de l’eau lui confère le don de l’invisibilité. Distraitement, je jette un coup d’œil vers le ciel et ce que j’y découvre me stupéfais : Un cratère, lacis de roches et de grottes, où nagent des poissons multicolores. Je vois des algues, aux ramures démesurées, ondulées au gré de l’onde. Des animaux semblables à des serpents de mer se glissent dans les cavernes sinueuses. Derrière, je devine un disque pareil à notre soleil et des formes vaporeuses qui sont certainement des nuages. Derechef, je plonge mon regard dans le lac et le même spectacle s’offre à moi en miroir. Je me penche pour y plonger la main, car ayant assisté à cet étrange ballet aérien, j’en viens à douter de la présence d’une eau à mes pieds. Mais à peine l’esquisse-je, que mon compagnon m’attrape la main.

– N’y toucher surtout pas ! Ce lac est le Memnys. Il se nourrit des souvenirs, car il a tout oublié, tout jusqu’à sa propre existence. Ce que nous contemplons est un songe de lui-même, un parmi tant d’autre. En fait, il s’agit du souvenir de lui qu’un égaré lui a cédé, quand il est venu s’y rafraîchir. Parfois les souvenirs se mélangent, se brouillent et alors nous assistons à des phénomènes surprenants.

– Regardez, là-haut ! Cela commence.

Là où quelques instants plus tôt paressaient quelques poissons aux allures d’éponges, des taches noires et vertes ont commencé à s’étendre. Cela me fait penser à la chute d’une goutte d’encre dans un verre d’eau : lent mouvement de mélange, tourbillon étrange d’où émergent les créatures les plus mythiques. En fait chacun y voit ce qui lui souffle son âme. Pour ma part, j’y vois les prémisses d’une tempête, où la houle se drape de noir et où les vents gonflent les voiles indigo de leur ego. Et bientôt tout le lac se noie dans des nuances noires et bleues, sans que la faune ou la flore ne paraissent pour le moins perturber. Cependant, des espèces, vu seulement dans les livres des naturalistes, envahissent soudain les eaux troubles. Des coraux, des trilobites et d’autres, qui à mon humble avis ne seront pas découverts avant plusieurs années, si tant est que l’on puisse croire à leur existence, tant ils semblent tout droit sortis de contes fantastiques. Créatures contemporaines et antédiluviennes se croisent sans se voir, parfois se traversent. Fantômes de temps et de lieux oubliés, qui depuis longtemps ont cessé d’exister, mais dont le lac garde à jamais les traces. À côté, Grand Machin me semble étrangement absent, tout son être est tout entier tourné vers le sommet du lac. Son regard est rivé dans deux puits noir, dont je ne découvre que maintenant la présence. À mon tour, je m’y glisse, non plus justement ce sont les Ténèbres qui m’attirent. Je ne suis plus qu’une marionnette entre leurs mains, docile et sans volonté. Les Ténèbres, mais sont-ce cela que nous voyons, sont-cela qui nous piègent, sont-ce cela qui altère notre jugement et notre intégrité, notre volonté. Non, je ne le pense pas, car ce que j’y vois n’est qu’un reflet du passé, un reflet du sensé. Ces puits noirs donnent simplement à voir, ils ne sont là que pour ceux qui veulent les voir, ils sont une offrande aux âmes égarées. Et c’est là que je plonge et me noie, dans lac aux eaux noires.

Autour de moi, plus rien n’a de cours. Je suis seul au centre. Au fond quelque chose brille et renvoie la lumière d’un temps enfui, d’un temps enfoui, d’un temps qui fuit. Pourquoi cette question surgit dans mon esprit ? Je nage alors dans l’obscurité, flottant dans une flaque de non-temps. Je crois que je me rapproche de la source, ou est-ce la source qui se rapproche et vient à moi. Bientôt, il me suffira d’étendre le bras et mes doigts se refermeront sur le miroir. Un peu plus tôt, je m’en suis saisi et j’ai plongé mon regard dans les puits infinis. À côté de moi, Grand Machin regarde avec des yeux humides le ballet magnifique. Moi-même j’ai la gorge qui se serre devant cette magnificence. Dans ma poche, un objet, pas très grand, presque insignifiant, tend le tissu.

C’est un miroir. Un miroir étrange qui ne reflète rien encore. Patience.

Dans les reflets du temps, prisonniers de ce lac, défile une histoire, son histoire, mais aussi celles de ceux à qui il a dérobé leurs mémoires. Ce ne sont que des fragments, des ombres éphémères qui surgissent pour mieux s’évanouir, des silhouettes brumeuses qui se confondent avec l’écume des jours. Éclats éparpillés d’un miroir volé, mais désormais demeurent à jamais dans ce lac d’éternité. Maintenant que les eaux refluent et nous libèrent de leur emprise, la vie reprend son rythme et, comme si de rien n’était, Grand Machin s’écrie :

– Allons ! Nous ne sommes point encore arrivés sur le Plateau de l’Ombresse, demeure des sombrures et…

Soudain, il s’interrompt, quelques secondes je crois. Mais allez donc savoir, en ces lieux le temps coule comme il lui chante.

– Diantre ! Je ne pensais pas qu’il serait si tard. Dépêchons-nous et prenons notre temps, nous y serons bien plus rapidement. Attrapez ma main et faites bien attention à poser vos pieds dans mes pas. Je ne crois pas qu’être dans deux temporalités vous sied.

J’attrape alors sa main et au lieu de nous précipiter avec mesure, nous restons… sur place. Devant moi, Grand Machin soulève ses pieds, sans jamais pour autant les remettre dans ses propres pas. Je mets du mieux que je peux mes pas dans les siens, tout en m’interrogeant sur l’origine de ce prodige. En effet, à mesure que la marche se poursuit, jamais le paysage ne se transforme.

– Grand Machin, est-ce encore loin ?

– Que non ! Nous n’en sommes plus qu’à quelques centimètres, à des milliers d’années de distance. À chaque pas, nous traversons une tranche de temps. Les traces disparaissent à mesure que je les traverse. Il n’en subsiste alors que les échos, dans lesquelles vous vous placez.

Ainsi, à mesure que notre odyssée progresse, plus je me rends compte de ma méconnaissance de l’Onirie. Cependant, j’en suis extrêmement ravi, car déjà mille et une questions se bousculent dans ma tête, comme autant d’étoiles dans notre univers.

– Attention Voyageur !

Je ne sais de quoi il m’avertit, mais à le heurter si violemment je comprends que nous sommes arrivés à destination.

– Voici le Plateau de l’Ombresse ! s’exclame Grand machin en me présentant un vaste plaine chatoyante, où s’égayent des dizaines, des centaines, des milliers peut-être, d’étranges formes noires.

Comme, je roule des yeux étonnés, Grand Machin s’empresse de me rassurer :

– Oh, n’ayez crainte. Ce sont de jeunes sombrures. Elles sont seulement un peu farouches. Cependant ce ne sont pas à elles que vous rendrez visite.

– Pardon Grand machin. Mais qui est l’Ombresse ?

– C’est une légende, un mythe. L’on raconte par ici, que ce plateau est tout ce qu’il reste d’elle, depuis qu’elle a été terrassée un glaive de lumière. Du mariage des ombres et de la lumière aurait alors surgi cette plaine, qui a vu naître les premières sombrures. D’autres encore raconte que l’Ombresse était la maîtresse du Maître-Miroir. Un jour, alors qu’il aurait été terrassé par son propre reflet, de tristesse elle se serait donné la mort en se précipitant du fond du ciel. En fait, je ne suis sûr d’une chose, elle a existé et quelqu’un l’a terrassée ou simplement transformée, en la confrontant à sa nature. Elle aurait alors délaissé ces lieux et les sombrures seraient en quelques sortes ses enfants et les dépositaires de ses souvenirs.

– Qu’entendez-vous par là ?

– Appeler cela l’illumination si ça vous chante, l’un de vos contemporains baptisera cette transformation la fonction transcendante. Allons, nous ne sommes pas là pour discuter de cela, mais pour vous instruire, car les sombrures sont, avant tout, filles des Ténèbres. En tant que telles, elles seront les mieux placées pour parler d’elles-mêmes et de l’Ombre.

Et tandis que nous discutons, les sombrures, curieuses, se sont rapprochées pour mieux nous observer avec des yeux humides de curiosité ; certaines empilées les unes sur les autres pour mieux regarder. Un peu plus loin, d’autres poussent de petits cris modulés pour mieux ramener les retardataires, tandis que d’autres partent à l’assaut des arbres, qui nous entourent, pour mieux nous dévisager.

– Suivez-moi, les sombrures à qui nous allons rendre visite sont sous ce couvert de végétation. Elles sont plus taciturnes et ne goûtent guère la lumière solaire, fut-elle imaginaire, me dit-il en désignant un bosquet ombragé.

Obéissant, je le suis dans un tunnel végétal, composé de bambous et de hêtre pourpre, serré de près par une foule piaillante de petites sombrures joyeuses. À l’intérieur l’air saturée d’humidité me fait pensée me fait pensée au chemin qui mènerait vers la maison de la sorcière d’Hansel et Grethel. Chose étrange, à chacun de mes pas surgissent des bruits spongieux, suspicieux, mélange de reniflements et de succion, quand ce ne sont pas les craquements du bois de la branche qui ploie. Et bien que j’écarquille en tout sens les yeux, je n’ai vu nulle part trace de la moindre présence animale, susceptible de produire pareils bruitages. Autour de nous, ce ne sont que des fleurs trop connues et inconnues, des arbrisseaux et des buissons mystérieusement ordinaires. En fait, tous me semblent figés dans la plus complète des stupéfactions. J’insiste sur les apparences, car tout ce que j’entends me donne à penser qu’elle est bien plus vivante qu’elle ne veut bien le montrer.

Bientôt, je sens peser dans ma poche l’étrange fragment de miroir, trouvé dans le reflet mémoriel du lac Memnys. Et alors j’y plongerai mon regard, qui s’y perdra. Je me détacherai, mon corps poursuivra, mais mon esprit restera. Prisonnier de sa curiosité, qui pourra le dire ? Certainement pas moi. Simplement le temps se ralentira et l’espace se rétrécira. Le miroir est dans ma main, mes yeux sont en chemin, mais Grand Machin m’interrompt d’une voix prompte :

– Chut ! Nous arrivons. Laissez-moi m’approcher et leur parler. Nous ne devons surtout pas les surprendre, au risque de subir leur courroux.

J’acquiesce en silence, tout en méditant l’insolite épisode que je viens de vivre. Je tapote d’une main distraite la poche contenant l’éclat… Il n’y est plus, disparu… il est… dans ma main… Lentement, sans le regarder, je le remets dans ma poche. Il me donne l’impression d’être plus lourd que du plomb. En le glissant, ma poche se tend presque au point de céder, mais ce n’est qu’illusion, car le fragment se glisse dans la fente comme une plume.

Pendant ce temps, Grand Machin s’est approché d’un recoin encore plus noir que l’ombre la plus profonde. S’arrêtant devant un massif, il se met à gesticuler en tout sens. N’osant l’interrompre, je reste spectateur de la curieuse chorégraphie, jusqu’à ce que des tentacules noirs jaillissent des fourrés. Dans quelques instants, le miroir sera dans ma main et palpitera à l’unisson de ce chœur d’ombre. Et voici qu’elles nous entourent, nous sommes la proie des sombrures ! Je sens mon cœur qui s’emballe et pourtant je ne ressens aucune peur. Mais Grand Machin m’apaise et bientôt les liane d’ombre reculent et les sombrures sortent des fourrés, où elles ont trouvé refuge. Elles ressemblent à deux boule de suif, de la taille d’un respectable verrat, d’où émergent une paire d’yeux d’encre, qui reflètent les rares rayons du soleil. Restant à distance respectable, elles étendent alors des pseudopodes qui viennent nous renifler en tous sens. Je reconnais aussitôt les mystérieux bruits entendus tout du long de notre progression, nous étions tout simplement observés par des sombrures un peu timides. Puis, ayant certainement jugé que nous ne présentons aucun danger, elles se sont avancés de toute leur majesté. Progressant en roulant ?, les sombrures s’avancent, leurs corps hérissés d’aiguille sombre, tandis que des ondes d’ombremoir se meuvent en de complexes motifs à leur surface.

– Venez Voyageur. Elles nous invitent à les suivre dans leur tanière. Je crois qu’elles désirent vous soumettre une requête.

– Ah ? Et quelle est-ce ?

Pour toute réponse, mon compagnon hausse les épaules, puis se précipite dans le terrier des sombrures. Je l’imite, suivi de ces dernières qui ferment la marche.

Dans ma poche l’éclat pèsera de plus en plus. Il deviendra si lourd que ne trouverai un soulagement qu’en le glissant dans ma main. J’étends la main vers ma poche, mais quelque chose m’en empêche. Je me retourne et je vois le regard pur de la sombrure, l’un de ses pseudopodes posés sur ma main. Dans ma tête une voix raisonne, comme l’écho d’un passé lointain :

– Jadis sera venu le temps où tu auras regardé le miroir. Patiente encore pour le moment où la lune se fut couchée et le soleil levé. Bientôt tu as trouvé le miroir, il y a longtemps tu verras ce qu’il y a dedans.

Ma main aura relâché son étreinte dans quelques secondes dans le passé. Ma main a lâché prise, il y a quelques minutes dans le futur.

Pourquoi ce mélange des temps, traversons-nous encore les strates du temps, conduisant à ces paradoxes langagiers, dans lesquels mon esprit se perd. Hélas je ne peux approfondir mes réflexions, car l’on me tire par la manche de ma veste.

– Voyageur, je me dois de me retirer, les sombrures veulent vous parler seul à seul.

Je ne peux m’empêcher d’être saisi par la sourde angoisse, qui me broie délicatement le cœur. Toute cette noirceur me rappelle de trop familiers et flous souvenirs. Cependant, je ne sens nullement cette présence pesante, dévorante, avide, destructrice qui les accompagnent pourtant. Malgré tout, je demeure circonspect, jusqu’à que ce que mes deux hôtes me conduisent dans une clairière baignée d’une lueur bleutée.

– Nous percevons votre trouble et votre appréhension Voyageur et il n’est malheureusement nulle chose que nous ne puissions faire pour le dissiper. Du fait de notre nature même, nous sommes soumis aux mêmes lois, que les entités dont nous ne sommes que les échos ou les ombres. Heureusement pour vous, vous semblez avoir les ressources nécessaires pour appréhender ce que nous allons vous offrir. Enfin, nous vous le souhaitons…

Leurs voix dans ma tête ne sont plus qu’un murmure entre les murs. Au milieu de la grotte, la source lumineuse s’intensifie, tant que je devrai déjà être aveugle. Entre mes yeux et elles, le miroir que je tiens entre mes mains. Dans une fraction de secondes je plongerai et je me perdrai. Il y a une fraction de secondes, j’ai émergé de la flaque du temps. J’ouvre les yeux, les sombrures, la grotte bleutée, la forêt, tout cela a disparu. Je suis sur le plateau de l’Ombresse, Grand Machin s’étire en regardant les petites sombrures courir dans tous les sens. D’un geste machinal, je tapote la poche de ma veste, l’éclat est toujours là, léger et innocent.

– Ah ! C’est toujours un spectacle plaisant de les voir s’amuser ainsi. Elles sont si innocentes. Hélas, le temps vient parfois à manquer et le pilier de la Curiosité nous attend.

Nous reprenons alors notre route, traversant à grandes enjambées le terrain de jeu des sombrures. Nous remontons le chemin que nous avons précédemment emprunté. Encore une fois, je prends bien garde placer mes pas dans ceux de mon guide. Son avertissement résonne encore dans ma tête, comme une sentence définitive. Soudain, il s’arrête net, au bord de ce que au premier abord je prends pour un vaste canyon. Mais ce n’est qu’une illusion d’optique due à la transparence parfaite des eaux du lac. Des eaux si cristallines qu’elles en sont invisibles.

– Surtout n’en touchez pas la surface ou il vous en cuira. Le lac vous volera vos souvenirs, afin de s’en nourrir.

Vivement, je retire ma main tandis qu’un banc de poissons surgit du néant, suivis d’êtres fantastiques, que l’on ne rencontre guère que dans les ouvrages illustrés des naturalistes, traitant des temps les plus reculés et les plus archaïques. Des végétaux apparaissent, gorgones végétales, arachnées feuillues, voiles de soie verte ou rouge. Un bestiaire fabuleux des temps jadis déploie ses évents sous nos yeux.

– Ce que nous voyons dans ces eaux ne sont que les souvenirs de voyageurs égarés, qui ont par mégarde touchée leur surface. Mais ces eaux ne sont elles-mêmes qu’une illusion, même si elles sont bel et bien réelles. Ce lac est un reflet, un reflet du temps passé, présent et futur, mélangé, m’explique Grand Machin, e, embrassant du regard la surface cristalline.

– Regardez ! me chuchote-t-il en pointant son index vers les hauteurs. Là est la source du lac Memnys. Ce sont dans ces puits qu’il puise ses souvenirs, qui prennent ensuite vie dans ses eaux vives.

Levant les yeux vers les cieux, je découvre un cratère de pierres, où brillent deux puits de lumoire. Mais plus encore que ces étranges abysses, c’est l’ensemble qui me terrifie. Néanmoins, je préférerai parler de fascination plutôt que de terreur, d’amour plutôt que d’horreur. Hélas, aucun de ces mots ne pourra décrire l’expérience que je vis, car ce cratère n’est pas une formation géologique, mais un visage et ces puits emplis de lumoire n’en sont que les yeux, miroir du vide abyssale qui se cachent derrière eux. Un visage caricaturé, torturé et pourtant si familier. Je le détaille, le scrute, l’observe jusqu’au moindre de ses grains, gravant dans le feu son souvenir dans mon esprit, hélas une voix familière me tire de ma torpeur.

– Dépêchons, dépêchons ! Le maître du temps s’impatiente et il nous reste encore tant de temps.

– Mais alors pourquoi nous pressons-nous ? Vous venez de dire que nous avions le temps.

– Pas d’impertinence ! Allons ! Attrapez ma main !

Obéissant je prends la main qu’il me tend et l’instant d’avant nous nous retrouvons au pied d’une colonne, dont le sommet m’échappe.

– Enfin nous voici derrière le pilier de la Curiosité, s’exclame Grand Machin, le souffle presque coupé.

– Où se trouve donc la terrasse des Silencieux ? Je ne vois nulle part d’assemblée.

– Ne vous en inquiétez pas. Marchez tout droit en direction du contrefort, vous y arriverez bien assez-tard.

– Pourquoi me dites-vous cela ? Ne m’accompagnez-vous pas ?

– Que nenni, je ne suis que votre guide. Maintenant nous nous séparons et saluez bien les silencieux de ma part. Au revoir !

Sur ces mots, il s’éclipse, non qu’il soit parti juché sur ses gigantesques échasses, mais, plus prosaïquement, il s’est fondu dans les sombres. Suivant ses conseils, je marche vers le contrefort. Cependant je ne fais pas quelques pas qu’un chemin surgit devant moi : une route pavée d’or semblable à celle qui mène au palais du Magicien d’Oz. Voyant cela, je ne retiens pas le rire qui naît lorsque j’aperçois un épouvantail dans un champ, accompagné d’un fauve aux allures de lion. Ne manque plus qu’un chevalier de fer blanc et une petite fille répondant au prénom de Dorothy. Il faut croire que mon vœu a été entendu, car je les vois traversant le champ, s’en allant à la rencontre de l’épouvantail. Mais ce ne sont pas là les seules apparitions, car se mettent à surgir dans le plus grand désordre une multitude de personnages, qui sont les figures des contes et légendes qui ont bercé mon enfance. J’aperçois un capitaine volant, dont la pâle figure me murmure qu’il souffre de vertige. J’entends que je ne suis pas le seul à trouver la chose amusante, car, dans un fourré, un garçon tout de vert vêtu, se tord de rire. Cependant, je ne peux me laisser distraire et je reprends ma marche, émaillée d’éclats de rire et d’éclats de voix. Un peu plus loin ce sont trois petits et gras cochons, qui bâtissent chacun une prison, où, dans la première, est enfermé un malheureux loup penaud, visiblement enrhumé, si j’en crois la goutte qui lui pend au bout du museau Je ne fais pas quelques pas, qu’un formidable éternuement explose derrière moi. Il est si puissant que les pavés se soulèvent et font gondoler la route violemment. Lorsque je me retourne les prisons ont disparu et le loup est en plein conciliabule avec ses trois compagnons. Parleraient-ils charcuterie et autres salaisons que je ne serai point étonné.

Poursuivant ma promenade, je heurte sans crier gare un homme habillé d’un pantalon bouffant, d’un vêtement ressemblant à une chemise sans manche et coiffé d’un immense turban. Il est si grand que je me demande même s’il ne touche pas le ciel.

– Veuillez me pardonner. Vous avez surgi d’un coup devant moi.

– Allah soit loué, Sahib. Il n’y a point de mal. Je suis à la recherche de ma lampe. Ne l’auriez-vous point vu, voyageur ?

– À quoi ressemble-t-elle ?

Le jeune homme se lance alors dans une longue et colorée description. Au bout de quelques minutes me revient l’image d’un vieillard vêtu de hardes, tirant une charrette chargée de lampe à huile de toute sorte. Je lui en indique la direction et il part aussitôt en courant, non sans me remercier de mille et une façons.

– Salam Al’Adin, lui crie-je tandis qu’il disparaît à l’horizon.

Poursuivant ma marche, les champs disparaissent au profit de contrée plus désolées et lépreuses, industrieuses pour certaines ; des églises gothiques en ruine côtoient des usines dévorant des flots d’ouvriers faméliques en quête de labeur, des plaines noyées dans la brume au milieu desquelles jaillissent des cimetières, volcans et autres cratères ou cratons, dans le ciel des engins extraordinaire progressent avec paresse. Je reconnais le Nautilus du Capitaine Némo, l’île volante de monsieur Verne, ainsi qu’un corbeau à la taille démesurée, qui ne croasse pas mais déclame :

Once upon a midnight dreary, while I pondered weak and weary,

Over many a quaint and curious volume of forgotten lore,

While I nodded, nearly napping, suddenly there came a tapping,

As of some one gently rapping, rapping at my chamber door.

`'Tis some visitor,' I muttered, `tapping at my chamber door -

Only this, and nothing more.'

Dans une toile de brouillard, une jeune fille danse, en transe. Autour d’elle rôdent deux prunelles où se lit une soif inextinguible. Plus loin, ce sont des figures de cauchemars innommables, qui surgissent de la fange des marais, tandis que les couleurs se peignent dans le ciel. Heureusement je n’ai aucun mal à retrouver l’origine de ces visions, sinon mon esprit aurait eu tôt fait de sombrer dans la folie la plus profonde, car en ces lieux ce ne sont plus les histoires de mon enfance, mais tous les récits fantastiques et fantasmagoriques, dont je me nourris depuis la disparition de mes parents, qui prennent vie.

Heureusement ce ne sont que des manifestations oniriques et éphémères du fait de leur nature, lorsque je me retourne, Peter Pan, le Chapelier fou, le Chevalier de Fer Blanc et le reste de leurs compagnons ont depuis longtemps disparu. Je trouverai pour le moins désagréable de me retrouver face au comte Dracula, l’Ange du Bizarre ou encore les modèles de monsieur Pickman, voir Shub-Niggurat. Mais voici que j’arrive en vue du sommet d’une immense colonne, qui prend racine dans le ciel. Derrière moi, les manifestations s’effacent dans une colonne colorée et odorante. Un instant je crains les pestilences en voyant crevé un Chtulhu bulle de savon. Mais il n’en est rien et une délicate odeur de lavande de Provence se répand bientôt dans la plaine. Cependant, je ne peux m’arrêter alors que la route se met à dessiner un coude qui disparaît derrière l’horizon.

Désireux de trouver l’assemblée des Silencieux, je m’y engage et découvre avec stupéfaction que ce virage est en réalité l’amorce d’une invraisemblable spirale, dont je ne sais si elle est ascendante ou descendante. Troublé, je m’avance d’un pas quelque peu hésitant, mais très vite ma vue devient floue et mon pas devient mécanique, tandis que mon esprit se détache et mon corps s’attache. Sous mes yeux, le serpent défile, les routes s’entrecroisent, mouvement ascendant, mouvement descendant, le ruban de Möbius m’hypnotise. A la fin, je ne sais si je marche encore ou si c’est la route qui serpente, implacable, sous mes pieds. Soudain, comme surgit de nulle part, une sombre porte se dresse ; au-dessus un écriteau écrit à l’aide superbes lettres gothiques :

Ici se tient l’Assemblée des Silencieux

Buvette avec boissons offertes

Toilettes tout confort

Veuillez-vous essuyez les pieds avant d’entrer.

À peine finis la lecture de l’insolite inscription, qu’un grondement sourd retentit et une flèche lumineuse et clignotante tombe du plafond du ciel. Elle pointe une poignée qui n’était pas là un instant plus tôt, ainsi qu’un paillasson sorti d’entre les pavés. Un peu désarçonné, j’essuie consciencieusement mes pieds sur le dudit tapis brosse, qui me gratifie alors d’un sonore :

Magnifique caleçon, monsieur !

Sous l’effet de la surprise, je trébuche et enfonce la porte à demie ouverte et je dégringole la tête la première les escaliers en bois, heureusement rendu confortable par la présence d’une moquette en plume de soie. Je ne saurai dire combien de temps a duré la chute, mais nul n’y a pris attention tant elle fut silencieuse. En me relevant, je pose les mains sur des murs qui ressemblent à s’y méprendre aux cellules capitonnées des asiles. Ceci me dit que je ne suis certainement pas le premier à être victime de ce paillasson voyeur et farceur. L’assemblée des Silencieux aura alors pris quelques précautions pour ne point être troublé lors de ses réunions. Perclus de douleur, je frotte avec mes forces mes membres, tout en me demandant si je ne vais pas virer indigo ou outre-mer. Au bas des escaliers, sur un mur rouge une torche suspendue et plusieurs panneaux de bois scellés. Je peux y lire : Les toilettes sont en bas à gauche des escaliers, la buvette est à deux pas sur votre droite, Assemblée des Silencieux tout droit après l’alcôve. Je m’apprête à m’y diriger quand un quatrième panneau attire mon attention :

Si vous avez un creux. Creusez !

– Creusez ?!?

Et une pelle jaillit du mur pour tomber à mes pieds. Je la ramasse et me met alors à creuser le sol la tapisserie. Au bout de quelques minutes la pelle heurte un coffret en bois, que je sors du sol spongieux, une étiquette finement calligraphiée déclame :

Ouvrez-moi !

J’obéis et y découvre un curieux repas composé de fruits et de poissons crus ; je l’avoue délicieux. Une fois repu et rassasié, je rebouche soigneusement le trou, reconstituant au mieux la tapisserie. Je repose la pelle contre le mur avant de partir la boîte sous le bras, en direction de l’assemblée des silencieux. Dans l’antichambre, qui m’y amène, des bancs en cuir rouge et noir adossés contre les murs ocres, au fond une porte en chêne où est inscrit en lettres dorées : « Couloirs des Obstrures ». À droite de la porte, une autre pancarte indique :

Pour vous rendre à l’Assemblée des Silencieux, veuillez emprunter le couloir des Obstrures

en petits caractères :

En cas d’obstruction passagère, veuillez emprunter la sortie de secours sur le banc à gauche.

Renonçant à vouloir donner un sens à ces instructions pour le moins obscures, j’ouvre la porte en chêne et m’engage d’un pas ferme et décidé dans ce mystérieux couloir. Derrière moi, j’entends la porte qui se ferme dans un long gémissement de bois. Le couloir est éclairé par d’étranges lanternes ambrées et pourpres à la fois, fait dans une matière qui ressemble au verre. Sous mes pieds, un épais tapis étouffe le bruit de mes pas, mais les lieux sont rendus encore plus silencieux qu’une tombe, par la présence de ce même revêtement sur les murs. En fait, je n’entends rien, pas même mes propres battements de cœur, je ne saurai même dire si je suis encore vivant. Je plaque alors une main sur mon oreille, en vain, je n’entends rien, pas même le grondement sourd du cœur, ou de la danse des globules dans les vaisseaux. Je me demande même si je serai capable de m’entendre parler. J’entrouvre alors les lèvres comme pour m’apprêter à parler, cependant quelque chose me retient, un sentiment d’inutilité. Je n’en ai pas besoin, rien ne parviendra à fracasser ce mur de silence. Renonçant alors à ce défi lancé par ce mutisme que personne ne saura briser en ces lieux, je poursuis sans mot dire mon chemin vers la mystérieuse assemblée. Au bout, un panneau suspendu annonce :

Bienvenue à l’Assemblée des Silencieux

Veuillez ôter vos chaussures et mettre les patins mis à votre disposition.

PS : le parquet vient d’être ciré.

Je retire donc mes chausses avant de glisser mes pieds dans les moufles en laine, tout en demandant où je pourrais ranger mes chaussures. Aussitôt un écriteau apparaît sur la porte :

Le placard à chaussures est dans le mur.

Veuillez les y laisser.

Un peu étonné je tourne la tête, où une niche est apparue avec une petite étiquette annonçant :

Propriétaire : Le Voyageur.

Ne m’étonnant de rien, je les range et disparaissent aussitôt, avalées par le mur, puis je franchis le seuil de la porte. À l’intérieur, l’atmosphère baigne dans une lueur rougeâtre, qui prend naissance dans un formidable globe flottant au milieu de la pièce. Celle-ci est tout en rondeur, une sphère quasi-parfaite, où la seule fausse note à cet ensemble est la porte que je viens de franchir, en en brisant la symétrie. Dans les hauteurs, des silhouettes noires se découpent et semblent se morfondre. Nulle part, je ne vois de bancs, de sièges ou de fauteuils où ils pourraient reposer. Timidement je m’avance jusqu’à être sous l’étrange boule de lumière.

Bien sûr je ne m’attends à aucune manifestation verbale de leur part, mais ce silence devient très vite accablant. J’entreprends alors d’examiner les ombres à la recherche des êtres qui pourraient en être à l’origine, tandis qu’elles restent plongées dans leur immobilité, presque surréaliste, jusqu’à ce que n’y tenant plus je m’avance vers elles. Soudain un imperceptible frisson les a parcourues et c’est alors que je les ai vu, dans le globe teinté de rouge, une foule de minuscules créatures : L’Assemblée des Silencieux De crainte de les avoir effrayés, je retourne sous la sphère.

– Pardon de vous avoir effrayé.

– Ne t’excuse pas Voyageur. Nous voulions savoir si tu découvrirais notre secret et comment tu t’y prendrais. Maintenant quelle est ta requête Voyageur ?

– Je…

– Arrête-toi, Voyageur ! Tu te leurres, ce que tu t’apprêtes à nous soumettre, tu l’obtiendras auprès d’autres personnes. Cependant nous comprenons les raisons qui censurent ton esprit. Aussi, allons-nous accéder à ta requête muette.

**************************

Rapport de police, 3 octobre 1923

Brigadier Bouchard

Témoignage de madame Irène Obligay, veuve Obligay

Il était aux environs de dix heures le matin. Je me souviens la vieille horloge de l’église venait de sonner les dix coups. J’étais sorti comme tous les samedis pour aller faire mon marché. C’est alors que je les ai aperçus tous les deux. Oh, vous savez je connais très bien madame T., c’est une dame très bien et de très grande vertu, nous avons souvent l’occasion d’échanger quelques mots. Cependant depuis le décès de son mari, je ne l’avais encore jamais vu en présence d’un autre homme, coloré ou non d’ailleurs. Notez bien je ne le lui reproche pas. De nos jours les femmes devraient être plus libres et plus épanouies. Enfin tout cela pour vous confier que cela m’a frappé. D’autant plus qu’elle a l’a invité chez elle. Cela je l’ai bien noté, je l’ai vu allez vers son pavillon, elle qui ne reçoit personne, en dehors d’un vieux matou. Alors oui, je le confesse j’étais dévorée de curiosité et je désirai savoir quelle anguille se cachait sous le rocher, aussi les ai-je un peu espionnés et c’est alors que ces drôles de phénomènes ont commencé. Je me souviens, j’ai cru d’abord que mes yeux me jouaient des tours. Mais non toute la ville était plongée dans un arc-en-ciel et toute la vie était comme figée. C’est alors que je les ai vu sortir du pavillon et se diriger vers le bois du petit Clamart. Je les ai suivis, curieusement j’étais libre de mes mouvements, ainsi jusque dans la forêt, où ils ont disparu, là au pied du menhir, avalés par la Pierre aux Moines.


Texte publié par Diogene, 13 juin 2015 à 21h10
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