Forban
Je me réveillai à l’éclat de voix indistinctes. Elles étaient graves, masculines et fortes, on semblait se disputer. Alors que je tâchais de me concentrer pour en comprendre le sens, la douleur fusa dans mon crâne, m’assourdissant davantage. Je remuai légèrement. Je me sentais engourdi. J’entrouvris les yeux, m’attendant à être ébloui par la lumière du jour. Au contraire, la noirceur du lieu où je me trouvais était profonde. Ma tête me lancinait comme si un clou y était planté. Néanmoins, cette douleur m’aida à reprendre peu à peu conscience de moi-même. J’étais allongé sur le ventre. J’avais froid. J’étais trempé. Et surtout, par tous les Spectres Sacrés, j’avais mal à la tête. Je me redressai à demi sur les coudes, et portai une main à ma nuque. Mes doigts rencontrèrent une substance humide, plus poisseuse néanmoins que de l’eau. En les ramenant près de mon visage, ils étaient tâchés de sang.
- Tiens, il se réveille ! Peut-être sera-t-il plus coopératif que vous autres, sales rustres !
Aux tons aigus de la voix, je crus reconnaître une femme.
- Debout, l’endormi !
Elle s’était approchée de moi. Je m’assis l’entement, les jambes en tailleurs, grimaçant des coups de tambours qui résonnaient dans mon crâne. Lorsque mes yeux se furent accoutumés à l’obscurité ambiante, je les levai vers la sombre silhouette qui se tenait devant moi, et réalisai l’étendue de mon erreur. C’était un homme. Et le plus effrayant qui soit. Il était immense, et le fait de le regarder par-dessous n’arrangeait rien. Il était aussi d’une maigreur telle que j’en frémis. Sa peau, d’un noir profond, se confondait avec son habit, et je n’aurais sans doute pas su repérer son visage s’il n’était encadré d’une barbe et de cheveux démesurément longs, et d’une blancheur parfaite. J’étais tétanisé. Il ressemblait à un serviteur du Fantôme Noir, sinon au seigneur des ténèbres lui-même.
- Alors, tu t’es bien reposé ?
Je restai figé. Qu’est-ce que c’était que cette voix ? Elle était aigue comme celle d’une fillette sinon d’un oisillon.
J’explosai de rire.
- Cesse tes moqueries, forban.
Je cessai en effet, mais non point sous son injonction. Rire me faisait trop mal à la tête. Mais je gardai tout de même un sourire jovial et moqueur.
- Tu riras moins, repris l’importun, quand tu comprendras la gravité de ta situation. Vois !
Il écarta les bras et claqua du talon sur le sol. Le son résonna comme dans un caveau. Non, pas un caveau. Une prison. J’étais enfermé dans une geôle, entourée de dizaines d’autres. En face, je reconnus Coule-Sang, l’air furieux, les mains crispées sur ses barreaux, comme s’il pouvait les tordre.
- Comprends-tu ? reprit le drôle avec un sourire satisfait. Toi et tous les autres êtes prisonniers ici, dans les sous-sols de Dajostur !
Je perdis de mon sourire. Nous étions dans une très mauvaise passe, au bout de la quelle nous attendait surement la corde. Pourtant, je demandai avec impertinence :
- Et alors ?
Par cette feinte indifférence, j’espérais surtout gagner du temps et des informations pour me sentir un peu moins perdu.
- Et alors ? répète l’enténébré avec une joie malsaine. Alors tu veux sortir, non ?
J’hoche la tête. Autant marcher dans son sens.
- Alors tu le peux ! Les gros balourds, derrière, n’ont rien voulu dire, mais il te suffit de répondre à une question, une simple question, et pouf ! Oublié, pardonné, tu retrouves ton chez toi dans l’Empire ! C’est pas beau, ça ?
- Je vois. Vous voulez des informations militaires ? Nous ne savons rien. Nous sommes des pions sur l’échiquier, sans plus.
- Je le sais bien… Non, je veux juste savoir : qui est votre capitaine ?
- On t’a déjà dit, la fluette ! cracha Coule-Sang depuis sa geôle. Il répondra pas !
- Ouais ! Abandonne, serpent ! renchérit Jambon-Beurre, qui est hors de mon maigre champs de vision.
- Alors ? demanda malgré tout la fluette, comme l’avait si bien surnommé Coule-Sang. C’est si facile de trahir…
- Pourquoi vous voulez savoir ça ?
- Puis-je donc considérer que tu n’es pas totalement récalcitrant à parler ?
- Je vous l’ai dit, ça dépend de c’que vous lui voulez. En tout cas, jusqu’ici il a fait de la bonne crotte en se laissant chopper et en abandonnant ses gars au mensonge pour sauver ses fesses.
- Oh, tu ne l’aimes pas ?
- En tout cas, je ferais bien mieux que lui à sa place, mais là n’est pas le sujet, je me trompe ? Vous lui voulez quoi, à cet enfoiré ?
- Juste discuter.
- Ouais, mon œil.
- Petit malin… Quel est ton nom, à toi ?
- Il vous dira rien, mon nom.
- Je tiens à le savoir.
Voilà qui était louche. Peut-être connaissait-il mon nom en tant que capitaine, aussi inventai-je sur le vif :
- Pipe.
- Oh… dommage, il paraît que votre capitaine s’appelle l’Edenté… C’est un homme avec une sacrée réputation. Sais-tu qu’il a été sujet d’une tirade peu après son exploit dans l’œil des mers ?
- C’est pas pour parler d’une comptine débile que vous nous avez faits enfermer, tout de même ?
- Non, pas exactement, ou peut-être que si, dans un certain sens.
Il s’éloigne de la grille et hausse le ton pour être entendu de tous :
- Puisque tu ne désires pas te faire connaître l’Edenté, laisse-moi tout de même te laisser ce message : le roi Oscar et la reine Jeanne ont conscience de tes précieux talents. Tu saurais leur être utile, et ce de bien des façons. Si tu coopères, nous pourrions être cléments avec toi, tes compagnons et cette jeune traîtresse… Comment s’appelle-t-elle, déjà ? Feu-de-Sang.
Sur ce, il tourna les talons. Je m’approchai de la grille pour voir où il s’en allait. Il prit une torche qui était fixée au mur, et s’en alla par un long couloir, emportant notre lumière, ses pas résonnant sur la pierre. Lorsqu’ils se furent éteints, le silence s’installa. Nous retenions tous notre souffle, aux aguets du moindre bruit indiquant que nous étions toujours surveillés. Finalement, après plusieurs minutes, l’Ouïe d’Or affirma :
- Ils sont partis.
- Où est Feu-de-Sang ? m’empressai-je donc de demander.
- Pas la moindre idée, répondit Coutelas. Elle n’est pas avec nous.
- Mais dis, il s’est passé quoi là-bas ? demanda Faucon.
- Renard nous a trahis. Avec les autres membres du Kotarn. Ils ont drogué les viandes, vous vous êtes tous effondrés et faits enlever sur les quais.
- Pas toi ?
- Non, Feu-de-Sang m’avait fait avaler à mon insu un puissant stimulant. Elle est de notre bord, les gars, elle l’a juré. Elle a trahi les siens, et elle… elle a tué son père pour me sauver.
Au silence qui s’installa, je devinai le trouble de mes compagnons. Je revis la jeune fille, effondrée de chagrin devant le corps de son père, qu’elle avait pourfendu de sa lame. Je me souvins de la haine qui perçait dans le regard qu’elle m’a lancé. Je me sentis coupable. Ou qu’elle soit, elle n’était pas en bonne posture, et elle était seule.
- Peut-être ferions-nous mieux de…
- Non, répondit froidement Coule-Sang, devinant mes propos. Nous ne te livrerons pas à eux, jamais, tu m’entends ?
- Coule-Sang, nous avions déjà décidé de ne plus nous impliquer dans la guerre. Sauvons nos fesses et laissons-les se débrouiller après.
- Tu sais bien, exposa Jambon-Beurre, que ça ne fonctionnera pas ainsi. Ils feront en sorte que l’on reste sous leur coupe, notre liberté serait compromise. Et surtout, notre voile noircirait.
Je laissai retomber mon front contre les barreaux de métal. Oui, il avait raison. Quoi que les souverains de Dajomaan nous proposent de faire, nous ne pouvions accepter sans entacher notre honneur.
- Et pourtant, ils nous méprisent, soufflai-je. Pour eux, nous ne sommes que des infâmes sans vertu ni principes.
- Alors prouvons-leur le contraire ! intervint Poudrière. Tu me connais, l’Edenté. J’suis pas stratège ou je ne sais quoi, je combats pas si bien que ça non plus. Mais j’baisse pas les bras. Bombe le torse, putain de merde, et montre leur que notre voile est blanche comme la neige !
Ses paroles me redonnèrent un peu confiance. Il avait raison, on lutterait jusque bout. Qu’importe les douleurs que l’on devrait endurer pour finir sur le gibet, on ne desserrerait pas les dents !
- T’as raison, Poudrière, répondis-je. On restera fiers ! Dans la vie ! Dans la souffrance ! Dans la mort !
- Dans la vie ! Dans la souffrance ! Dans la mort ! répétèrent-ils comme ils en useraient d’une devise.
Le silence s’installa à nouveau, me semblant cette fois plus léger. On allait mourir, c’était certain. Mais on mourrait en braves, en honorables pirates. Et cette idée, dans notre situation désespérée, nous mettaient du baume au cœur. Après quelques minutes, l’Ouïs d’Or demanda :
- Dis, l’Edenté. Y a un truc que j’aimerais savoir, ça me travaille depuis quelque temps déjà.
- Oui, quoi donc ?
- Sois pas fâché, hein, je me dis juste que tant qu’à crever autant éclaircir les choses… Comme t’as un corps de femme… t’est puceau ?
- Oui, répondis-je en riant.
- Mais t’aime plus les femmes ou les hommes, du coup ?
- Aucun. Je crois n’avoir jamais ressenti de désir envers qui que ce soit. Simplement des liens d’amitié, de l’amour filial et de la reconnaissance.
- Et t’as jamais eu envie de tester ?
- Quand je vois l’état ou vous mettent les femmes, non merci ! Elles pourraient vous dépouiller des pieds à la tête que, pourvu d’un baiser, vous seriez sur un petit nuage !
Quelques ricanements s’élevèrent. On se mit à discuter comme à la taverne et ainsi, dans le noir, tous nos petits secrets s’envolèrent, on se marrait, on écoutait avec attention nombre d’histoires plaisantes, de la plus anecdotique à la plus incroyable, les blagues de mauvais gouts allaient bon train. Devant les portes de la mort, nos vies se redessinaient.
Après plusieurs heures, je ne saurai dire combien avec exactitude, double O cria :
- Fermez vos gueules ! Quelqu’un arrive !
En effet, lorsque tout le monde se fut tu, nous parvînmes à distinguer des bruits de pas dans le couloir, et la lueur d’une torche se fit apercevoir. J’étais trop loin au fond des geôles pour voir la silhouette qui se profilait dans l’encadrement de la porte, mais au fur et à mesure que les pas se rapprochaient, des hoquets de surprise s’élevaient.
- Alors, mon prince ? demanda une voix bourrue.
- Oui, Majesté, renchérit celle, effroyablement aigue, de Fluette. Où est-il ?
La lumière se refléta sur le visage pâle de Coule-Sang, qui regardait fixement le visiteur d’un air empreint de haine. Lorsqu’enfin je pus l’apercevoir, je devinai adopter la même expression que lui. Cadavre était venu nous rendre visite. Il s’immobilisa devant moi.
- Désolé, vieux, souffla-t-il.
Sa voix tremblait. Il se tourna vers les geôliers qui le suivaient.
- C’est lui, c’est l’Edenté.
- Pourquoi tu fais ça ? gronda Coule-Sang.
- J’ai pas le choix.
- Et ton honneur ? s’écria, furieux, Coutelas. T’en fous quoi, merde ?!
Les gardes ouvrirent ma cellule et me traînèrent dehors, commençant par me lier les poignets dans le dos. Je ne disais rien. Je fixais Cadavre. Il était toujours aussi pâle, mais je lisais la culpabilité et le regret sur son visage. Mais surtout, il tremblait de peur. Lorsque je passai à côté de lui, il me souffla :
- Pardonne-moi, l’Edenté.
Fluette s’avança vers lui et lui tapota l’épaule tandis qu’on m’entraînait plus loin.
- C’est bien, prince Laurence. Vos parents seront contents de vous.
- Ouais, c’est ça ! cracha Coutelas. Fils à papa !
Avant de disparaître dans le couloir, je cessai d’avancer et fis volte-face, échappant quelques secondes à l’emprise des geôliers.
- Cadavre !
Il leva les yeux vers moi. Au milieu de la haine qui perçait dans le regard des autres corsaires et de l’arrogance des soldats royaux, lui semblait empli d’une détresse infinie. Nous ne nous observâmes que quelques secondes avant que les geôliers ne me poussent dans le couloir en jurant, mais cela suffit à me convaincre : j’avais la certitude absolue que Cadavre ne nous avait pas trahis et ne nous trahirait pas.
J’arrivai tête haute dans les appartements des souverains Jeanne et Oscar. Tous deux buvaient une coupe de vin, affalés dans des canapés, entourés d’étoffes et de coussins d’une grande richesse. Même ainsi vautrés, ils irradiaient une grande puissance, un pouvoir qu’ils épousaient avec prestance et arrogance, qu’ils étaient sûrs de posséder. D’une poussée derrière les jambes, on me força à m’agenouiller. Fluette s'avança et effectua une révérence.
- Vos majestés, dit-il. Voici le capitaine du Fer Blanc.
- Manfred Lorée… me reconnut la reine. Encore une trahison de notre fils ! Il est bien vil…
- Je le trouve bien vertueux, pour ma part, d’avoir trahi qui le méritait et été fidèle au plus juste.
- Silence !
Un garde me donna un coup de pied dans les reins à l’injonction de la reine.
- Tu as pourtant bien raison, reprit Jeanne d’un ton faussement adouci. Laurence a finalement rejoint le bon camp. Celui de la Dajomaan. Celui de sa famille. Celui des puissants. Il t’a trahi au final…
- N’en soyez pas si certaine, crachai-je une fois mon souffle recouvré. Cadavre s’est attaché à nous, et je suis persuadé qu’il ne m’a livré à vous que pour une bonne raison.
- Une bonne raison, en effet…
Elle but une gorgée de vin pour cacher son sourire, faux et cruel.
- Toujours est-il, l’Edenté, que tu es là, en notre entier pouvoir.
- Vous rêvez.
Le garde me donna un autre coup de pied, dans la tête cette fois, et je m’effondrai sur le côté en crachant du sang. Le type menaça ma gorge de sa lance, m’empêchant de me redresser.
- Doucement, intima la reine. Il ne doit pas mourir, pas si tôt.
Quelque chose dans le ton de sa voix me fit frémir. Elle se leva de son divan, s’approcha de moi, ses talons claquant sur le sol marbré. Elle s’accroupit, à quelques centimètres de mon visage brûlant du coup que j’avais reçu.
- Capitaine l’Edenté, le corsaire aux mille légendes, le héros de l'œil des mers… Veux-tu servir la couronne de Dajomaan ?
Pour toute réponse, je crachai par terre un mélange de salive et de sang.
- Tu mourras, tu le sais, ça ? Tu subiras les pires tourments, alors que nous t’offrons de retrouver ton navire, ton océan, ta vie ! Quelle différence, sinon que tu te battrais dans un autre camp ?
C’était une proposition ridicule, ça ne tenait pas debout. Elle savait le plan de son fils, elle savait qu’une fois en mer, nous pourrions n’en faire qu’à notre tête, devenir pirates voire rejoindre l’armée ennemie.
- Ne sois pas sot, l’Edenté. Pour tes capacités, je t’offre ce que tes compagnons n’ont pas eu le loisir d’avoir : la vie sauve.
Ces propos s’insinuèrent lentement dans mon esprit. La vie sauve ? Mes compagnons n’ont pas eu… la vie sauve ?
- Qu’est-ce que… bredouillai-je. Qu’avez-vous fait ?
- A l’heure où nous parlons, le dernier d’entre eux doit s’écrouler sans vie sur le sol des cachots, dans une mare de sang.
Je restai pétrifié. Morts ? Ils étaient tous morts ? Non, c'était impossible, elle devait bluffer.
- Je ne vous crois pas.
Ma voix tremblait pourtant.
- On les a tous tués, l’Edenté. Et sais-tu de quelle lame ils ont péri ? Sais-tu qui leur a garni le cœur de fer ? Ton cher, ton fidèle, celui que tu appelles Cadavre.
Pendant un instant j’eus l'impression d’étouffer : je cessai de respirer, mon cœur sembla arrêter de battre. Mais je me repris bien vite. Si les souverains avaient confié à leur fils la tâche de tuer l’équipage, sans doute se sera-t-il retourné contre eux. Jamais il ne tuerait ses compagnons, jamais !
Mais j’avais beau tenter de regagner une lueur d’espoir dans cette conviction, j’étais terrifié à l’idée d’avoir tort.
- C’est faux, geins-je. Rien n’est plus faux.
Elle se contenta de sourire et de regagner sa place. Après avoir pris une gorgée de vin, elle déclara :
- Tu auras bientôt la preuve de la véracité de mes déclarations. Laurence a pour ordre de revenir dès la besogne terminée. Ne l’entends-tu pas approcher de l’autre côté de la porte ? Un pas après l’autre, le marchand de mort vient récupérer son dû.
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