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tome 1, Chapitre 19 « Forban - Partie 2 » tome 1, Chapitre 19

- Tu auras bientôt la preuve de la véracité de mes déclarations. Laurence a pour ordre de revenir dès la besogne terminée. Ne l’entends-tu pas approcher de l’autre côté de la porte ? Un pas après l’autre, le marchand de mort vient récupérer son dû.

Quelques instants plus tard, on frappa. Sur un signe de la reine, un garde m’empoigna par le col et me releva, m’orientant vers la porte qu’un valet s’apprêtait à ouvrir. La main gantée s’approcha de la poignée d’or. En un déclic, elle s’abaissa. Le valet tira, dévoilant un homme debout derrière le panneau.

Je crus vivre un cauchemar.

Cadavre avait une épée ensanglantée à la main. Il avait le regard froid et fermé que je lui connaissais depuis toujours. Il fit quelques pas en avant dans la pièce. Ses habits princiers ne me semblaient plus si ridicules, au contraire : ils l’englobaient d’une aura de puissance à glacer le sang.

- Alors, fils ? demanda la reine.

Cadavre posa un genou à terre devant le canapé où étaient assis ses parents.

- J’ai exécuté vos ordres.

- C’est bien, tu es un bon garçon.

- Maintenant rendez-la moi.

- Cadavre, intervins-je avec un soupçon de panique. Tu n’as pas… Non, ce… t’as pas fait ça, si ? Cadavre, dis-moi…

Il frémit, toujours agenouillé devant ses parents, sans oser me regarder.

- T’as pas fait ça ?!

Je commençai à me débattre, espérant échapper à l’emprise de mes gardiens.

- Cadavre, je ne le crois pas ! Tu ne peux pas avoir fait ça ! C’est faux, tout est faux, ce sang n’est pas le leur ! Cadavre !

- Je suis… souffla-t-il.

Il se releva et se tourna vers moi. La tristesse inondait son regard.

- Je suis, répéta-t-il, le prince Laurence de Dajomaan.

Il tendit son épée devant lui.

- Et ceci est bien leur sang.

- Non, m’étranglai-je. Non…

Je me laissai tomber sur les genoux, les yeux fermés, les paupières gonflées de larmes.

Je ne pouvais pas le croire.

Je n’en avais pas le droit.

Le regard que Cadavre m’avait lancé tout à l’heure n’était pas celui d’un traître. Et celui qu’il venait de me lancer non plus. Il n’avait pas tué mes compagnons, j’en étais certain. Ce sang devait être celui d’un garde, d’un soldat royal. Il avait sans doute aidé l’équipage à s’enfuir, et gagnait à présent du temps. Je devais l’y aider en faisant croire que je le haïssais. Que je croyais en ce que l’on m’avait dit.

Je rouvris les yeux, et explosai de colère.

- Tu n’es qu’un assassin ! Un traître !

Je me remis debout et tentai de m’approcher de Cadavre, mais sans surprise les soldats me retinrent.

- Je te tuerai ! Comment as-tu pu ? Je t’ai aidé, je t’ai fait confiance ! Tu m’as trahi, tu les a tous tués ! Je te hais, tu m’entends ! Je te hais et je te tuerai un jour !

Les gardes commencèrent à me frapper, mais la reine se leva.

- Laissez, messieurs.

- Mais, ma reine… protesta l’un.

- Lâchez-le sur le champ.

Ils s’exécutèrent avec une grimace.

- Déliez-lui les mains.

- Majesté, c’est de la folie !

- Je vous ai donné un ordre ! Si vous n’êtes même pas capable de l’exécuter je ne vois pas ce que vous faites dans la garde royale !

- Oui, Majesté. Pardon, Majesté.

Il fit une petite révérence et aida son comparse à me délier les mains. Pendant ce temps, la reine Jeanne s’adressa à son fils.

- Tu vois Laurence, un corsaire tue les traîtres. Mais ici, nous sommes plus civilisé, nous punissons plus justement.

- Que voulez-vous…

- Elle ne reviendra pas.

- Mère !

Cadavre jeta un regard horrifié à la reine.

- Vous n’avez pas le droit ! Vous m’aviez dit…

- Qu’importe la parole passée d’un souverain, seule compte celle présentement dite. Néanmoins…

Elle s’approcha d’un de mes gardiens. Je m’éloignai d’elle, à présent libre de mes mouvements, mais ne songeai pas à fuir. Jeanne tira l’épée du soldat. A la manière dont elle la saisit et la mania, je devinai qu’elle n’était pas novice dans cet art.

Elle s’approcha de moi, je reculai. Elle lança l’épée à mes pieds, qui s’écrasa avec un grand fracas sur le sol.

- L’Edenté, voici ta première tâche, celle qui te feras rentrer dans nos faveurs et conservera ta vie. Tue le prince Laurence de Dajomaan.

Je restai interdit, fixant la reine avec stupéfaction.

- Eh bien ? ajouta-t-elle avec un petit rire moqueur. N’est-ce pas là un beau cadeau que je te fais ? Je t’offre non seulement l’occasion de conserver ta vie, mais aussi de prendre celle de celui que tu exècres le plus au monde.

Elle tourna la tête vers Cadavre.

- Quant à toi, mon fils, défends chèrement ta vie. Si tu parviens à tuer ce redoutable corsaire, peut-être considérerons-nous que tu es encore utile, et préserverons la vie de Lysa.

Cadavre me fixa avec horreur, et je m’efforçai de ne pas lui rendre son regard. Je devais continuer de jouer le jeu, aussi me dessinai-je un sourire carnassier et ramassai l’arme. La reine recula, un air ravi sur le visage, et retourna s’asseoir auprès de son mari. Le visage de Cadavre se ferma tandis que je me mettais en garde. Il leva sa lame, et je passai à l’attaque.

Je n’avais évidemment pas l’intention de le blesser : j’avais eu la confirmation qu’il agissait sous la menace, qu’il était donc dans notre camp. Je le sais assez intelligent pour ne pas commettre l’erreur de me mettre à dos. Je retenais donc mes coups face à lui, tout en prenant bien garde de paraître enragé. Il se contenta de parer mes assauts sans tenter de répliquer.

- L’Edenté, je… dit-il. Je ne veux pas me battre contre toi.

Sa déclaration m’étonna. N’avait-il pas compris que je simulais ?

- Il le faut mon fils ! argua la reine. Pour ta vie et celle de Lysa !

Qui était donc Lysa ? Ce nom me disait quelque chose, mais quoi ? Toujours est-il que cette déclaration fit passer Cadavre à l’attaque. Nos lames se rencontrèrent l’une l’autre dans un grand fracas d’acier. Il frappait fort. Il frappait vite. Pendant un instant, je crus qu’il voulait réellement m’embrocher, mais je chassai bien vite cette pensée de mon esprit. Je lui jetai tout de même un regard appuyé pour lui dire de calmer le jeu. Il sembla surpris, recula d’un pas. Nous baissâmes tous deux nos gardes.

- Tu ne te bas pas vraiment, souffla-t-il. Sinon, je serais déjà mort.

Je me tendis. Qu’est-ce qu’il lui prenait de dire cela devant ses parents ?

- Pourquoi ? ajouta-t-il. Pourquoi ne veux-tu pas ma perte ? Hais-moi, je t’en supplie ! Je veux que tu me détestes, l’Edentée, tout serait tellement plus simple !

Il se rapprochait lentement, avec un air affligé.

- Que fais-tu ? se fâcha la reine. Je t’interdis de faire ami-ami avec lui !

Du coin de l’œil, je vis le roi poser une main sur le bras de son épouse et se pencher en avant d’un air intéressé. Jeanne se tut. Cela me surprit. N’était-ce pas elle qui avait l’ascendant sur son mari ? Elle qui tenait tous les discours ? Elle qui avait l’esprit le plus éveillé ? Pourtant, elle se plia sans contestations à l’ordre silencieux d’Oscar. Je croisai le regard du roi. Il était vif, et sans pitié. C’était lui le souverain. Jeanne n’était qu’un pion. L’ennemi, le danger, ce n’était pas elle, mais lui. C’était lui, le cruel.

- L’Edenté, réponds moi !

Cadavre tomba à genoux à quelques centimètres de mes pieds. Je détournai mon attention du roi pour le poser sur lui, suppliant, désespéré, en larmes. Il avait lâchée son épée, qui gisait un peu plus loin. Je m’accroupis et posai une main sur son épaule. Il n’était pas totalement à genoux, il semblait tendu, comme un chat prêt à bondir sur sa proie.

- Cadavre, dis-je. Je…

Le félin bondit. Le prince Laurence se jeta en avant, me fit basculer en arrière, et de son poids m’empêcha de me relever. Je vis l’éclat d’une dague qu’il avait tiré d’un fourreau dissimulé. L’arme fusa vers ma gorge et s’arrêta juste avant que ne coule la première goutte de sang. Je restai bouche bée. Son visage s’était refermé, et toute la détresse que j’avais pu y lire avait disparu derrière un rideau inexpressif. Pourtant, il hésitait à me tuer.

- Cadavre, tu…

- Silence, siffla-t-il avec une pression de la dague.

Je ne me tus pas, contrairement à ce que la raison aurait voulu.

- Pourquoi ? Tu ne me trahirais pas, pas toi… Tu ne l’as pas fait, c’est impossible. Cadavre…

- Silence !

- Je n’y crois pas Cadavre… j’ai confiance en toi, tu n’as pas…

- Je t’ai dit de te taire, forban ! Je t’ai trahi, je vous ai tous trahi et je les ai tués ! Ils sont morts, tu m’entends ?! Je les ai tués ! Tous ! Ils me crachaient leur haine et leur mépris à la figure, ils me traitaient de tous les noms ! Je suis un traître, ma voile s’est noircie, elle est devenue plus sombre que la nuit ! Je n’ai plus d’honneur, tu m’entends ? Je n’ai plus rien, plus qu’elle ! Je ne peux pas reculer après tout ce que j’ai fait. C’est trop tard, l’Edenté. Beaucoup trop tard…

Une larme roule sur sa joue pour s’écraser sur la mienne.

- Elle a besoin de moi… Lysa…

Je me souvins alors où j’avais déjà entendu ce nom : c’était dans la bouche de Cadavre lorsque, les pieds aux fers avec Motus, il avait discuté avec Faucon. Lysa était sa petite sœur. Ce qui signifiait que les souverains de Dajomaan utilisaient leur propre fille comme otage.

Je tournai à nouveau la tête vers le roi Oscar. Il souriait d’un air de folie. Ce n’était plus un homme, il n’avait même plus de voile, rien qu’une épave. Ce n’était qu’un monstre, un assassin sans pitié ni scrupules. Il regardait la scène avec attention, comme on se divertirait d’une pièce de théâtre ou d’un conte.

- Ecoute-moi Cadavre. Ils ne te rendront pas ta sœur. Elle est leur moyen de pression sur toi, la chaîne qui te retient à leur service. En leur obéissant, un seul avenir vous attend : tu seras leur esclave à jamais et elle ne sera jamais libérée de leur joug. Vous vivrez tous deux dans le malheur.

- Le malheur vaut mieux que la mort !

- Je n’en suis pas si sûr. La mort n’est que…

- Tais-toi ! Tais-toi ! Non la mort, n’est pas "que" ! Après la mort, ni Fantôme Blanc ni Fantôme Noir ne décident de notre destin ! Ce sont des inepties, des histoires que l’on raconte aux gens crédules pour les soumettre aux lois d’une religion stupide ! Après la mort il n’y a rien ! Le néant ! La mort est la fin de tout ! La vie est la seule chose que nous possédons tous, je ne la perdrai pas et ne la lui arracherai jamais ! Jamais !

- Je sais, Cadavre. La mort, c’est la fin et après il n’y a rien. Mais le malheur ? Le malheur est une souffrance perpétuelle. Avoir toujours peur, ne jamais plus sourire, être envahi de culpabilité à chaque instant. Alors que la mort… La mort n’est que la perte de la conscience. C’est doux, la mort. Pour celui qui meure, cela n’a rien d’horrible. C’est une fin, une fin sans douleur et sans souffrance. Cadavre.

Je lève une main et la pose sur le bras qui menace de me trancher la gorge.

- Si tu l’aimes, fais ce qu’il y a de mieux.

De lents applaudissements s’élevèrent alors. Le roi Oscar se leva en claquant dans ses mains, l’air rieur.

- Magnifique ! Splendide ! C’est un discours digne des plus grands dramaturges !

Il s’interrompit pour rire aux éclats.

- Ne sois pas sot, mon fils. Le chagrin de Lysa est passager, elle se remettra vite et retrouvera le bonheur de la vie. Tue-le, Laurence, ou c’est les larmes aux yeux qu’elle trouvera une fin à ses jours.

Il posa une grosse main rugueuse sur l’épaule de Cadavre, qui frémit. Un bref instant, il détourna son attention de moi, et la pression sur ma poitrine s’affaiblit. Je repliai mes jambes et le repoussai d’un grand coup de pieds. Je me redressai, me jetai sur l’épée à terre, l’épée pleine du sang de mes camarades assassinés, je la saisis fermement et me ruai sur le roi, que je transperçai, droit au cœur. Il n’eut que le temps d’ouvrir la bouche de stupeur avant de s’effondrer, mort.

Ces quelques secondes, rythmées par les battements de mon cœur affolé, m’avait semblé durer une éternité.

Les soldats se ruèrent sur moi, criant à l’aide. Les hurlements me perçaient les tympans tandis qu’on me frappait et m’entraînait loin du corps. Je levai les yeux vers Cadavre, qui me fixait avec stupeur. Je le regardai si intensément qu’il baissa la tête, tremblant. On me donna le coup de trop, et je sombrai dans l’inconscience.

Je fixais le dallage froid de la cellule, entre mes jambes repliées, ma tête tombant sur ma poitrine. Mes bras étaient retenus élevés au-dessus de mes épaules par des chaînes. Je m’étais réveillé là, dans la solitude la plus totale, et après m’être débattu et avoir crié quelques inutiles minutes, j’étais resté silencieux et immobile. Je n’étais pas dans la même geôle que précédemment : par une fenêtre barrée, la lumière du jour entrait. Mais par-dessus tout, ici, le silence était étouffant. Mes compagnons n’étaient plus avec moi. Nous n’avions plus de quoi parler, rire de notre malheureux sort. Au moins, eux s’étaient-ils éteints la voile pure, après quelques heures d’intense plaisir. Je les envie. Combien de temps avais-je déjà passé dans cette cellule ? Et combien de temps y passerais-je encore ? J’étais coupable de régicide, seule la mort m’attendait. Peut-être avait-on décidé de me laisser pourrir ici, jusqu’à-ce que la soif, la faim et la fatigue viennent à bout de moi. Je remuai ces sombres pensées des heures durant, la seule chose qui m’indiquait que le temps passait était le faible éclat de jour, qui diminuait lentement.

Alors la cellule était baignée de la douce lueur orangée du soir, j’entendis des pas claquer sur le dallage. Ils s’arrêtèrent juste devant ma cellule. Je ne daignai pas lever la tête. Je ne ferais pas le plaisir à mon bourreau de voir mes yeux rougis de larmes et mon regard vide d’espoir. Le visiteur resta planté quelques minutes devant moi, en silence. Cela sembla durer tant que je crus un instant m’être trompé : peut-être était-il parti. Mais il parla enfin :

- L’Edenté.

A cette voix, un léger sourire se dessina sur mon visage.

- Tu as mis un sacré bout de temps, dis-je.

- Pourquoi ? Qu’est-ce que tu crois que je viens faire ici ?

- Tu me dois tant…

- Ma mère a décidé de te faire exécuter à l’aube, réplique-t-il sèchement.

Pourtant, sa déclaration ne fit que me réjouir. Je ne mourrais donc pas de soif ici, lentement, cruellement. Enfin, je levai les yeux vers Cadavre.

- Tu crois que ça me surprend ? Je suis coupable d’un régicide, le pire crime de l’histoire de l’humanité. Ce n’est pas que pour me dire ça que tu es venu. La culpabilité te ronge, Cadavre, tu veux mon pardon.

- Non, répond-il plus doucement. Non, je ne mérite pas ce pardon. J’ai renoncé à l’avoir au moment même où mon épée a traversé la panse de double O.

Sa voix tremble.

- Non, je suis venu te donner ce que je peux. Une discussion, une explication. Je viens t’offrir ma vie, mon cœur, mes sentiments. Et te demander conseil. Quoi que tu me dises de faire, même s’il s’agit de me jeter du haut des falaises du port, je le ferai, je le jure. Je me remets entre tes mais l’Edenté.

- Ta promesse est bien légèrement formulée.

- Peu importe, désormais. Ma voile tombe en lambeau.

- Couds-en une neuve.

- Quoi ?

- Vas-y, éludai-je. Raconte-moi ce que tu voulais que je sache.

Il me regarda quelques instants, balançant entre commencer son récit ou approfondir ma métaphore. Il opta finalement pour la première option, et commença à raconter.


Texte publié par RougeGorge, 5 juin 2024 à 12h25
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