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tome 1, Chapitre 17 « Manfred Lorée - Partie 5 » tome 1, Chapitre 17

- L’Edenté, te voilà enfin ! dit une voix derrière moi.

Je me retournai. Quelques marches au-dessus de moi se trouvait Renard. Durant ces derniers jour sur l’eau, nous avions tous deux jugé nous connaître assez pour nous traiter en camarade et cesser avec un agaçant vouvoiement.

- Ah, salut vieux ! dis-je avec un sourire. Tu me cherchais ?

- Oui, depuis un moment déjà.

Il s’assit à côté de moi.

- Que fais-tu ici ?

- Je regarde la mer, je repense au passé, je vois des fantômes. Mais dis-moi, pourquoi voulais-tu me voir ? Tu n’as pas voulu rejoindre les autres dans un bistrot ou une taverne ?

- Comme toi, j’ai songé à mon passé. C’est dans ce port que j’ai embarqué pour la première fois sur le Kotarn.

Il resta silencieux quelques secondes, contemplant l’horizon. Ses longs cheveux blonds, qui commençaient à grisonner avec l’âge, flottaient dans le vent marin, semblant emporter son âme loin d’ici, dans un chez lui n’existant plus qu’en rêve.

- Je suis tombé sur un joaillier horloger en me promenant dans le port, dit-il finalement en se détournant de l’horizon. Je lui ai acheté ceci.

Il porta la main à sa poche de pantalon, et en tira une montre à gousset rouge. Un rouge vif, un rouge intense, qui absorbe l’âme et la fait couler dans un monde mort. Un rouge sang. Il me tendit l’objet.

- C’est pour toi.

Je le regardai en fronçant les sourcils, sans faire mine de prendre son cadeau.

- Pourquoi ?

- Prend-la, tu comprendras.

Sans quitter mon air suspicieux, craignant une mauvaise blague, je lui pris l’objet de la main. Elle était très belle, avec des motifs ondulant gravé dessus, qui me firent penser à des lianes ou des serpents.

- Elle est splendide.

- Ouvre-la.

Je le regardai, tentant de déchiffrer son expression. Il ne semblait ni gêné, ni mesquin, seulement d’un grand sérieux et d’une détermination sans faille. La chose devait être importante, aussi ouvris-je la montre à gousset. Je remarquai d’abord les fines aiguilles d’argent qui scintillaient sous le soleil, puis je vis la gravure sous le couvercle.

- Ca a dû prendre tu temps de faire cette montre spéciale.

- Non. Elle était telle quelle, j’ai juste payé un supplément pour ce symbole.

- Une flamme… Rouge sang… Tu veux me parler de ta fille ?

- Exact.

Renard se releva et, me fixant de haut, le soleil dans son dos, il dit d’un air menaçant :

- Il y a quelques jours, tu as lié Feu-De-Sang à toi par ta lame. Aujourd’hui, je te lie à elle par ma langue, toute aussi tranchante. N’oublie jamais, l’Edentée, qu’elle est honorable et fidèle, qu’elle en te lâchera jamais. Si tu ne lui rends pas la pareille, que le mépris et la honte s’abattent sur tes lâches épaules !

Je me levai à mon tour, rangeant la montre dans ma poche.

- Renard. Je te comprends parfaitement. Sache que Feu-de-Sang, comme n’importe quel homme de mon équipage, aura droit à ma protection et ma considération. Elle est jeune, elle est habile : je suis bien décidé à faire d’elle le plus redoutable pirate des trois océans.

Renard me considéra quelques instants, comme cherchant à savoir si j’étais sincère. Finalement, il me tendit la main avec un petit sourire.

- Alors je te la confie, l’Edenté.

Nous nous serrâmes fermement mais chaleureusement la main, puis il s’en alla, descendant une à une les marche de pierre. Je sortis la montre de ma poche. Mon regard allait de lui à son étrange présent, ma mémoire allait de son visage à ses étranges paroles. « Tu as lié Feu-de-Sang à toi par ta lame, me rappelai-je. Je te lie à elle par ma langue… » Quelles étranges déclarations. Comme s’il voulait me prouver la fidélité de sa fille. Je sens qu’il y a anguille sous roche, on ne fait pas un présent si couteux simplement pour lancer un avertissement. J’examinai la montre plus en détail. Elle était plutôt lourde, je me demandai de quel métal elle était faite. D’or, sans doute pas. Ce serait trop couteux, même pour un corsaire au passé si brillant. Je l’approchai de mon oreille. J’entendis le tic-tac régulier des rouages au fil des secondes. Il était plutôt fort. Je rangeai le bijou dans ma poche et levai les yeux vers le ciel, hésitant à reprendre le fil de mon histoire.

- Non, vieux frère. Va trouver le fin mot de l’histoire, je suis curieux.

Je souris. Oui, Descartes aurait sans doute dit cela.

- Un jour je te raconterai la suite.

Puis je me mis à descendre les escaliers vers le port. Le seul moyen de m’assurer de la vérité sur cette montre, c’était de trouver le joaillier horloger en question. Ça ne devait pas courir les rues ! Au fil des marches que je descendais, l’océan devenait plus plat, l’horizon baissait et ma nostalgie aussi. Je reprenais peu à peu mon aplomb, sortant de mes rêves passés. Une fois en bas des marches, j’ignorai l’intérieur de la ville pour longer les quais, l’endroit le plus touristique, où il y avait le plus de commerces. Pourtant, j’eus beau regarder par trois fois chaque vitrine, nulle part il n’y avait annoté joaillier horloger. Renard était donc allé jusqu’à l’intérieur de la ville ? Il n’était sûrement pas tombé par hasard sur la boutique, sans doute la cherchait-il. Je passai donc le reste de l’après-midi à fouiner dans les moindres recoins, à interroger les passants, les autres commerçant, à visiter toutes les joailleries et toute les horlogeries, sans trouver celui qui avait gravé cette fameuse montre. Finalement, je ne retournai au Fer Blanc qu’au coucher du soleil. En montant à bord, je me rendis compte que j’avais oublié de m’occuper des réparations. Tant pis. J’étais trop fatigué de ma marche dans la ville, je voulais retrouver les copains et ripailler gaiement avec eux. Comme le temps était doux malgré la mi automne, je trouvai l’équipage préparant le repas sur le pont supérieur. Coutelas et Jambon-Beurre s’approchèrent de moi.

- Eh, capitaine, dit le premier. Regarde ça, on a loué une table !

- On va se faire un véritable festin sous les étoiles, enchaîna le second.

Cette nouvelle me réjouit.

- Splendide ! Merci les copains, je ne pouvais demander mieux !

- Par contre, Renard et Gosier mettent un sacré bout de temps à préparer le repas, se plaignit Jambon-Beurre. Ils sont allés acheter de la viande à faire griller, en ville.

- Magnifique ! Mais pourquoi tant de réjouissances ?

- D’abord pour célébrer les nouveaux copains, ensuite pour avoir réussi à s’infiltrer à Dajomaan, et aussi parce qu’on est censé être enjoué de toucher les sommes du roi ! Mais surtout… La bouffe d’ici est trop bonne !

Nous rîmes tous ensemble. C’est vrai qu’un peu de détente ne pouvait pas nous faire de mal lors d’une opération si risquée. Mes deux compagnons m’entraînèrent vers le bastingage, et nous regardâmes le large scintiller sous le soleil couchant, se parant de reflets d’or.

- Qui a pris l’initiative de cette fête ? demandai-je.

- Renard. C’est un chic type !

Renard. Cette réponse me fit grimacer. J’avais un désagréable pressentiment à son sujet depuis notre conversation, comme s’il tramait quelque chose. Mais on ne me laissa pas longtemps à mes réflexions.

- Si tu savais comme on s’est marré avec les gars, dans le bar ! Il y avait de ses blagues ! On riait tellement fort que le tavernier est même venu nous demander de nous taire, car on faisait fuir les autres clients. C’est qu’ils savent pas s’amuser, ici ! Coule-Sang s’est levé, a fait craquer ses poings devant le type tout peureux, et nous autres on a fait genre de lui dire de se calmer, comme s’il allait le tabasser. Après ça, il nous a laissé tranquilles !

J’oubliai mes soucis et commençai la rigolade avec les copains. Ce ne fut que lorsque le soleil eut presque disparu sur l’horizon qu’arrivèrent Renard et Gosier, transportant de grosse pièces de viandes.

- C’est bien beau, dit Coule-Sang déjà saoul, mais on va pas incendier le navire pour faire ces grillades !

- Mais non, gueule de bois, répondis-je en lui donnant une tape sur l’épaule. Tu es trop ivre pour voir le feu sur le quai ? La viande et déjà cuite !

- Mais ouais, je savais… je plaisantais, d’abord.

- Ouais, c’est ça, dit Soûl, pas dans un meilleur état que son comparse. Ivrogne !

- Non mais tu t’es vu ? T’a le pif comme une tomate !

- Tu sais ce que j’en fais, de la tomate ?

- Oh, arrêtez les gars, intervins-je en riant. Mangez au lieu de boire, ça vous remettra les idées en ordres.

On servit la viande, et nous nous régalâmes joyeusement jusqu’au milieu de la nuit. De temps à autre, j’allais vérifier le feu sur le quai pour éviter que le reste de la viande ne brûle. Vers Minuit, Feu-de-Sang vint me trouver à côté du foyer. Elle me tendit une assiette à moitié remplie.

- Tiens, je n’ai plus faim.

Je la pris et avalai goulument son contenu. En quelques secondes, il n’en restait plus rien.

- Je crois, reprit la jeune fille, qu’il n’est plus nécessaire de faire cuire de viande. Ils ont tous la peau du ventre bien tendue.

- Ce serait dommage de la gâcher.

- On la mangera demain.

- Raison de plus pour la faire cuire maintenant : ça se gardera mieux.

- Si tu le dis.

Elle vint s’asseoir à côté de moi, et fixa les flammes.

- Dis-moi, demandai-je, sais-tu pour la montre que ton père m’a offerte ?

- Une montre ? Non.

Je sortis le bijou de ma poche. Il n’en avait pas bougé de la soirée.

- Il m’a dit de ne jamais te lâcher. Que comme tu étais liée à moi par ta cicatrice, je devrais l’être aussi. Etrange, n’est-ce pas ? Comprends-tu ce qu’il a voulu dire ?

- Mon père a toujours était très protecteur.

- En s’éloignant cet après-midi, il m’a dit qu’il te confiait à moi. Je suppose que tu ne sais pas non plus ce qu’il a voulu dire pas là ?

Elle se tendit, mais ne dit rien.

- Feu-de-Sang, j’ai l’impression qu’il se trame quelque chose.

Elle resta encore silencieuse.

- Tu sais ce qu’il va se passer, toi ?

- Mon père tient à moi et à ma liberté. Le sermon qu’il vous a fait est des plus censés.

J’haussai les épaules.

- Si tu le dis.

Après quelques secondes de silences, elle déclara :

- Je vais me coucher, je suis fatiguée.

- Oui, vas-y. j’essayerais de ne pas te réveiller en retournant dans la cabine.

- Je crois que vous n’aurez pas sommeil, cette nuit.

Voilà qui était une drôle de supposition, mais elle s’en alla avant que j’ai pu la questionner. Une dizaine de minutes plus tard, alors que j’allais retirer la viande du feu, j’entendis soudainement quelque chose d’étrange. Quelque chose que l’on n’entend jamais avant l’aube les nuits de fêtes. Quelque chose qui me glaça le sang. Le silence. J’eus beau tendre l’oreille, les rires de mes compagnons s’étaient tus. Je scrutai alors la nuit, faiblement éclairée par une demi-lune. Rien de bougeait. J’allais remonter sur le bateau pour tenter de comprendre ce qui se tramait, lorsque j’entendis des pas claquant sur le bois. Tendu, je me dissimulai derrière un tonneau qui traînait, écoutant plus attentivement encore. J’entendis s’éloigner vers la ville le mystérieux marcheur, puis des murmures indistincts s’élevèrent dans l’obscurité. Finalement, le presque silence fut brisé : une troupe d’au moins vingt homme se mit à courir sur les quais. Prudemment, je jetai un coup d’œil derrière ma cachette, et reconnu l’uniforme blanc et turquoise des soldats royaux du premier royaume. Je fronçai les sourcils, ne comprenant pas la raison de leur présence. Continuant d’observer ces hommes qui se démarquaient de la nuit par leurs habits clairs, je constatai qu’ils investissaient le Fer Blanc. Néanmoins, je ne bougeai pas. Seul contre vingt, je n’avais aucune chance, et si j’en avais une, aussi infime soit-elle, l’effet de surprise devait être complet. Non, je devais attendre, écouter et observer. Du moins, c’est ce que je comptais faire. Je vis les soldats royaux débarquer un à un, semblant transporter quelque chose sur leur dos, quelque chose de lourd et d’encombrant, vu la manière dont ils se courbaient. L’un d’eux fit tomber son fardeau.

- Eh merde ! dit-il. Il est trop lourd, celui-là… Fred, viens m’aider, il pèse le poids de deux !

Un autre soldat accourut pour l’aider, et ce n’est que quand ils soulevèrent la charge que je reconnu une forme humaine. C’était un corps. C’était Coule-Sang. Et les autres… c’était le reste de mon équipage ! Alors mon sang ne fit qu’un tour. Je jaillis de derrière ma cachette et me jetai sur ceux qui enlevaient mes amis, leur hurlant des injures à la figures. Je n’avais sur moi que ma dague, mais je ne la dégainai pas. Le premier, je parvins à le renverser d’un mouvement que m’avait jadis enseigné la vieille Joséphine, et lui arrachai son sabre, qu’il n’avait même pas eu le temps de dégainer. Je me mis en position de défense et analysai la situation dans laquelle je m’étais embourbé sur un coup de tête. Les soldats sortaient leurs armes, revenus de leur stupeur. Je vis sur le champ le reflet d’un pistolet, et le considérai comme la cible la plus dangereuse, aussi lui fonçai-je dessus. Au cas où il tire, je roulai sur moi-même et bondis en avant, lui enfonçant ma lame dans la gorge. Déjà, les autres étaient sur moi. Ils avaient posé les corps de mes compagnons sur les quais, me forçant à regarder où je mettais les pieds. Echappant à leur coup, je me ruai vers le navire, espérant trouver l’avantage du terrain, que je connaissais bien, ainsi que l’aide de quelques hommes encore debout. Les soldats me poursuivirent tous, mais ne pouvant grimper d’un seul bloc à bord, je les cueillais deux à deux sur le pont, et parvint à en tuer cinq, ou du moins à les blesser assez gravement pour qu’ils soient hors-jeu. Les autres investirent le navire, j’en comptai seize. J’étais mal, très mal, surtout qu’à la vue de leurs compagnons à terre, ils réalisèrent que je n’étais pas n’importe qui et qu’ils devaient me considérer comme un adversaire redoutable. Je devais les attirer dans un endroit où ils ne pourraient m’attaquer en même temps. Un à un, j’avais une chance de les avoir, si je ne me faisais pas blesser. Malheureusement, ils me bloquaient l’accès à la proue et donc au couloir des cabines. Je devais aller en poupe, dans les quartiers du capitaine. Ou alors… je levai les yeux vers le mat avant, le seul qui restait sur le Fer Blanc Depuis l’accrochage avec le Kotarn. « Peut-être… » je n’hésitai plus et bondis en avant. M’accrochant à un cordage, n’entamai l’ascension du mat. Là, ils ne pouvaient me suivre qu’un par un, mais ce n’était pas mon objectif. Une fois à mi-hauteur, les jambes enroulées autour du mat pour ne pas chuter, je saisis un bout d’une main et le tranchai net de l’autre, me laissant une longue corde. Je jetai un coup d’œil derrière moi. Personne n’avait entamé l’escalade, sans doute comptaient-ils me cueillir lorsque je tomberais d’épuisement. J’attachai le bout au mat, bien serré pour qu’il ne glisse pas et, fixant la porte ouvrant sur les escaliers des ponts inférieurs, pris une grande inspiration. En bas, ils commencèrent à s’agiter. Ils avaient sûrement compris mon manège. Je devais m’élancer avant qu’ils ne me bloquent la voie. Tenant fermement la corde, je me jetai alors dans le vide, me propulsant vers la porte. Jambe en avant, j’étais prêt à défoncer le panneau de bois… mais me heurtai au mur. J’avais mal visé. Lâchant la corde avant qu’elle ne m’entraîne en arrière, causant ainsi ma perte, je tombai maladroitement sur le pont. Sans perdre une seconde à regarder derrière moi pour voir si la menace arrivait, je me ruai sur la porte et actionnai la poignée. C’était verrouillé. Verrouillé ! J’avais la clef, mais là n’était pas le problème. Le problème, c’était le temps. Je me retournai. Un soldat fonçait sur moi, lame brandie. Je parai et entamai le combat : il était fort. Trop fort. D’autres vinrent le soutenir. C’était peine perdue, j’allais être vaincu. J’allais mourir. Alors que je luttai pour ma survie, je vis derrière la foule de visages menaçants Renard, souriant fièrement. J’allais l’appeler à l’aide. Mais je compris. C’était lui qui avait conduit les soldats au bateau. Il était avec eux. Il était contre moi. Il était un traître.

- Renard ! hurlai-je de rage.

Son sourire s’agrandit. Il avait tout planifié, tout ! Cette fête, s’était pour droguer les marins, il avait piégé la nourriture ! Et quand il m’avait trouvé sur les marches, ce qui m’avait troublé sans que je parvienne à le cerner, c’était qu’il venait des terres ! Il n’avait pas monté les escaliers ! Il devait être allé me dénoncer au roi et à la reine. J’avais envie de l’injurier, de lui cracher au visage, de lui promettre une mort infâme ! Je ne le pus. La mort avait frappé, vive et fugace. Elle frappa, et Renard tomba. Elle frappa, et des soldats s’effondrèrent, trempés de sang. Je repris peu à peu l’avantage sur mes ennemis, ne comprenant pas ce qu’était cette ombre dansante et tueuse qui m’était miraculeusement venue en aide. En quelques secondes, il n’y avait plus rien. Que moi, la mort, le sang… et elle. Agenouillée sur le plancher, Feu-de-Sang contemplait son œuvre. Elle contemplait son père, mort par sa lame. Elle pleurait. Je restai silencieux face à ce spectacle. Elle m’avait sauvé. Elle m’avait préféré à son propre père.

- Pourquoi ? dis-je finalement.

Elle me jeta un regard chargé de haine.

- Pourquoi ? répéta-t-elle, furieuse. A cause de toi, l’Edenté, tout est à cause de toi ! J’ai tué mon père ! Mon père ! Il est mort par ma main ! Je l’ai trahi, je l’ai abandonné, à cause de toi !!!

Je restai calme face à tant de fureur. Comme toujours après un carnage, j’étais vide et froid.

- Pourquoi ? répétai-je juste.

- J’ai juré !

Le visage rouge et humide, elle arracha ses habits et me montra son dos.

- J’ai juré, face de larve ! J’ai juré à cause de toi, de me dévouer à toi ! J’ai promis sur mon honneur, sur ma vie même ! Cette cicatrice, je la maudit, et je te maudis en même temps, l’Edenté ! je te hais, tu m’as fait tuer mon père ! Je te hais !

- D’accord, tu me hais. Mais tu m’as sauvé.

- J’ai juré ! répéta-t-elle en me crachant sa haine au visage.

Elle se rassit auprès de Renard, tenant sa main qui devait encore être chaude. Je m’approchai. Il avait un grand trou dans la gorge, là où elle lui avait enfoncé son sabre. Elle l’avait pris par surprise, en traître, par derrière.

- Merci, dis-je.

- La ferme ! Je ne veux pas de tes remerciements, je veux ta haine comme je t’offre la mienne ! Je veux qu’un grand vide noir et ténébreux nous sépare, toi qui m’as condamnée à te suivre toujours ! Je te hais !

- Je sais.

Je décidai de la laisser seule avec son défunt père, et m’approchai du bastingage, scrutant les quais, cherchant des yeux les corps de mes frères de pillage. Ils étaient dispersés de part et d’autres.

- Sont-ils en vie ? demandai-je.

- Ils sont juste drogués, répondit-elle en reniflant.

J’allais descendre, mais je me ravisai et, me tournant vers elle :

- Explique-moi, veux-tu ? Quel était le plan de ton père ?

- Pas que de mon père, de tout l’équipage du Kotarn.

Sa colère était passée vite, seule restait une immense tristesse, qui éteignait sa voix, me donnant l’impression de parler à un mort.

- C’aurait dû bien se dérouler, reprit-elle. J’aurais dû être avec eux, j’aurais dû baigner dans la gloire d’avoir capturer le capitaine de Fer Blanc. Mais cette promesse a tout fait basculer. Je connais le plan de mon père depuis le début, depuis que le Fer Blanc nous a vaincus. Il voulait vous livrer au roi et à la reine. Aujourd’hui, il est allé leur rendre visite peu après vous et le prince Laurence. Il leur a tout dit, ils l’ont cru, ils ont envoyé des soldats. Cette nuit, ils vous ont tous drogués avec la viande. Vous, l’Edenté, vous ne vous êtes pas endormi, car vous avez avalé un puissant stimulant, qui provoque des insomnies.

- Non, j’ai mangé la même chose que… oh. Tes restes de viande.

- Exact. J’avais glissé le stimulant dans le plat, vous l’avez avalé tout entier.

Elle poussa un profond soupire.

- Tout à l’heure, vous m’avez dit que mon père vous avait demandé de prendre soin de moi. J’ai cru qu’il avait deviné mes intentions. Je m’étais trompée. J’aurais préféré qu’il m’arrête, j’aurais préféré être à ses côtés plutôt qu’aux vôtres.

Je n’entendis pas ces dernières paroles. Renard m’avait dit qu’il me confiait Feu-de-Sang. Il savait vraiment qu’elle allait le trahir, ça ne faisait aucun doute.

- Je crois, dis-je, qu’il ne s’attendait seulement pas à ce que tu ailles si loin.

- Il n’a pourtant rien fait pour m’empêcher de vous sauver.

C’était vrai. Il m’avait juste donné une montre. Une montre… La montre ! Il avait menti sur son origine, aucun joaillier ni horloger de la ville ne l’avait conçue. Je la sortis de ma poche. Il devait y avoir quelque chose avec cette montre, quelque chose qui m’empêcherais de nuire. Je l’ouvris, il était presque minuit.

- Minuit… Minuit…

- Quoi ? demanda Feu-de-Sang, ses larmes commençant à sécher sur ses joues.

Je l’ignorai, et approchai le bijou de mon oreille. Tout à l’heure, le tic-tac m’avait semblé fort. Maintenant, j’en distinguais deux légèrement décalés. La lumière se fit dans mon esprit.

- Nom d’une pieuvre !!! m’écriai-je.

- Qu’y a-t-il ?

Feu-de-sang s’était approchée de moi, redevenue impassible. Elle me prit la montre des mains.

- Elle est belle…

- Lâche ça !

Je la frappai sur le dos de la main, et la montre alla voler sur le pont.

- Mais…

Minuit n’était plus qu’une question de seconde, minuit allait sonner ! Faisant fi des protestations de la jeune fille, je la pris dans mes bras et me ruai vers le bastingage qui faisait face au large. Au loin, j’entendis un premier dong. Minuit sonnait. Je me jetai à la mer et, me retournant dans ma chute, dos à la surface des flots que j’allais crever, je vis une fumée violette se dégager à grande vitesse sur le bateau. Feu-de-Sang était collée à moi, elle vit la même chose avant de sombrer sous la surface. La montre avait explosé, ou du moins avait-elle répandue un gaz pour me mettre hors d’état de nuire. Mais j’y avais échappé. J’étais sauf, Feu-de-Sang aussi. Mais j’avais mal calculé mon saut. Si j’avais examiné le bateau, j’aurais remarqué que sa coque touchait le fond depuis une heure. J’aurais remarqué la marée basse. Je ne me serais pas cogné la tête. Je n’aurais pas sombré dans les brumes de l’inconscience. Mais je n’avais pas fait attention, et bientôt je ne vis plus que du noir.


Texte publié par RougeGorge, 20 mai 2024 à 14h55
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