Feu-de-Sang
La nuit était tombée lorsque nous sortîmes enfin du bar où nous avions attendu la venue de dame lune. Nous avions pris un maigre dîner, nous étions au mieux de notre forme. Cela faisait plusieurs jours déjà que nous guettions les bateaux d’un port d’Irrepir, le Second Royaume, que nous avions gagné par les terres, échappant à l’armée de Dajomaan.
L’air était frai : l’automne, qui avait tardé à s’installer, avait repris ses droits, aussi l’Edenté et moi grelotâmes en quittant la chaleur de la taverne, où se trouvait encore la plupart des corsaire de l’Altier. Contrairement à Dajomaan, qui préservait son patrimoine culturel, Irrepir avait pleinement adopté la langue universelle qui s’était répandue lors de la Guerre Liante, oubliant son patois démodé : le nom de l’Altier ne faisait pas exception à la règle.
— Tu es prête ? me demanda l’Edenté alors que nous approchions du navire en question.
J’hochai sèchement la tête, et il accéléra le pas alors que je m’arrêtais au milieu du quai. Je le vis devenir une simple ombre parmi les autres au milieu de la nuit et disparaître au bout du quai lorsqu’il se pendit au-dessus de l’eau. Alors, je sortis un vieux pistolet de ma ceinture, tirai un coup en l’air et me mis à hurler.
— Au secours ! Aidez-moi !
Je courus comme une folle le long du quai, continuant d’appeler à l’aide. Seul navire duquel on était susceptible de m’entendre, le reste de l’équipage de l’Altier devrais venir à mon secours.
Cela ne manqua pas : une silhouette se profila derrière le bastingage. Je criai de plus belle :
— A l’aide ! Je vous en supplie, quelqu’un !
La silhouette n’hésita plus : je la vis se déplacer le long du navire et descendre la passerelle qui le reliait au quai. Au fur et à mesure qu’il courrait vers moi, je pus le reconnaître comme le capitaine de l’Altier, que nous avions vu plus d’une fois avec l’Edenté. Le combat s’annonçait difficile.
La victoire n’en serait que plus douce.
J’aperçu l’ombre de l’Edenté remonter sur le quai et se précipiter sur la passerelle : le capitaine ne l’avais pas vu, ma diversion avait réussi. Je n’avais plus qu’à mater le molosse. Cela devrait être chose assez aisée étant donné l’entraînement que m’avait donné l’Edenté durant nos longues semaines de marche à travers le Premier Royaume pour atteindre sa frontière avec le Second. Il avait trouvé mes points faibles et m’avait aidée à les corriger. Ce n’était que de l’entraide je ne voulais pas croire à une quelconque marque d’amitié de sa part. Il était logique que sa compagne d’aventure soit un niveau de combat valant le sien.
Lorsque le capitaine fut sur moi, je dégainai mes deux dagues. Je devais commencer par tester un peu sa force et sa méthode, aussi commençai-je par un coup simple, misant sur la force brute et sans méthode. Ma dague fondit énergiquement sur son bras et… atteint sa cible. J’eus un sursaut en voyant ma lame déchirer son vêtement et pénétrer sa chaire, faisant couler du sang.
Je fis un bond en arrière. Cet homme n’avait-il donc aucun réflexe ? Il poussa un cri en reculant, se tenant le bras. Et une chochotte avec ça ? Non mais, comment a-t-il pu devenir capitaine ? Il approcha sa main de son fourreau avec une lenteur méprisable. Je soupirai en songeant que j’aurais déjà pu l’écharper. Il dégaina, et riposta. Je parai son premier coup, attaquai en retour. Il se fit toucher à l’épaule. Il cria, je pivotai avec trop d’aisance à mon gout et plaçai l’une de mes lames sous sa gorge.
— On ne bouge plus, papi.
Il lâcha sa lame, levant les deux mains en tremblant.
— P-Pourquoi ? bafouilla-t-il.
— Vous êtes le capitaine de ce navire ?
Il hocha la tête. Aussi inoffensif qu’un chiot. Je retirai ma lame et, me présentant devant lui, inclinai la tête.
— Enchantée. Je voudrais me faire recruter dans votre équipage. Et lui aussi.
— Qui lu… !
Il tourna lentement la tête. L’Edenté lui chatouillait la nuque de la pointe de son sabre. Il avait un étrange tricorne sur la tête.
— On n’avait pas dit un truc de valeur ? commentai-je.
— Si, mais ils sont complètement fauchés. Alors j’ai pris le chapeau du capitaine.
— M-Mais comment ? Comment êtes-vous monté à bord ?
— Cher capitaine, ça s’appelle une distraction.
Il sembla remarquer ses blessures au bras et à l’épaule.
— Il fallait le vaincre, pas le réduire en charpie.
— C’était dans mon intention. Mais il est vraiment pas doué.
Il soupira en abaissant son sabre.
— Un capitaine gauche, un navire sans butin… je crois qu’on n’a pas choisi la bonne cible. Enfin, on va rehausser le niveau.
Il retira le chapeau et le tendit au capitaine, qui le prit entre ses mains tremblantes.
— Tenez. Je suppose qu’on n’avait pas besoin d’en faire autant, vous ne verrez pas d’inconvénients à ce que l’on intègre l’équipage ?
— Un inconvénient ? Un inconvénient ? Parbleu non ! Ah ça, non de chez non ! Vous êtes super forts tous les deux !
Il se releva, remit son chapeau et me serra chaleureusement la main, avant de faire de même avec l’Edenté.
— Je m’appelle Frédéric, vous pouvez dire Fred. Et vous, c’est comment ?
L’Edenté et moi nous regardâmes. Ce n’était vraiment pas très glorieux d’utiliser un prénom. Surtout que nous n’en avions pas. Une idée naquit alors dans mon esprit.
— Lui c’est Cléo, dis-je. Cléopendre.
Il me jeta un regard noir, et je me retins de sourire. Il n’aimait pas ce nom, où était-ce mon jeu-de-mot avec la pendaison qui le mettait en rogne ?
— Quant à moi, je suis…
— Fides, compléta-t-il. Elle s’appelle Fides.
Fides ? Où était-il allé chercher ça ? Ça ne sonnait vraiment pas bien.
— Enchanté Cléopendre et Fides, allez, montez à bord ! On a plusieurs cabines de libre, et je vois à vos têtes que vous n’avez pas beaucoup dormi ces dernier temps.
Je grimaçai. Il faisait vraiment preuve de trop de sollicitude pour un corsaire. J’espérais franchement qu’il n’en irait pas de même avec le reste de l’équipage. A voir l’air sur le visage de l’Edenté, je devinai qu’il pensait à la même chose.
Nous passâmes la nuit sur le navire, et au matin Frédéric nous présenta au reste de l’équipage, nous faisant faire le tour des cabines puis du pont. Il y avait quelques gros bras du même calibre que leur capitaine, mais la plupart n’avait pas la même silhouette, pour autant, leur musculature était bien développée : ceux-là avaient été engagés non pas pour leur force physique, mais pour leur talents au combat. Il n’y avait donc a priori pas que des bras cassés dans l’équipage. Je réalisai aussi avec stupeur que plusieurs femmes travaillaient à bord. Pourtant, elles me semblaient bien frêles. Avec un signe de tête dans leur direction, je demandai à Frédéric :
— Elles pillent, elles aussi ?
— Oh non ! La plupart d’entre elles sont là pour le travail annexe, s’occuper de l’entretien du bateau, des repas, mais aussi surveiller les voiles et parfois tenir la barre.
— Ah, je vois.
— Mais il y a aussi Marguerite.
Il désigna du pouce une femme qui nous observait de loin, le dos et les coudes contre le bastingage, une bouteille marron à la main. Elle, contrairement à ses compagnes, avait du biscuit dans les bras.
— Elle fait partie intégrante de l’équipage, elle combat et a droit à sa part du butin.
L’Edenté réagi à cette déclaration.
— Du butin ? Ce n’est pas le roi qui le récupère ?
— Oh non, lui il veut juste qu’on combatte les navires de l’empire et qu’on s’immisce dans leur commerce, pour ainsi dire. Ça lui suffit très bien, nous pouvons garder le reste. Il me semblait qu’il en allait de même dans le premier royaume… C’est bien de là que vous venez, non ?
— Hum… A vrai dire, non. Enfin si, mais… Ce sera plus simple si je vous explique. Je suis originaire du Premier Royaume, je me suis engagé dans l’armée de terre à la mort de ma femme, dénué de l’espoir de vivre. Après de nombreuses batailles, où j’ai survécu, j’ai été promu. Puis, alors que peu à peu, je retrouvais gout à la vie, j’ai été fait prisonnier de guerre. Pour survivre, j’ai… j’ai agi en lâche et ai accepté de me battre pour l’Empire. C’est ainsi que j’ai atterrit dans leur marine. C’est là-bas que j’ai rencontré Fides, on a vite établie une relation profonde. Elle avait perdu son père, moi ma fille. On s’est un peu comme retrouvé. Quand notre navire s’est fait prendre par le Premier Royaume, on a été condamnés à mort, mais on est parvenu à échapper à la corde. Puis on a longtemps marché pour atteindre la frontière, et maintenant on voudrait prendre un nouveau départ. Je… je ne peux vous cacher que, logiquement, nous sommes des criminels, étant donné l’alliance entre le Premier et le Second Royaume, mais… je vous en prie, ne nous dénoncez pas. Nous sommes des corsaires de talents, nous saurons vous être utiles.
Pendant qu’il parlait, je remarquai la dénommée Margueritte s’approcher, écoutant son petit discours. Là où le capitaine sembla ému, elle resta de marbre.
— Bien sûr, déclara Frédéric. Vous êtes à n’en pas douter de bons éléments et…
— Et de bons menteurs, dit Margueritte d’un air amer.
— Margueritte…
— Enfin, capitaine, vous êtes complètement débile où quoi ? prisonnier de guerre de l’armée de terre ? Les combats à terre ont cessé depuis des décennies ! Et que ferait une jeune fille dans la marine de l’empire qui, à ce qu’ont dit, est de la pire misogynie ?
— Il ne faut pas croire tout ce qu’on dit, me défendis-je, piquée au vif. J’étais un des meilleurs éléments de l’équipage !
— Ah oui ? Mais comment as-tu pu embarquer ?
— Un des corsaires m’a pris pour fille lorsque j’étais toute petite. Il m’a enseigné l’art de l’épée, les valeurs de la piraterie, et lorsque je vois à quoi vous ressemblez tous sur ce foutu navire, je me demande si je n’aurais pas préféré la corde, bande d’épave !
— Comment oses-tu, fille de l’Empire ?
— Chienne d’Irrepir ! Nul me tient en laisse, je vais à ma guise d’un camp à l’autre, je ne suis sous la coupe de nul maître, mon seul parent est la piraterie !
— Tu n’es donc qu’une traitresse à laquelle on ne peut pas faire confiance.
Je sentis mon sang bouillir, dégainai ma dague et bondis en avant.
— Un jour tu vas te recevoir ma dague dans le trou du…
— Ça suffit, m’interrompit l’Edenté d’un ton sec.
Je lui jetai un coup d’œil. Il avait un air sévère, celui qu’il avait lorsque je refusais de m’entraîner. Un regard dur, glaçant, qui suffisait d’habitude à me faire comprendre que je devais m’en tenir là. Mais dans cette situation…
Je me tournai à nouveau vers Margueritte avec une grimace méprisante, et crachai sur le pont devant ses bottes avant de me détourner.
— Menteuse, souffla l’Irrepoise. Il est là, le maître qui tient ta laisse.
Je fis volte-face et me jetai sur elle, dague brandie. Je la saisis par le col, en rage, mais elle ne sembla pas effrayée, ni même surprise. Seule se lisait l’arrogance sur sa figure. L’Edenté et Frédéric s’avancèrent d’un même geste pour me retenir, mais ils n’en eurent pas besoin, je la lâchai de moi-même en la repoussant de toute ma fureur, puis de m’en allai d’un pas menaçant avant d’aller trop loin. J’entendis l’Edenté présenter "toutes ses plus plates excuses" au capitaine et à la pimbêche, puis me suivre précipitamment jusque dans notre cabine.
— Franchement tu exagères, Feu-d… Fides. Tu vas tout gâcher si tu continues à te comporter comme ça.
— Tout gâcher quoi ?! Je pensais chaque mot que j’ai dit à cette chienne d’Irrepoise ! Qu’est-ce qu’on fout sur ce navire pourri ? On dirait un jardin d’enfant !
— Il nous faut bien un bateau pour repartir.
— Repartir pour quoi, hein ?
Arrivée dans la cabine, je m’assis sur ma couche et croisai les bras.
— J’aimerais que tu m’explique à quoi ça sert tout ça, parce que sans bonne raison, serment ou pas je me casse !
J’étais vraiment furieuses, mais je ne pensais pas ce que je venais de dire. Ç’aurait été stupide de laisser tomber l’Edenté après être allée si loin pour le secourir. J’espérais simplement qu’il comprenne à quel point j’étais frustrée, et qu’il me respecte un peu plus.
Il frappa violemment du poing sur la table, me faisant sursauter. Peut-être m’étais-je montrée un peu trop frustrée.
— Il me faut ce navire. Et plus je découvre celui-ci plus je me dis qu’il est idéal. Le commandant est un faible d’esprit, et l’équipage est fort. Ecoute attentivement. Bientôt, ce bateau sera le mien, et le roi Oscar regrettera ce qu’il a fait subir à mon équipage.
En le regardant, je sentis la peur me tordre les entrailles. Dans ses yeux brûlait une détermination et une haine telles qu’on aurait cru qu’il allait transpercer le cœur de qui le regardait de trop près.
— Je retrouverai le Fer Blanc, et j’écraserai tous les mutins présents à son bords ayant contribué à la condamnation de mes compagnons. Du Kotarn il ne restera plus qu’une légende, qui disparaîtra elle aussi des mémoires pour tomber en disgrâce. Quoi que tu en penses, Feu-de-Sang, tous les traîtres présents à bord cette nuit-là périront.
C’était donc ça. C’était ça qui l’avait poussé à avancer ces derniers jours. Ça qui lui donnait cette mine sombre et froide à la tombée de la nuit. Ça qui lui faisait endurer l’humiliation d’être sous la coupe d’un capitaine aussi faible. La haine. La vengeance. Bien sûr. Comment ai-je pu croire un instant qu’il n’y aurait pas de représailles à la mort de son équipage ? Bien sûr que la perte de ses compagnons, de ses amis, de ses frères l’avait touché, et ce bien plus profondément que je le croyais.
Je ressentis une admiration soudaine face à tant de détermination, tant de force et de sens de l’honneur. Un respect nouveau naquit en moi à l’égard de cet homme que j’avais d’abord haïs, avant de me plonger dans l’indifférence.
— J’aimerais que tu me racontes, dis-je avant de pouvoir me reprendre.
La lueur dans son regard s’éteignit.
— Te raconter ?
Je serrai les dents, maudissant ma langue qui avait parlé sans consulter ma volonté, mais il serait plus humiliant encore d’en rester là et de me laisser gagner par la gêne, aussi allai-je jusqu’au bout de mon idée.
— Raconte-moi ta vie avant d’être corsaire pour l’Empire. Comment es-tu arrivé là ?
Un sourire effleura ses lèvres, mais il disparut bien vite.
— Ce soir peut-être. Pour l’instant, j’aimerais discuter avec le capitaine. Tu n’as qu’à aller boire un verre, il y a une taverne pas loin. Profites-en tant qu’on ne lève pas l’encre.
— De quoi veux-tu parler à ce bon à rien ?
— Eh bien, il serait dommage prendre le large sans que je sache où nous allons.
J’hochai la tête.
— Je viens avec toi.
— Hors de question.
— Pourquoi ?! m’offusquai-je.
— Je ne veux pas que tu causes de problèmes.
Il me jeta un regard sévère. J’allais protester mais, au fond, il avait raison. Frédéric m’agaçait au plus haut point, et je préférais de loin être dans un bar qu’en compagnie de cet homme.
Je soupirai et grognai :
— D’accord…
Ça m’embêtait tout de même d’être laissée de côté, d’autant plus que ça me prouvait que l’Edenté n’avait aucune confiance en moi pour garder mon sang-froid. Et je n’étais pas certaine qu’il ait tort.
Remarquant ma déception, il ajouta :
— Tu seras mise au courant de tout ce qui sera dit, je te le promets. De plus, c’est dans les bars qu’on se fait des potes, non ?
Je lui jetai un regard interrogateur de mon unique œil. Il eut un sourire.
— Mieux vaut nous faire bien voir de l’équipage. Ce sera plus simple pour prendre les rênes.
Je soupirai en secouant la tête. Je me levai en sortis de la pièce, triturant mon ceinturon d’arme d’un geste machinal, ruminant en silence tandis que je montai sur le pont supérieur. Voilà qu’à présent, je devais m’acoquiner avec ces imbéciles… enfin, qui sait ? Peut-être que ce seraient de chics types, comme Iris noire et son jumeau, Serpent ou Gosier. Je poussai un profond soupire en songeant à mes compagnons, dont l’Edenté venait de jurer la mort. Des mutins, a-t-il dit ? Ce n’est que son point de vue. En vérité, ils sont restés fidèle à leur véritable capitaine. Si l’issu de la bataille avait été différente, n’aurait-il pas lui aussi voulu se révolter contre le Kotarn ? Jamais il n’aurait plié l’échine face à un autre capitaine que le sien.
Alors que je me faisais ces réflexions, j’arrivai devant la taverne la plus proche, celle où l’Edenté et moi nous étions trouvés la veille au soir. J’en poussai la porte. L’établissement était peu rempli à cette heure-là, au milieu de la matinée la plupart des gens travaillaient, les souls de la veille étaient rentrés chez eux. C’était à ce moment-là que le bar se reposait vraiment. Il y avait tout de même quelques personnes présentes pour je ne savais quelles raisons, mais je les ignorai pour m’accouder au comptoir. Le tavernier s’approcha, tout sourire.
— Que puis-je vous servir, mademoiselle ?
N’y avait-il donc que des niais dans cette ville ?
— Du tafia. Un grand verre.
— C’est un alcool très fort. Vous êtes certaine que vous ne préférez pas du cidre, ou un thé ?
Je lui lançai un regard noir, il s’éclipsa en vitesse pour remplir mon verre. Il revint quelques secondes plus tard et posa un petit verre rempli de tafia sur le comptoir devant moi.
— J’ai dit un grand verre, grondé-je. T’a de la merde dans les oreilles, face de mouche ?
— Mais… C’est un grand verre. Comme je vous l’ai dit, cet alcool est très…
Je frappai du poing sur le bois verni.
— Je n’en ai rien à faire, serre-moi ce que je te demande, le reste me regarde.
Il soupira, sortit un verre à bière de sous le comptoir et transvasa le tafia dedans, avant de compléter avec la boisson jusqu’à ce qu’il soit rempli de moitié.
— Je suis vraiment désolé, mais je ne peux pas vous donner plus, dit-il. C’est contraire aux lois du gouverneur de la ville.
Je soupirai et portai le verre à mes lèvres, avant de grimacer. Ce tafia avait un gout horrible, et était loin d’être aussi fort que ce à quoi j’avais l’habitude. Agacée, je reposai le verre, me retenant pour ne pas faire une scène dans la taverne.
— Ça vous fera trois pièce d’or, mademoiselle.
— Quoi ?! rugis-je.
Je n’y tenais plus. Je sentais que j’allais lui sauter à la gorge d’un instant à l’autre.
— Eh bien, heu… c’est que le tafia est très taxé, vous comprenez, et…
Il fit quelques pas en arrière lorsque je tirai ma dague et la plantai dans le bois du comptoir.
— Ecoute-moi bien, tête de lèche cul. Tu vas baisser ton prix avant que je te tranche la gorge et saccage ta taverne, c’est clair ou pas ?
— Mais je… Ce n’est pas moi qui…
Je me penchai un peu plus par-dessus le bar, mes yeux brillant de fureur.
— Je… je vais chercher le patron.
Il s’enfuit en courant dans l’arrière-boutique, et je soupirai de frustration en m’affalant à nouveau sur le bar.
— Quelle bande de voleurs, grommelai-je avant de prendre une autre gorgée de tafia, qui me fit grimacer. Et ils osent appeler ça de l’alcool ? Mon œil, c’est de la pisse de chien, oui…
Je repoussai le verre loin de moi et parcourrai les étagères de bouteille des yeux, en quête de quelque chose qui saurait étancher ma soif. Malheureusement, ce n’était partout que cidre, bière, et de ci de là quelques vins, de pas très bonne qualité manifestement.
— Il n’y a donc que des fillettes là-dedans ?
Je commençai à envisager d’aller dans un autre établissement, lorsque l’on posa une bouteille d’un alcool clair devant moi. Je tournai la tête. C’était un homme, d’une cinquantaine d’année à vue d’œil, avec une barbe noire et crépue malgré une peau plutôt pâle. Je le reconnus comme étant un membre de l’équipage de l’Altier. Il me souriait d’un air complice.
— Le tafia est dégueu ici. Je te serre un verre ?
Je pris la bouteille et l’examinai un certain moment.
— De l’alcool de riz ? demandé-je d’un air surpris.
— Pas loin ! t’a l’œil, j’aime bien ça. C’est produit à base de quinoa, ça vient de l’Empire.
— De l’Empire ?! Comment t’es-tu procuré ça ?
— Lors du dernier abordage, sur la principale route commerciale reliant l’Empire à son allié. Il y en avait des caisses. La plupart ont malencontreusement finies à l’eau, mais on a pu en sauver quelques-unes. Je te préviens, c’est plus fort que l’alcool de riz.
Je débouchai la bouteille et reniflai le contenu, qui m’assailli les narines. En effet, je devais bien admettre qu’en termes d’alcool fort j’étais servie. Je portai la bouteille à mes lèvres et pris une gorgée prudente, qui me brûla le gosier et enflamma agréablement ma bouche.
— Ah, m’exclamai-je en reposant la bouteille. Ça, c’est du bon. Dis-moi, qu’est-ce qu’ils ont ici avec l’alcool ?
— C’est le gouverneur. Il a mis en place tout un tas de règlementations là-dessus.
— Il est chiant, celui-là…
— Il n’a pas complètement tort… ça permet de préserver la santé de la plupart des habitants, l’alcool est très mauvais pour le corps. Et puis, il parait que depuis la vie est plus douce ici. Il y a moins d’incidents nocturnes, si tu vois ce que je veux dire.
— Pas la peine de chercher à me préserver, j’en ai déjà vu de toutes les couleurs. En outre, nos autres corsaires, nos jours sont comptés de toute manière. On a bien le droit à ces plaisirs-là.
— Parfaitement d’accord, dit-il avant de prendre une autre gorgée.
— C’est quoi ton nom, à toi ?
— On s’est vu ce matin.
— Si tu crois que j’écoutais le charabia de ce capitaine simplet…
— Méfie-toi de lui.
Il baissa la voix, comme s’il craignait qu’on nous écoute.
— Je sais des choses à son propos que les autres ignorent. Je ne devrais pas te mettre dans la confidence, Fides, mais toi et ton copain avez le profil des types qui font pas long feu sur l’Altier.
— Que veux-tu dire ? demandai-je, sceptique quoique mon intérêt fût piqué.
Il ouvrit la bouche pour répondre, lorsqu’un autre homme s’immisça dans la conversation.
— Alors, Liam, on drague la jeunette à peine arrivée à bord ?
C’était manifestement un autre membre de l’équipage, un imbécile à n’en pas douter. Mais ce qui m’assombrit fut d’entendre le nom du quinquagénaire. Liam. Je poussai un soupire et quitta le comptoir.
— Merci pour le verre, dis-je avant de me diriger vers la sortie.
— Hé, me retint le nouvel arrivé. Excuse-moi, tu veux ? Je voulais pas te vexer. Reste donc, prenons une table et une bière, hein ?
Il tendit la main, ôtant sa caquette avec un sourire de benêt.
— Je suis Camille. Tu te souviens sans doute pas de moi, vu tout le monde que t’a présenté ce bon vieux Fred.
Ce bon vieux Fred. Ce gars-là n’avait pas la même vision des choses que le dénommé Liam. J’allai refuser, puis je resongeai à ce que m’avait demandé l’Edenté, et soupirai en hochant la tête. Nous prîmes place tous trois autour d’une table, et le benêt se proposa d’aller commander les bières. J’allais acquiescer lorsque je vis revenir le tavernier, accompagné d’un jeune garçon. Son fils, peut-être ? Quoi qu’il aurait été fort malvenu de l’ignorer après ce qui s’était passé, ça n’aurait pu que me causer des ennuis, alors je déclinai l’offre de mon nouveau compagnon d’arme et me levai pour aller chercher les boissons moi-même.
— Je… mademoiselle, bafouilla le tavernier. Voici le… monsieur…
— C’est bon, Victor, je prends le relai, déclara l’enfant en le dépassant.
A ma grande stupeur, le tavernier s’inclina légèrement avant de déguerpir s’occuper d’autres clients.
— Alors comme ça, tu causes des problèmes ? dit-il d’un ton sévère qui n’allait guère avec sa voix juvénile.
— Et tu es ? rétorquai-je, railleuse.
— Alain Guy Molain, fils de Robert Molain. Je suis le patron de cet établissement.
J’eus un rire moqueur en m’accoudant au comptoir.
— Je suis très sérieux, dit-il avec un froncement de sourcils. Et si tu continues à semer le trouble dans mon établissement, je me verrai dans l’obligation de te chasser.
Je gloussai.
— J’aimerais bien voir ça ! Néanmoins, tu as de la chance petit, un pote m’a trouvé de la bonne gnaule. Tu joues très mal à la dinette, ton tafia est dégueulasse.
Il frappa la table de son poing.
— Rien de tout ceci n’est un jeu, et j’aimerais que tu me montres à peu plus de respect. Sais-tu seulement qui je suis ?
Je sursautai en entendant son timbre de voix changer. Il entrait donc dans l’adolescence, sa voix muant.
— Tu m’as tout l’air d’un gamin qui se prend déjà pour un adulte. Bon, j’ai pas que ça à faire. Je prendrai trois bières, pour la table, là-bas.
Il se tendit, visiblement offusqué.
— Je ne suis pas un serveur ! Tu n’as donc jamais entendu le nom de Molain ? Tu devrais baisser les yeux, étrangère, pour ne pas finir dans les geôles de la ville.
— Les geôles ? raillai-je encore.
— Parfaitement ! Mon père est le gouverneur de la ville, et cette taverne m’appartient.
— Ah, je vois. Tu n’es qu’un fils à papa, donc.
— Tu peux parler ! Tu es à peine plus âgée que moi et tu pourris déjà ton corps en abusant de l’alcool. Tu ne feras pas de vieux os, je peux te le garantir.
— Personne ne fais de vieux os là d’où je viens. A moins d’avoir une veine de cocu.
— De… ? Serais-tu une prostituée ?
J’eus une exclamation, hésitant entre l’hilarité et l’offense.
— Bougre nom ! Je suis corsaire moi ! Et si l’un de nous deux devrais montrer du respect à l’autre, ce serait plutôt toi ! Tu prétends que c’est moi qui pourri, mais ce n’est pas moi qui vis dans une villa, dormant dans un grand lit et m’empiffrant de sucre à longueur de journée. Celui qui finira seul et complètement pourri, de nous deux, c’est toi. Alors arrête de jouer les adultes, et passe le message à ton soi-disant subalterne qu’il y a des hommes, des vrais, qui ont soif.
Je me détournai et fit quelque pas vers la table où les deux autres me regardai revenir d’un air détaché, ne se doutant pas de la conversation que je venais d’avoir. Soudain leurs yeux s’écarquillèrent alors qu’ils fixaient un point derrière moi. Leur expression reflétait surprise et effroi, leurs bouches s’entrouvrirent en cri naissant. Je connaissais bien cette expression. Avant même que j’en ai conscience, mon instinct prit le dessus, je plongeai sur le côté en me retournant, et un couteau de jet passa à une dizaine de centimètres de ma tête. Debout sur le comptoir, le garçon, Alain comme il s’était présenté, avait encore le bras en avant du lancé qu’il venait de faire. Ni une ni deux, mes réflexes ne me laissant pas la liberté de la surprise, je dégainai mon sabre et me précipitai sur le garçon. Il bondit du comptoir et atterrit lestement sur ses jambes quelques mètres plus loin. Ma lame fendit l’air en direction de sa gorge, il esquiva, fit fondre un couteau vers mon bas-ventre, que j’évitai de justesse. Ce garçon était plus rapide qu’il n’en avait l’air, et manifestement il attaquait sérieusement, sans peur de blesser son adversaire. Il était difficile de croire qu’il n’était qu’un fils de gouverneur.
Je repartis à l’offensive, faisant attention cette fois de ne pas ouvrir ma garde. Ma lame passa à quelques centimètres de son oreille, il visa à nouveau mon bas ventre, mais cette fois j’y étais préparée. Je pivotai pour me retrouver face à son flanc, dégainai ma dague de ma main gauche, que je fis fuser vers sa cuisse. Il eut une retraite maladroite, j’enchaînai avec un coup de sabre à l’épaule, profitant de son déséquilibre. Ma lame entailla sa chaire. Ce n’était rien de grave, une blessure des plus superficielles, quoique douloureuse du fait de la proximité des os. Il eut une exclamation plaintive mais, contrairement à ce à quoi je m’attendais, il ne se le tint pas pour dit. Ce garçon avait de l’expérience au combat, un novice blessé n’aurait jamais, à mon avis, eu le courage de poursuivre l’offensive.
— Qui es-tu ? demandai-je en cessant d’attaquer, me contentant de parer avec des fracas de métal les coups qu’il voulait me porter.
Il ne répondit rien, son front en sueur, concentré sur le combat. Malgré tout, sa blessure le désavantageait nettement, et ce fut sans plus de mal que je l’acculai au mur, la pointe de sabre juste devant sa gorge.
— Qui es-tu ? demandai-je à nouveau.
— Je te l’ai dit, haleta-t-il. Je suis Alain Guy Molain, fils du gouverneur de cette ville.
— Comment se fait-il qu’un gosse de riche tel que toi ait déjà de l’expérience au combat ?
— Pourquoi te le dirais-je ? dit-il d’un air bravache.
J’appuyai un peu plus la pointe de mon arme, faisait perler une goutte de sang.
— C’est un bon argument, railla-t-il. Mais es-tu vraiment prête à me tuer ? Ici, devant des témoins ?
— Mes compagnons m’ont toujours dit que mon plus grand défaut était mon impulsivité. Je ne suis plus à une tête près.
— Je vois, néanmoins…
— Qu’est-ce qu’il te coûte de répondre ? crachai-je, l’interrompant.
— Soit, soit. Mais ne vaudrait-il pas mieux discuter de tout cela ailleurs ? Nous attirons l’attention.
Je soupirai. J’étais forcée d’admettre qu’il avait raison. Je baissai puis rengainai ma lame, et attendit.
— Par ici, dit-il en me contournant pour se diriger vers le comptoir. Je jetai un coup d’œil en arrière. Le Camille et Liam n’était plus là. J’haussai les épaules et suivis le garçon jusque dans l’arrière-boutique. Là, je restai bouche-bée. Moi qui m’attendais à quelque chose de banal, en bazar, avec tout juste un canapé, je ne pouvais m’être trompée davantage. C’était tout un salon coquet, avec une grande cheminée dans laquelle brûlait un feu crépitant. Deux gros fauteuils de cuir se trouvaient de part et d’autre de la pièce, et des étagères vernies accueillaient, sur toute la longueur d’un mur, une quantité incroyable de livres. Le reste de la pièce était décoré de tapis, de tableaux, et d’objets d’art en tout genre.
Alain saisit un ouvrage qui était resté sur le premier fauteuil, le posa négligemment sur une table basse puis s’assit, bras croisés. Il me jeta un regard appuyé, que je lui rendis. Il attendait que je m’asseye, et je n’aimais pas du tout son attitude de "c’est moi le chef".
— Tu t’assois ? finit-il par demander, impatient.
Je secouai la tête.
— Je suis mieux debout.
Il soupira.
— Comme tu veux, si tu tiens tant à me contrarier.
Quoique fortement agacé par ses airs, je ne pouvais m’empêcher d’être impressionnée. Ce n’était pas n’importe qui pour garder un tel calme alors qu’il était blessé, et qu’une personne en capacité de le tuer se tenait dans la même pièce que lui avec des airs provocateurs.
— Alors ? ajouta-t-il après quelques secondes. Que veux-tu savoir ?
— Où as-tu appris à te battre ?
— En Yzân. Ensuite ?
Encore une fois, il m’agaça et m’impressionna par son audace en formulant une réponse si directe.
— En Yzân ? Pourquoi étais-tu là-bas ?
— Je visitais un parent.
— Quel rapport avec le combat ?
— Il y a eu une guerre civile. Mon parent étant responsable de la contrée en question, je suis intervenu avec ses troupes pour calmer le jeu.
— Mais… Quel âge avais-tu ? Pourquoi ton parent aurait-il envoyé un enfant se battre ?
— J’avais onze ans. Si je me suis battu, c’est parce que c’était ma seule raison de vivre.
— Explique-toi.
Il soupira, réticent, mais poursuivit :
— Je suis un bâtard. Le gouverneur n’est pas mon père de sang, mais mère est bel et bien sa femme.
— Alors pourquoi portes-tu son nom ?
— Soi-disant par bonté de sa part, grommela-t-il.
— Et que te fait-il faire en échange ?
Il haussa un sourcil, comme si c’était l’évidence.
— Il m’envoie me faire trouer la peau sur tous les fronts. Selon lui j’ai du talent et je dois le mettre à profit. A son profit, évidemment.
— Evidemment. Tu me sembles bien détendu et sûr de toi, pour la vie que tu mènes.
— Pourquoi ne le serais-je pas ? Je ne suis plus un enfant depuis belle lurette, j’ai tout compris de ce que la vie me réserve, de comment fonctionne le monde. Sache, impertinente, qu’il n’y a pas de "gosse de riche" dans cette pièce.
Je me renfrognai, et passai à un autre sujet :
— Ce parent, à Yzân… qui est-il ? Comment se fait-il qu’il soit seigneur chez l’ennemi ?
Il haussa les épaules.
— Un coup du sort. Il est le cousin de mon père, leurs mères respectives étant sœurs jumelles, mais furent séparées par des mariages différents, bien avant qu’Yzân ne s’engagent dans la guerre aux côtés de l’Empire. Il a pu gravir les échelons, étant né dans une bonne famille, et ce fut presque aisé pour lui de devenir baron.
— Et son nom ?
— On l’appelle couramment le Baron Claude. Mais que t’importe-t-il de le savoir ?
J’haussai les épaules.
— J’aime bien me tenir informée. Du reste, ça ne te regarde pas.
— Alors, es-tu satisfaite ?
J’allai confirmer lorsqu’il ajouta :
— Assez pour payer ton verre de tafia ?
Je restai immobile quelques instants, puis vis un sourire se dessiner sur ses lèvres. J’éclatai de rire.
— Je crois que je commence à t’apprécier ! Je vais devoir m’en aller avant que cela n’empire.
— Oui, tu as raison de rire maintenant. Car je doute que tu aies encore de bonnes raisons pour le faire plus tard.
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