- Je n’ai plus de fils. Disparais.
Ces mots étaient tatoués à présent sur ton poignet, une des premières décisions que tu avais prise quand tu avais reçu ton premier salaire.
Un pied de nez à ce jour où tu as tout perdu, au nom de la liberté de choisir ta voie.
Cette phrase sonnait tantôt comme un triomphe, tantôt comme une sentence. Avec les années, tu n’arrivais même plus à te souvenir de la tête de ton père quand il l’avait sorti, ni du ton qu’il avait employé.
Juste ces sept lames qui t’ont transpercé le cœur, pour y laisser un vide béant et une porte ouverte pour que tout l’amour et le respect que tu avais pu porter à cette personne se carapatent à toute allure.
Une fois cette porte franchie, tu n’avais plus que de la haine et du dégoût pour cet endroit et les personnes qui y vivaient.
Et l’ambition dévorante de te construire comme tu le voulais, toi.
Errant de foyers d’urgence aux lits des rencontres d’un soir, ton cœur s’était marbré d’amertume et d’une colère sourde envers ce monde qui te considérais trop grand pour être secouru et trop jeune pour qu’on te traite comme quelqu’un de responsable.
Il fallait savoir, merde!
A seize ans, tu étais un être digne d’attention ou juste bon à jeter aux lions ?
Animé par la rage, constamment sur le fil du rasoir, tu avais enchaîné les conneries. Qui pouvait t’arrêter, en fait ?
Personne n’avait le droit de te dire quoique ce soit, puisque personne n’en avait quelque chose à foutre.
La lente mais sûre descente, jalonnée de plaisirs qui t’ont fait tourner la tête, vomir tes tripes et oublier les blessures.
Flirter avec le danger, flirter avec n’importe quelle paire de fesses qui passait, ça a été ton sport favori durant tant d’années.
Tu étais libre, sans attache, sans raison de te poser des questions.
Le moment où tout a basculé, c’est quand tu as reçu ton premier coup de couteau dans le dos.
Au sens littéral du terme.
Une soirée bien trop arrosée, quelques rails de cocaïne et tu t’étais retrouvé « accidentellement » en train de faire crier ton nom de plaisir à la copine de son colocataire et meilleur ami de l’époque, en train de cuver la quantité astronomique d’alcool qu’il avait ingéré.
Mais visiblement pas assez pour ne pas entendre les bruits sans équivoque venant de la chambre et se saisir d’un couteau pour liquider celui qui osait toucher à sa bien-aimée.
Le reste ? Un coucou de près à la mort, un mois à la rue à la sortie de l’hôpital, et ton petit monde qui te tourne le dos.
Seul au monde, à nouveau.
A force de ressasser la trahison dont tu avais été victime et ton malheur, tu étais devenu ce que tu dénonçais : quelqu’un qui prenait tout ce qui pouvait l’intéresser, au point d’oublier que les autres sont des humains, avec des émotions, eux aussi.
Dans ton abri de fortune, la chance t’avais enfin souri. C’est ce que tu réalisais aujourd’hui, le pivot, ta renaissance.
A première vue, ça ressemblait à une mauvaise sitcom. Tu t’étais pris la plus grosse claque de ta vie après l’avoir draguée plus que lourdement, un petit con dans un corps d’adulte qui roule des mécaniques.
Première fois qu’on te résistait, alors forcément, ça t’a intrigué.
Première fois que tu t’es mis à observer, à écouter, plutôt que de te mettre sur le devant de la scène.
Première fois que tu t’es dit que c’était peut-être ta manière de faire qui déconnait, plutôt que le monde qui avait mis ta tête à prix.
Le début du chemin pour ne pas devenir un bourreau à ton tour.
De ne pas laisser la rage t’aveugler au point de commettre l’irréparable.
Alors, ta haine est devenue plus sourde.
Oh, jamais muette. Juste moins vive, laissant la place à d’autres émotions.
Un bruit de fond dans une vie que tu tentes de reprendre en main.
Jamais tu ne comprendras ce que tu avais fait pour mériter d’être détesté, pour que ton existence soit reniée par celui responsable de ta venue au monde.
C’est pour ça que ces mots ornent ton poignet, en lieu et place d’un bijou.
La preuve que tu es debout et que tu avances.
La preuve que tu ne seras JAMAIS comme lui, que tu auras une place au paradis parce que tu auras été le meilleur des deux.
Quinze ans après, c’est ce que tu te dis maintenant quand tes pensées dérivent vers lui, ton géniteur comme tu l’appelles.
Toi, tu seras un vrai père.
Un qui élèverait dans tous les sens du terme la vie que tu as plantée. Pas seulement matériellement, mais surtout émotionnellement.
L’amour qui t’a manqué, tu le déversera sans condition.
Ça a commencé par arrêter de brûler ta vie par les deux bouts après l’excès de trop, la cassure de trop.
Par apprendre à prendre vraiment soin de toi, puisque personne ne l’avait fait avant.
Par te foutre à la place des autres quand tu dis ou fais quelque chose.
Tu es la meilleure version de toi-même, et tu as souvent envie de leur jeter ce qu’ils ont perdu au visage sans un regard en arrière.
Après tout, les héros ne regardent jamais une explosion en face.
Le froid est mordant aujourd’hui, le gel faisant briller l’asphalte et le rendant bien plus beau que d’habitude. Tu as hâte de rentrer avec la réserve de chocolat pour ta moitié, et un passage par la boulangerie au pied de votre immeuble s’impose pour parfaire la surprise. Et dans deux mois, votre cocon deviendra le nid d’où ton enfant prendra son envol quand il sera prêt, tout en sachant que la porte sera toujours ouverte.
Le feu passe enfin au vert pour les piétons, et tu t’engages, la tête dans les nuages.
Tu ne vois pas la voiture qui perd le contrôle sur une plaque de verglas se diriger droit vers toi.
Tu sens juste une force tremblante te pousser.
Tu bascules et ta chute semble interminable: le sac t’échappes et tu vois la boite de chocolat s’ouvrir, les tablettes s’éparpiller, les clémentines rouler, et, alors que ton corps roule sur lui-même et se dirige lentement vers le sol, le regard brumeux de ton père alors que son corps se disloque en rentrant en contact avec l’acier de la voiture.
Une poupée de chiffon aux yeux débordants de larmes.
Des yeux qui crient leurs regrets en silence.
Qui murmurent une tendresse tue trop longtemps.
Ton cœur s’emballe et ton cerveau imprime la scène au fer rouge dans ton âme. Tout en toi hurlant une question : pourquoi ?
L’asphalte que tu trouvais beau un instant plus tôt t’accueille en un craquement sinistre au milieu des cris d’effroi et se teinte d’une couleur que tu n’aurais jamais voulu voir de ta vie.
Celle du sang de celui qui t’as à la fois détruit et sauvé.
Le même qui, que tu le veuilles ou non, coule dans tes veines.
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