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– N’est-ce pas là un temps magnifique Charles ? Que diriez-vous de prendre le thé dans la serre ?

Celui qui venait de m’apostropher ainsi, n’était autre que mon voisin et ami le professeur Christian Nucifer, enseignant à la chaire de philosophie de la Sorbonne. Mais permettez que je me présente à mon tour : Docteur Charles Darlignac, psychanalyste en exercice à Paris.

– Bien sûr ! Permettez-moi seulement de m’absenter quelques minutes. Juste le temps de nous rapporter un Saint-Honoré

– Préparé par le maître lui-même ?

J’ai eu un sourire entendu, avant de brutalement disparaître. Une dizaine de minutes plus tard, je suis de retour sur la terrasse, porteur d’un gâteau à la taille respectable.

– Hé bien Darlignac ! Que vous arrive-t-il ? Vous êtes si ponctuel d’habitude.

– Pourquoi dites-vous cela ? Ne sommes nous pas le 11 août 2014, à 17h.

– Si fait, mais non de l’année 2014 mais 2013. A-t-il éclat de rire. Vous êtes revenu un an trop tôt.

– Ah que voulez-vous, on ne peut rien contre les charmes d’un certain Paris romantique.

– Ne vous en faites. Je vous dis à dans quelques secondes, dans un an.

Je l’ai salué, avant de le rejoindre un an plus tard dans la serre, toujours porteur de la délicate friandise.

– Aucun impair, cette fois ?

– Nullement. Je m’apprêtais justement à servir le thé, un mélange de thé noir et de thé vert, le thé des deux chinois. Naturellement j’aurai volontiers fait honneur à votre Saint-Honoré il y a un an. Seulement je n’aurai pu vous présenter ma toute dernière création en matière de botanique.

– Vous piquez ma curiosité. De quoi s’agit-il ?

– Sans doute faudrait-il dire : De qui s’agit-il ? Mais c’est là un débat que je laisse à d’autres.

– Hé bien, puis-je voir votre merveille ?

Il m’a alors emmené dans l’une des parties privatives de la serre, où il avait reconstitué le rift de l’Afar. Dans un puits de lumière s’épanouissait un arbre grand d’environ 1,50m. Son tronc gris se divisait en deux branches maîtresses, porteuses d’une ramure magnifique aux feuilles épaisses et acérées. Si ce n’est son port altier, cet arbuste n’aurait rien eu d’exceptionnel s’il ne s’était pas dégagé une aura d’une nature toute particulière. Quelque chose de profondément spirituel.

– Écoutez-le !

Ouvrant mes sens propres à saisir les métaphores, j’ai entendu un murmure plein de détresse et de terreur.

– Il s’agit d’un Dragonnier de Socotra, dont les anciens tiraient le sang du Dragon. Mais il s’agit l d’une variété unique en son genre, car je l’ai mariée à une âme humaine, rendant sa magie encore plus puissante et dangereuse.

– Ne serait-ce pas celle de l’un de vos élèves… Non ne me dires pas. Il s’agit de ce jeune homme qui s’est suicidé si spectaculairement juste après votre dernier cours de l’année. Adrien Fauconnier.

– Je vois que rien ne vous échappe. Il eut été dommage qu’une âme si précieuse m’échappe.

– Allons ! Cessez-donc de me faire languir et contez-moi cette histoire.

– Venez.

Nous nous sommes assis, puis nous avons commencé notre dégustation.

– Revenons si vous le voulez bien un an en arrière. Le jour de votre arrivée prématurée pour être exact. Comme vous le savez, je n’aborde jamais d’une année à l’autre les mêmes thèmes, les mêmes auteurs, ni les mêmes textes. Je me réserve donc trois semaines au mois d’août pour préparer mes cours. J’aurai bien entendu pu préparer un cycle sur le temps, mais le sujet est trop suranné. Aussi me suis-je tourné vers l’âme, qui, hélas en ces temps, dépérit de plus en plus vite.

– Outre des auteurs classique comme Descartes ou Aristote, je ne dédaigne pas des auteurs moins connus, ou à me tourner vers d’autres courants de pensée. Outre ce choix un peu iconoclaste, au lieu de rentrer de plein dans le vif du sujet dès les premiers cours, j’ai eu envie de leur soumettre une évaluation… toute spirituelle.

– J’entends encore leurs paroles outrées et je revois leurs expressions outragées et courroucées : Comment ! Mais ce n’est que le premier jour ! Nous n’avons même pas encore connaissance de la thématique. Et je vous passe le reste de la même hauteur, pour le plupart.

– Visiblement certains pensaient pouvoir bailler aux corneilles pendant mon cours. Je crois qu’ils ont très vite déchanté.

– À aucun moment vous n’avez eu l’intention d’avoir un aperçu de leur connaissance ou de leur méconnaissance, n’est-ce pas ?

– Seule leur motivation vous importait. Je me trompe, professeur ?

– En quelque sorte. Mais évaluer leur motivation m’importe peu. Je leur transmet un savoir, seuls les réceptifs sauront quoi en faire.

– Mon idée était tout simplement de savoir si les étudiants possèdent encore ou non un sens critique à même de leur donner le recul nécessaire sur ce qui les environne. Voyez-vous, suite à nos précédentes discussions, alors que je me promenais sur les bords défigurés de la Seine, j’ai découvert un bouquiniste grand connaisseur de l’œuvre de monsieur Verne.

– Un auteur remarquablement génial et visionnaire. J’ai lu autrefois bon nombre de ses œuvres. Cependant, je dois être loin d’en avoir fait le tour.

– Alors soyez surpris de celui-ci. M’a-t-il confié en me tendant un petit ouvrage à la couverture rouge.

– Paris au XXᵉ ! Me suis-je exclamé. Mais quand a-t-il été écrit ?

– En 1890. C’est une œuvre de jeunesse, un peu maladroite il faut en convenir, qui fut retrouvé dans son coffre-fort par l’un de ses descendants.

– Tenez ! Lisez-le. Vous n’en aurez que pour quelques minutes. Je pense que vous comprendrez ensuite aisément pourquoi j’ai demandé à mes étudiants une dissertation sur ce livre.

J’ai pris le livres entre mes mains, sa couverture était douce au toucher, puis j’ai fermé les yeux pour mieux plongé dans l’immensité du temps. Autour de moi, tout s’est mis à défiler à une allure grotesque, noué et déformé, tandis qu’une à une les pages m’imprégnaient de leur savoir. Lorsque j’eus lu la dernière page, le temps m’a rattrapé et je suis revenu vers le présent.

– Extraordinaire, je ne connaissais pas Jules Verne pareil talents prophétiques. Je comprends que son éditeur eut été suffoqué à sa lecture. Mais dites-moi qu’en ont pensé vos étudiants.

– Vous savez mon ami, monsieur Verne n’a fait que lire les courants de son époque en les repoussant à leur limite. Ce n’est que la vision techno-scientiste de descendants d’Auguste Comte et des gens de son courant qui nous offertes.

– Bien sûr je caricature un peu, mais revenons-en à votre question. Hélas comme je devais m’y attendre, je n’ai eu droit qu’à une accumulation de banalités et autres poncif sur les pensées de Descartes, Comte, Sarte ou encore Kant.

– Oh ! Rassurez-vous toutes les copies n’étaient du même bois. Il y a toujours quelques pépites, parfois des perles ; comme ce jeune homme que vous pouvez admirez.

J’ai de nouveau contemplé le Dragonnier, il émanait de lui une aura faite d’un entrelacs de couleurs, comme il m’a rarement été donné d’en voir. Pareille âme ne pouvait que séduire le Prince lui-même.

– Que lui est-il arrivé ? Allons ne languissez plus, je vous sens brûlant d’impatience, à me narrer cette histoire.

– Ah mais ! Faut-il toujours que vous déjouiez mes effets.

– Avouez mon ami que ce ne peut-être que de bonne guerre.

– Oui. Allons mon cher. Ouvrez-nous donc vos souvenirs. Mon invité se meurt d’envie de savoir comment vous êtes devenus ceci.

–…

– Enfin ne protestez pas. Ce ne sera pas douloureux, seulement si vous en avez l’idée.

D’un pourpre mordorée, l’aura du dragonnier s’est fondue en bleu obscur pailleté d’argenté. Et soudain la serre a disparu, remplacé par l’amphithéâtre Guizot. À la tribune, mon ami vêtu d’un costume d’un blanc éclatant, qui tranchait singulièrement avec le clair-obscur des lieux. Derrière lui, un antique tableau noir sur lequel il avait inscrit le thème de l’année, ainsi qu’une bibliographie non exhaustive. Seule entorse à son éthique technologique, un microphone répercutant sa voix dans la salle. Non qu’il ne puisse se faire entendre par le port naturel de sa voix, mais pour nous autres il est préférable de faire preuve de discrétion. Sur les bancs, forts garnis au demeurant pour un jour de rentrée universitaire, les étudiants massés écoutaient avec plus ou moins d’attention la conférence. Amusé, je n’ai pu m’empêcher de sourire, en voyant les sourires extatiques de plusieurs d’entre eux. Décidément Nucifer aura toujours autant de mal à dissimulé son aura.

– Bien, je constate que vous êtes fort nombreux cette année et je m’en réjouis d’autant. Cependant je ne serai guère surpris de me retrouver à la fin de l’année avec un amphithéâtre des plus clairsemés. Mais peut-être me démentirez-vous cette année, c’est là le seul mal que je nous souhaite.

Une avalanche de rires s’est aussitôt répandue dans la salle, avant de s’éteindre de lui-même.

– Jeunes gens. Avant de commencer le cours, j’aurai une petite question. Est-ce la matière ou ma personne qui vous attire tant ?

Une hilarité générale a accueilli la question, surtout destinée à masquer la gêne de chacun. Cette remarque n’avait naturellement rien d’anodin, ni d’ironique. Nucifer patienta quelques minutes que l’assemblée se calme, puis enchaîna d’un ton posé :

– Bien !

– Maintenant que nous avons fait plus ample connaissance. Laissez-moi vous présenter la thématique de cette année.

Au cours de son discours, les plumes se sont mises à courir, les stylos se sont envolés, les doigts se sont mis à effleurer tablettes et les téléphones numériques à filmer. Bien mal leur en aura pris, comme ils pourront s’en apercevoir par la suite. Seuls les supports analogiques sont capables de retenir son image, les supports numériques ne peuvent le saisir. Oh ce n’est point là, une question de nature, simplement il est dans nos pouvoirs interférer avec la trame de la réalité. Ainsi sélectionnent-ils ses étudiants.

– Cependant, cette année j’apporterai un menu changement.

À peine eut-il prononcé ces mots, qu’un murmure désapprobateur s’est propagé dans l’amphithéâtre.

– Allons ! Voici que vous anticipez déjà mes propos. Auriez-vous des dons de divination ?

Les murmures se turent aussitôt.

– Bien. Maintenant que j’ai toute votre attention. Donc cette année, nous n’allons pas commencer par mes cours. Je souhaite que vous commenciez par la lecture de ce livre : Paris au XXᵉ, à la suite de quoi vous me ferez une dissertation en relation avec le thème étudié cette année.

– En quoi cela vous fait-il rire monsieur Fauconnier ?

– Allez-y faites nous partager les raisons de votre bonhomie.

Un silence de mort s’était emparé de l’assemblée, l’exception de l’intéressé qui n’en continuait pas moins de se gausser et de pérorer.

– Je m’adresse à vous monsieur Adrien… Fauconnier.

Cette fois l’intéressé s’est statufié, rendu muet par l’intervention.

– Bien ! Allez ! Faites nous partager notre hilarité. Je vous en prie.

– Vous n’avez rien à ajouter. Je vous laisse donc deux semaines pour me rendre vos dissertations. Vous êtes libres. Si vous avez des questions, mon bureau vous est ouvert. Il est juste au-dessus de cet amphithéâtre.

– Ah ! Un dernier point, je ne réponds pas aux courriels, uniquement aux lettres manuscrites.

La salle s’est évanouie, laissant place à une pièce décorée avec finesse, aux murs tapissés d’ouvrages précieux ; très certainement une annexe de la bibliothèque. À l’intérieur un groupe d’étudiants, assis autour d’une table, bavarde en silence.

– Putain ! J’ai trop la haine les gars.

– Ouais c’est clair, il ne t’a pas raté.

– Entre nous tu ne l’as pas volé. Ricaner bêtement, alors que tout le monde fait silence. Non, vraiment.

– Oh ! La ferme Kevin. Il n’avait pas à me taper comme ça l’affiche.

– Mais oui, mais oui. Enfin tu sais qu’il est connu pour ça. Prof brillant et très à cheval sur la discipline. A ajouté une jeune femme brune, les cheveux attachés en queue de cheval.

– Ah, merci Solène ! Ça me va droit au cœur ce que tu me dis.

– Ah, je me demande ce qui me retient.

– Dis donc, Adrien ! Plutôt que penser à des idées stupides, du genre pneus crevés, n’avez vous pas remarqué un fait pour le moins singulier.

– De quoi parles-tu Nathanaël ? Répliqua Solène.

– Décidément rien ne vous choque. Je vous rappelle que le prof n’a jamais accès aux fiches des élèves dès le premier jour. Et il nous appelle déjà par nos noms et prénoms.

– Tu dis n’importe quoi Nathanaël. Les inscriptions sont faites depuis l’an dernier. Il a eu tout le loisir d’accéder à nos dossiers.

– Excuse-moi de te contredire sur ce point Solène. Nos dossiers sont entièrement numérisés et les dossiers papier sont enterrés aux archives.

– Bon sang, tu fais chier Nathanaël. Où tu veux en venir ?

– Ah ! Mais qu’est-ce que tu es impatient Adrien. Ça te jouera des tours un de ses quatre.

– Attends, je crois que j’ai deviné ce qui cloche avec ce prof.

– Vas-y Sherlock Kevin fait nous part de tes déductions.

– Ce prof est un technophobe. Il refuse tout usage des outils informatiques. Ces cours sont préparés à la main et on le voit toujours écumer les bibliothèques. Pour toutes ses recherches, il s’adresse aux documentalistes, quand ils ne trouvent pas lui-même.

– T’as raison, c’est pour ça que ses cours en ligne sont de vulgaires copies numériques grossières et sales.

– OK Solène. Mais tu ne pourras pas dire que ses enseignements sont mauvais. Mais nous nous éloignons du sujet. C’est quoi ta conclusion Kevin.

– C’est simple. Il n’a jamais consulté nos dossiers d’inscriptions. Alors comment a-t-il fait pour t’appeler par ton nom et prénom, Adrien.

L’intéressé a ouvert plusieurs fois la bouche comme un poisson mort, rouge de confusion. Plus loin dans un recoin sombre de l’annexe, le professeur feuillette le livre Rouge de Jung, un sourire flotte sur ses lèvres. Il n’a pas perdu une miette de l’échange. L’année s’annonce radieuse. Soudain son regard s’est assombri, tout comme la pièce.

– Très bien jeunes gens. Raisonna sa voix. Merci pour vos dissertations. Elles furent d’une lecture très instructive. Rassurez-vous tout de suite, elles ne sont pas notées. En fait, je vous ai demandé ce travail pour m’aider dans le mien, pour au mieux vous instruire de l’âme. Bon, vous pourrez venir les chercher à la fin du cours. Si vous avez des questions par rapport aux remarques que je vous ai faites. N’hésitez pas ! Mon bureau vous est ouvert.

Un murmure approbateur s’est propagé dans la salle. Je vis alors mon ami plissé les yeux, un sourire en coin et l’image s’est figée sur un groupe d’étudiants, qui bavardaient à voix basse. Loin de vouloir les interrompre, il les écoutait attentivement, tandis qu’il débattait son cours.

– Il y a un truc que je ne pige pas Fanny. Nous lui avons rendu nos copies lundi dernier… et nous sommes vendredi.

– Bah, il a dû passer quelques nuits blanches, voilà tout. Et puis tu n’as pas à t’en faire, il est connu pour ça.

– Tu le penses vraiment. Je trouve ça quand même louche. Corriger plus de 200 copies en quatre nuits, çà ne te choque pas.

– Pas plus que ça, il est connu pour ça.

– N’empêche ! T’as vu tout à l’heure avec Adrien. Il nous connaît déjà tous. Franchement je n’aime pas ça.

– Bien ! Le cours est terminé, vous pouvez venir récupérer vos copies. Merci.

Et une longue cohorte d’étudiant s’est mise à faire la noria pour venir prendre leur manuscrit respectif.

Soudain la scène s’est figée.

– Pardon pour cette interruption Nucifer.

– Je vous en prie, Darlignac.

– Mais quelle était la teneur de ces écrits. Vous m’avez dit que vous y aviez découvert quelques perles, même si dans l’ensemble vous sembliez déçu.

– Vous souvenez-vous du pari que nous avons tenu, il y a de cela plusieurs cycles et que j’aurai perdu d’ici quelques dizaines d’années.

– Bien sûr. Se pourrait-il que la situation vous soit plus avantageuse qu’il n’y paraît ? La lecture de ces copies auraient-elles nourri vos réflexions.

– Le livre et ses copies, vous voulez dire. Mais passons. Disons que ce qu’ils m’ont rendu est le fruit de plusieurs années d’enseignement académiques et manquant singulièrement de recul. En fait, rares sont ceux qui ont fait le parallèle avec leurs propres aspirations et les déconvenues, qui en ont découlé. Dans l’ensemble, elles étaient toutes tournées vers une finalité que je ne leur avais jamais imposé.

C’est pourquoi j’ai choisi de leur donné une approche mythologique, plutôt que philosophique du sujet.

– Mais vous ne m’avez toujours pas confié le fruit de vos réflexions.

– Patience, voyons !

– Et c’est vous qui me dites ça! ai-je éclaté de rire.

– Professeur !

– Oui mademoiselle Viguier. Entrez, ne restez donc pas sur le pas de la porte.

Comme elle n’osait pas franchir le seuil de la porte, de ce qui s’apparentait à un antre de littérature vorace, le professeur l’invita à prendre une chaise et s’asseoir. Désignant un fauteuil perdu entre deux énormes piles de livres, elle s’est assise comme elle a pu. À sa droite, un énorme coffre entrouvert laissait s’échapper de vieux parchemins poussiéreux. A sa gauche, suspendue au mur, une version quelque peu remaniée de la Cène.

– Alors que désirez-vous mademoiselle Viguier ?

Timidement, elle s’est tourné vers lui.

– Souhaitez-vous un thé ou une infusion ? J’étais sur le point d’en préparer.

– Oui… oui, fit-elle d’une voix de petite souris.

– Tenez ! Sentez-moi cela. Est-ce que cela vous dit ?

– Oh ! C’est délicieux. Qu’est-ce que c’est ?

– C’est un rooïbos, le rooïbos des Sorcières. Cela vous convient-il toujours ?

– Bien sûr !

Nucifer s’est levé et à verser de l’eau chaude dans une théière, qu’il a ensuite posé sur un plateau avec deux tasses.

– Je suis navré, mais je n’ai pas de sucre à vous proposer. Je bois toujours mes infusions ainsi.

– Ce n’est pas grave.

Elle a esquissé un geste vers son sac à main, mais s’est finalement ravisée. À la place, elle a prit la tasse et l’a portée à ses lèvres. Le breuvage s’est écoulé dans sa gorge, répandant une traînée de saveurs, qui lui fit dire que tout ce qu’elle avait pu boire jusqu’à présent était bien fade.

– Bien ! Je vois que vous avez retrouvé des couleurs mademoiselle Viguier. Et si vous m’entreteniez de ce que vous êtes venue chercher.

– Professeur, pourquoi avoir choisi une approche de votre sujet par la mythologie, alors que nous sommes en cours de philosophie.

– Permettez-moi de vous répondre par une autre question. Que faisons-nous lorsque nous philosophons ?

– Nous apprenons à apprendre, nous nous interrogeons sur le monde.

– Que sont les mythes ?

– Des réponses à des questions sur la nature du monde. En fait, vous voulez dire que les mythes sont des réponses à des questions philosophiques.

– Bien sûr. Dès que l’homme a commencé à s’interroger sur ce qui l’entourait, il a philosophé. Mais pour répondre à votre question, j’ai choisi cette approche pour vous ouvrir l’esprit. L’approche scientifique du Monde n’est pas seul à pouvoir l’explorer, d’où la nécessité d’une approche moins réductionniste, moins utilitariste, plus imaginative. Mais vous vous en êtes déjà rendu compte, je crois, en goûtant ce breuvage.

La jeune fille a violemment piqué un fard, avant de plonger le nez dans sa tasse, qui s’est le plus naturellement du monde remplit.

– Vous aviez besoin d’autre chose mademoiselle Viguier ?

– Non Professeur. Merci pour l’infusion.

– Alors Solène ! Qu’est-ce qu’il a dit ?

– Lâche-moi Kevin ! Je finis mon sandwich.

Il me semble reconnaître la terrasse d’un café assez couru, l’Écritoire, avec sa devanture en bois sculpté et son intérieur aux allures de Caverne.

– Laisse tomber vieux. Tu vois bien qu’elle est à côté de la plaque.

– Y a pas à dire t’as vraiment les mots qui font plaisir, Adrien. Bon, Solène tu n’as rien remarqué d’étrange. Et puis de quoi avez-vous parlé, pour que tu te mettes dans ces états.

– Allez laisse tomber. Elle est amoureuse…

Mais il n’eut pas le temps d’achever sa phrase. La main de son amie venait de le cueillir.

– T’es vraiment trop con Adrien !

– Ça t’apprendra à ricaner bêtement en cours, a ajouté Nathanaël.

– OK, OK. Excuse-moi Solène… Ça te va.

– Bon Solène, si tu nous expliquais ce qu’il s’est passé dans son bureau, s’il te plaît, a demandé Kevin, qui était sorti de sa réserve.

Cette dernière a achevé son sandwich, avant de boire une gorgée de coca, qui lui parut d’un coup dépourvu de la moindre saveur.

– Bon, si tu veux tout savoir. Il ne s’est rien passé, absolument rien ! Il m’a simplement expliqué pourquoi il avait choisi cette approche pour ses cours.

– Mouais, passionnant comme conversation. Et il ne t’a pas expliqué pourquoi il nous a donné ces foutus devoirs, a maugréée Adrien.

– Si ! Figure-toi ! Ces devoirs lui ont simplement servi à préparer son cours.

– Hé, ce n’est pas une mauvaise idée. Je comprends mieux pourquoi ces cours sont si intéressants. Dommage qu’autant d’étudiants abandonnent en cours d’année.

– Pourquoi dis-tu ça Nathanaël ?

– Tu ne t’intéresses vraiment à rien d’autre que ton Iphone, Kevin. Bon et toi Adrien, tu n’as rien remarqué l’an dernier. 200 étudiants inscrits en master, à son cours, à la fin tout au plus une poignée.

– Mouais… on verra bien d’ici la fin de l’année.

– Ah ! Je ne me lasserai jamais de réentendre cet échange. Intrigante question n’est-ce pas mon cher Darlignac. Mais je crois que vous vous doutez de la réponse.

– Tout est question de temps, n’est-ce pas.

– En quelque sorte. Mes cours sont denses certes, mais pas plus que les autres. Simplement le temps nécessaire à leur étude et à leur assimilation est un peu particulier. Il leur faut sacrifier le temps de l’accélération. Ce temps qui s’évapore dans des activités si pauvres en émotions, qu’à peine achevé leur souvenir s’évapore comme un flocon de neige sous le soleil brûlant.

– Vous êtes vraiment machiavélique. Création et réflexion contre une consommation irréfléchie et absurde. Je comprends d’autant mieux ce petit arrangement. Vous m’aviez demandé de modifier la saveur de certains temps.

– Oui. Et ainsi l’étude approfondie de mes cours nécessite un sacrifice. Ceux-ci ne peuvent être appréhendés qu’au prix d’un certain renoncement, le temps des médias de masse. Loin de moi l’idée d’en faire une abomination, mais il faut savoir raison gardée.

À côté de nous le dragonnier s’est ému de ces paroles.

– Que voulez-vous ? J’ai un fond charitable, n’est-ce pas monsieur Fauconnier. Allons ! Profitez, écoutez et instruisez-vous. Vous avez tout le temps à présent.

– J’y crois pas Kevin. Tu abandonnes. Je croyais que tu trouvais ces cours géniaux.

– Oui. Ils sont géniaux, Solène. Mais je ne sais pas, je ne comprends pas. Je n’y arrive pas. Rien à faire, j’ai beau me ménager du temps libre. C’est peine perdue. Je suis sans cesse distrait.

– Bah, si tu passais moins de temps sur tes écrans, t’y verrai plus clair, s’est moqué gentillement Nathanaël.

– Parle pour toi. Je vois bien que tu rames pendant ses cours.

– Qu’est-ce que vous êtes défaitistes vous deux ! A fait Adrien, une pinte de Guiness à la main. Je n’ai rien changé en mes habitudes et ces cours sont là, dans ma tête. Vraiment je ne vous comprends pas.

– Heu… C’est bien toi, Adrien Fauconnier. Toi qui avais juré de lui faire avaler sa cravate juste après le premier cours.

– Ouaip, c’est bien moi, Solène. Et crois-moi, je compte bien finir l’année, malgré l’ennui que peut me procurer son cours.

Comme pour illustrer ses propos, le ciel s’est brutalement couvert avant de déverser son fiel, dans un concert d’éclairs et de tonnerre, rafraîchissant une atmosphère saturée d’humidité. Au-dessus de leur tête l’auvent de la terrasse les protégea d’une retraite humide et massive.

– Je ne te comprends plus Adrien. Qu’est-ce que tu as en tête ?

En face de lui, Kevin et Nathanaël finissaient leurs verres, tout en le considérant d’un air dubitatif.

– Oh rien de méchant, Solène. Disons que c’est un défi personnel et puis… S’il vous plaît, une autre pinte.

La serveuse, une jeune fille brune, s’est retournée :

– Tout de suite monsieur.

– Arrête Adrien ! Tu bois trop, tu en es déjà à la cinquième.

– Et alors, j’ai toujours les idées claires et je suis à pied.

– En attendant tu ne nous as toujours pas expliqué ce que tu as derrière la tête. A grogné Kevin, en avalant d’un trait son fond de bière.

– Croyez-vous que je ne vous écoutais pas, quand vous parliez de lui. D’ailleurs lequel d’entre vous connaît son nom.

Dubitatif, les trois amis se sont regardés.

– Mais enfin de quoi parles-tu ? On le connaît son nom ! S’est exclamé, agacé, Nathanaël.

– Hé bien vas-y donne le moi ! Allez, vas-y ! Je veux bien parier une tournée que vous ne pourrez pas me le donner.

– Tenu ! S’est écrié Kevin, qui voyait une occasion de le faire redescendre de son piédestal.

Au bout de cinq minutes, tous trois durent convenir devant un Adrien triomphant de leur incapacité à se souvenir.

– Vous voyez ! Jamais, même dès le début de l’année, il ne nous a donné son nom. La seule chose visible ce sont les lettres dorées sur la porte de son bureau : Professeur C.N. Nous avons également disserté sur la vitesse prodigieuse avec laquelle il a corrigé nos copies. Maintenant, toi et Nathanaël, vous vous laissez tomber. Non, vraiment ! Quelque chose cloche et je compte bien le découvrir.

– Tu te fais des idées Adrien. J’ai l’impression d’être dans un mauvais film de séries B ou Z, avec un prof extraterrestre ou je ne sais quoi encore.

Ce dernier piqua une olive et but une grande gorgée de la Guiness, que la serveuse lui avait entre-temps apporté.

– Nous verrons bien ma chère.

Pendant ce temps l’orage avait redoublé de violence, conférant à l’atmosphère une ambiance de film d’horreur.

– Entrez donc monsieur Fauconnier. Que puis-je pour vous ?

– Bonjour Professeur. Pardon bonsoir

– Oh ! Je ne vous savais pas si à cheval sur les convenances.

Ce dernier soutenu sans peine le regard perçant de ce dernier, ce qui le déconcerta quelque peu. Il était extrêmement rare que des mortels lui résistent.

– Oh, il faut croire que j’ai retenu la leçon d’humilité que vous m’avez… comment dire… inculqué en début d’année, professeur L…

Cette fois il fronça nettement les sourcils et un éclat écarlate scintilla dans son regard. Était-ce de la colère ou un profond amusement ?

– Que venez-vous de dire monsieur Fauconnier ? Et, oh ! Asseyez-vous donc ! Vous y serez plus à l’aise pour nous entretenir.

– Je disais professeur…

Un sourire sarcastique se dessinait peu à peu sur son visage.

– L… Lu… cifer.

– Ah ! Nous y voilà donc ! Serais-je le Diable revenu sur Terre pour assouvir quelques désirs ?

– N 'essayez pas de détourner la conversation professeur. Vous êtes Lucifer, le Diable en personne. Et le Diable ne ment jamais, n’est-ce pas ?

– C’est vrai, je ne mens jamais. Maintenant qu’attendez-vous de moi ?

– Comment ! Vous ne l’avez pas encore deviné. À moins, bien sûr, que vos pouvoirs de divination ne soit une légende.

– Nullement, mais je préfère l’entendre de votre bouche. Et puis vous savez, il est inutile de me faire chanter.

Le jeune homme a éclaté d’un rire franc et sincère :

– Je le sais et je ne viens nullement avec cette intention.

– Même si elle vous à effleurer l’esprit.

Un voile noir passa sur les yeux d’Adrien, qui se ravisa :

– Ce que vous faites m’importe peu, mais je vous admire pour ce que vous y faites. Vos enseignements sont remarquables et c’est dans ce but que je suis venu vous trouver.

– Ah ! Voici qui sort de l’ordinaire. Vous souhaitez donc recevoir un enseignement de ma part. Je n’y vois aucun inconvénient. Cependant avant de vous l’offrir, pourriez vous me dire comment vous avez découvert ma véritable identité.

– Un faisceau d’indices professeur. Personnellement je n’ai jamais éprouvé la moindre difficulté à suivre vos cours, contrairement à nombre de mes amis. Ensuite je me suis souvenu que vous ne nous aviez jamais donné votre nom. Et surtout je n’ai jamais oublié avec quelle rapidité vous avez corrigé nos toutes premières dissertations.

Nucifer s’est enfoncé dans son fauteuil, songeur. Prenant sa tasse, il a enfoncé son regard dans celui de son étudiant, nullement incommodé ou effrayé.

– Vous êtes quelqu’un de fascinant monsieur Fauconnier. Je n’ai qu’exceptionnellement croisé des êtres tel que vous.

Les yeux de ce dernier brillait d’excitation. Voyant cela Nucifer sourit. Il est toujours aussi simple de flatter les narcissiques, surtout si ce n’est là que la stricte vérité.

– Alors oui je vous accorderai ce que vous désirez le plus au monde.

– Mais… mais, il y a toujours un prix à payer avec vous.

– Non, non ! Pas cette fois ! Vous quelqu’un de bien trop exceptionnel, alors je ferai une exception.

D’un coup le jeune homme perdit de son assurance, en même que lui montait des bouffées d’orgueil

– Monsieur Fauconnier, je vais vous faire un aveu. Et ne me regarder pas avec ses yeux de poissons morts, s’il vous plaît. Cela ne vous sied guère.

Dans son fauteuil, Adrien Fauconnier s’est ressaisi et a bombé le torse, comme un catcheur qui impressionnerait son adversaire.

– Oui, oui. J’ai pêché par excès en corrigeant toutes vos copies en moins d’une de vos heures. J’étais si pressé de commencer mes cours, que je vous les ai rendues quelques jours trop tôt. Et puis je pensais que mon pouvoir de suggestion serait suffisant pour semer le trouble dans vos esprits.

– Au moins aurez-vous pris une leçon de notre part, énonça d’un ton sarcastique son invité.

Nucifer ne releva pas l’insulte et se tourna vers un portrait de Nietzsche. Levant sa tasse, il l’avala d’un trait avant d’ajouter :

– C’est vrai, ce fut un regrettable erreur de ma part, mais heureuse… Mais passons plutôt aux choses sérieuses. Signez, s’il vous plaît.

Sous les yeux ébahis du jeune homme, un parchemin ardent venait de se matérialiser, tandis que son professeur lui tendait une plume d’oie.

– Voulez-vous le faire expertiser par un juriste ? Mon collègue, à côté, est spécialiste en droit des affaires. Allez le voir, si vous voulez. Dites-lui que c’est moi qui vous envoie.

– Non, non. Je ne voudrais pas vos mettre dans l’embarras.

– Comme il vous plaira.

Se saisissant alors de la plume, il se piqua le doigt et parapha le contrat à peine relu. Aussitôt le parchemin disparut dans le néant.

– Venez donc avec moi monsieur Fauconnier, venez donc vivre cette extase que vous appeler tant de vos vœux.

D’un geste, il traça des arabesques dans l’air et du tranchant de la main fendit le voile de la réalité. Ainsi déchiré, il en écarta les pans et invité son élève à y entrer, puis il referma la déchirure.

– Voici monsieur Fauconnier, le lieu où vous allez pouvoir vivre votre plus cher désir.

– Mais… mais il n’y a rien ici. Rien, noooooon.

– Précisément monsieur Fauconnier. Précisément. C’est le lieu idéal pour plonger en vous-même et explorer votre âme. Hé oui, c’est ainsi que vous le vouliez ou non. Ce n’est pas en perdant votre temps et votre vie en de vaines compensations extérieures que vous capturerez l’essence infinie de votre richesse intérieure. Abandonnez-donc vos oripeaux, de vos trophées et de vos vanités. Dépouillez-vous de toutes vos pensées extérieures et écoutez vos pensées intérieures, votre cœur.

Quelques jours plus tard, devant un parterre solennel de fleurs et de couronnes, une foule estudiantine et professorale rendait un dernier hommage à un ancien étudiant : Adrien Fauconnier.

– Où l’a-t-on retrouvé ?

– Vraiment !

– Mais comment ?

Des murmures troublaient le recueillement de l’assemblée. Personne ne comprenait son geste et encore moins, la façon dont il avait pu s’y prendre. Comment avait-il pu s’empaler sur la flèche du dôme. De plus d’après les premières constations du médecin légiste, son corps avait fait une chute de plusieurs dizaines de mètres, ce qui était encore plus incompréhensible. Le mystère était total.

– Cher ami, que lui est-il arrivé, après votre départ de la sphère ?

– Faut-il croire qu’il n’a su porter le poids de son âme et que la traversée du miroir lui fut fatal. Mais vous êtes mieux placé que moi pour le savoir. Le professeur Jung ne rapporte-il pas un cas semblable, étudié par l’un de ses confrères.

– Si fait, un jeune homme acculé au suicide par un chagrin d’amour, tente de se jeter depuis un pont dans l’eau glacée du fleuve. Mais les reflets des étoiles dans le fleuve a figé son esprit dans la stupéfaction l’empêchant de mourir.

Dans le recoin, le dragonnier a gémis.

– Monsieur Fauconnier vous vous demandez sans doute pourquoi vous êtes ainsi. Pourquoi au lieu de mourir, vous avez acquis cette nouvelle vie. Repensez donc aux paroles de l’Évangile. Mais sachez ceci, je n’ai jamais édicté les règles, ce que votre espèce qui me les impose, même si je suis en mesure d’interférer avec votre inconscient collectif, y apportant de menus changement.

Laissant Adrien à ses réflexions, nous sommes sortis de la serre pour profiter du couchant rougeoyant et sanglant. Nous n’avions qu’un seul regret ce brouillard grisâtre qui empoisonnait l’atmosphère de la ville Lumière. Au fond le soleil disparaît. Bientôt il n’y paraîtra plus et les Ténèbres ressurgiront, agressées par les réverbères.

– Alors monsieur Fauconnier. Mes paroles vous reviennent-elles, que vous disent-elles ? S’est exclamé Nucifer en revenant dans la serre.

– Seul le seigneur peut prendre les vies, ceux qui y mettent fin lui désobéissent et sont damnés pour l’éternité.

– Tu es vraiment machiavélique Lucifer. C’était vraiment une magnifique partie d’échec.

– Une dernière chose monsieur Fauconnier, je ne suis pas le Diable, c’est l’humanité qui m’a voulu ainsi. Je ne suis qu’un démon parmi d’autres, n’est-ce pas Archonos. C’est ainsi que j’ai pu prendre possession de votre âme, en vous la dévoilant. Merci monsieur Fauconnier.


Texte publié par Diogene, 14 novembre 2014 à 18h22
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