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tome 1, Chapitre 15 « Manfred Lorée - Partie 3 » tome 1, Chapitre 15

Une fois assuré d’avoir remis le bouclier dans la position exacte où il était, je m’empressai de descendre l’échelle dans l’idée de commencer le rangement. Mais une fois devant cette pièce catastrophique, je me passai une main dans les cheveux avec désespoir. Par où commencer ? Je décidai de ramasser ce qui traînait parterre pour le mettre sur le bureau. Au moins, je pouvais à présent me déplacer dans la pièce sans risquer de marcher sur quelque objet. Ensuite je m’attaquai au lit, qui me semblait être en pire état que le reste. Fronçant le nez, je retirai la couverture pour découvrir un nid de déchet : s’y trouvait même un os de poulet et une pomme commençant à pourrir. J’ouvris en grand la fenêtre et inspirai de grande goulée d’air frai, soudain pris de nausées. Tout bien réfléchi, les fantômes restaient la meilleure option. Après avoir jeté tous les infects intrus se trouvant dans le lit, je retirai les draps et les roulai en boule près de la porte. J’irais les laver plus tard dans la cour. Je fis de même avec le petit rideau jaune, qui ressemblait, et qui était sûrement en premier lieu, un torchon. Puis dû venir le tri de toutes les petites choses que j’avais posées sur le bureau et qui traînait dans les coins. Je réorganisai les tiroirs et les étagères, trouvai dans une armoire de nouveaux draps que j’installai à la place des premiers et descendis l’étroit escalier avec ceux tâchés, dégouté de devoir les serrer contre moi. Décidément, je haïssais la vie de ménagère, j’avais hâte que les vraies leçons commencent. Une fois en bas, je considérai la porte de madame Potelle et le reste du tout petit hall, si l’on pouvait le nommer ainsi, me demandant comment accéder à la cour que j’avais vue par la fenêtre. Je déposai les draps au pied de l’escalier et sortis par la porte d’entrée, cherchant un quelconque accès extérieur. Ne trouvant aucune autre porte, j’allai rentrer quand j’entendis un grand fracas suivi d’une série de jurons prononcés par une voix rauque et irritée, une voix de vieille femme. Je me précipitai dans la maison. Madame Potelle était sortie de chez elle et s’était pris les pieds dans les draps. En y repensant aujourd’hui, cela me fais bien rire. Elle était toute rouge, et se confondait avec son châle bordeaux. Rondouillarde, elle me faisait penser à une grosse citrouille trop mûre. Comme pour accentuer cette ressemblance, elle gonflait ses joues sous le coup de l’exaspération. Pourtant à l’époque, cela fus loin de me faire rire.

- Oh, je suis désolé, pardon, madame !

Je me précipitai pour l’aider à se relever.

- Petite impertinente, fais-donc attention ! Ce n’est pas en laissant traîner le linge que tu trouveras homme à marier ! Où sont mes lunettes ?

Je les repérai sur le sol et les lui tendis. Alors qu’elle les ajustait sur son nez, je la corrigeai :

- Je ne suis pas une jeune fille madame, mais un garçon.

En me considérant de sa vue nouvellement recouvrée, elle sembla surprise :

- Tiens, oui… Ta voix pourtant me semblait un peu féminine… j’ai dû me tromper. A mon âge, on devient dure de la feuille.

- Sans doute. Excusez-moi encore pour ceci, vous allez bien j’espère ?

- Je suis sur mes deux pieds, jeune homme. Je crois savoir qu’il en serait autrement si je m’étais blessée.

- Oui, excusez-moi.

- Tu es un bien faible garçon.

- Je vous demande pardon ?

- Voilà ! Qu’est-ce que je disais ?

Elle appuya son doigt sur ma poitrine fraîchement amputée, et je grimaçai de douleur.

- Des excuses ! Les hommes qui s’excusent trop ne sont que des fillettes ! Assume-toi, que Diable !

Elle me laissa sans voix. Elle se plaignait de ma politesse ?

- Je… J’essayerai de m’en souvenir.

- Autre chose… qu’est-ce que tu fais là avec du linge sale ?

- Je suis le nouvel élève de monsieur de Bellétendre, je m’occupe de son ménage en échange de cours. Je m’appelle Manfred Lorée.

- Manfred… Voilà un beau nom de gentleman. Il te manque tout de même un peu d’éducation, et ce n’est pas auprès de cet affreux maître d’arme que tu en acquerras ! Que dirais-tu de passer chez moi de temps à autre ? Je me sens parfois seule dans ma vieillesse, tu me tiendras compagnie et je t’apprendrai la vie. A commencer par un parler un peu plus élégant…

Elle promena son regard sur moi, de la tête jusqu’au pied.

- … et une tenue plus correcte pour un futur homme du monde.

- Heu… j’apprécie, madame, mais pourquoi feriez-vous cela ? Pourquoi voulez-vous que je devienne un… gentleman ?

- L’élégance et l’éducation se perdent, chez les jeunes gens. Vois-tu l’école d’à côté ? Une bande de bras cassés ! Ils manient le fleuret, mais c’est tout ce qu’ils ont ! Ce sont des fainéants sans âme ni caractère ! J’aimerais retrouver un peu de mon passé dans quelque chose. Et une jeune compagnie me fera le plus grand bien !

- D’accord, si cela peut vous plaire.

- Voilà une réponse de garçon bien élevé ! Allez, retourne à tes travaux, jeune Manfred.

- Oui, madame Potelle. Mais, heu… pouvez-vous m’indiquer comment accéder à la cour ?

- Bien sûr, il faut traverser mes quartiers.

- Oh… ça ne vous dérange pas que monsieur de Bellétendre s’introduise chez vous pour aller s’exercer dehors ?

- Peut-être cela me dérangerait-il s’il le faisait, mais je ne l’ai jamais vu mettre le pied dans cette cour ! Il doit avoir une hygiène corporelle horrible, car c’est là-bas qu’on trouve l’eau pour sa toilette.

- Sans doute utilise-t-il la salle de l’internat.

Tout en parlant, j’avais ramassé le linge.

- Bon sang ! s’exclama la vieille. Ces draps sont une infection !

- Si vous saviez ce que j’y ai trouvé… Sa chambre est dans un état déplorable, même moi qui ne fais pas grand cas de la propreté, j’ai été dépité en entrant. En revanche, si vous voyiez sa salle… d’arme…

Je restai muet de stupeur en entrant dans les appartements de madame Potelle. Tout était aussi propre et coloré que la chambre de monsieur de Bellétendre était salle et terne. Les murs étaient recouverts d’un papier peint jaune fleuri et rayé de blanc. Le sol était intégralement recouvert d’un tapis rouge vif, mauve et violet aux motifs extravagants, le plafond était vert pomme, et il n’y avait pas un meuble qui ne soit peint de rose, de bleu, de vert, de blanc… c’était à donner mal à la tête. Mais le petit salon était magnifique. Il y avait sur le mur de droite une cheminée de pierre pas très grande où brûlait un feu délicieusement chaleureux, avec devant l’âtre un fauteuil à bascule orné d’un magnifique coussin rouge brodé, où attendait un tricot inachevé. Juste à gauche de l’entrée, une petite commode rose accueillait des cadres photo, ses boutons de tiroir dorés soigneusement lustrés. Il y avait aussi une grande armoire au fond de la pièce, bleue et vernie. Du plafond pendait un superbe lustre en cristal, où douze bougies brûlaient lentement. Au centre de la pièce, il y avait une table basse orangée entourée de six coussins colorés pour s’asseoir. Au fond, à droite de l’armoire, il y avait une porte rose surplombée d’une immense fenêtre toute en longueur. Je tournai sur moi-même, admirant le spectacle. Mais il manquait un élément essentiel à ce logis.

- Où dormez-vous ? demandai-je alors qu’elle s’approchait de la porte rose.

Elle fit demi-tour avec un air malicieux.

- Ah ça, mon garçon, j’en suis très fière. Approche.

Elle se dirigea vers la gauche de la pièce où, collé au mur, se trouvait une petite bibliothèque.

- Elle est belle hein ?

Je crus qu’elle n’avait pas compris ma question et allais la reposer, lorsqu’elle empoigna le côté droit de la bibliothèque et tira, révélant ce qui semblait être un passage secret.

- Pas mal, non ? Ce n’était d’une banale porte dans poignée, avant. J’y ai fixé les étagères moi-même ! comme quoi, je me plains de la disparition des gentlemen, sans doute se plaignent-ils de la mort des ladys !

Elle eut un grand rire rauque qui me fit penser aux saoulards de la taverne de mon père. En passant la tête par la porte, je vis une seconde pièce très longue, mais peu large.

- C’était un couloir à la base, expliqua la vieille. Il menait à la salle d’eau de la cour, et comme je ne peux pas m’approprier cette dernière, j’ai muré la porte qui y correspondait et ai fait ma chambre de ce couloir.

En effet, tout au fond de la pièce improvisée, on pouvait voir un lit double qui prenait toute la largeur du mur. Sur les cloisons, il y avait des bougeoirs pour l’éclairage, des cadres photo et des peintures.

- Vous… Avez fait tout ça toute seule ? Mais, depuis quand vivez-vous ici ?

- Je dirais… dix ans ? Onze, peut-être.

Je la regardai d’un air interloqué.

- Vous avez quel âge ?

Elle devint rouge pivoine et vociféra :

- On ne pose pas ce genre de question aux dames ! Un gentleman n’est pas indiscret envers une lady.

- Je ne suis pas encore un gentleman, et vous avez dit vous-même que vous n’étiez pas une lady.

- Et bien les jeunes hommes bien élevés ne posent pas de telles questions aux dames !

- Surtout aux vieilles dames…

Je la charriais, un sourire aux lèvres. Mais ce jour-là, j’appris qu’il ne fallait jamais, jamais traiter une femme de vieille. Retiens-le bien là où tu es, vieux frère, s’il y a des dames âgées. Ce jour-là, madame Potelle m’a pris au collet et m’a écrasé la face sur le sol avant que je ne comprenne ce qui se passait. J’ai appris plus tard qu’elle avait fait de la lutte dans ses jeunes années, mais pas de la lutte comme on en trouve dans l’Empire. Elle avait fait un long voyage au pays de Grulune, notre allié de l’autre côté de la grande mer, où elle avait passé trente ans de sa vie et appris l’art du combat à main nue. Heureusement, elle ne déversa pas longtemps sa colère sur moi, et m’aida même à laver mon linge. La vérité est qu’elle avait sans doute eu pitié de ma maladresse face au lavoir. Elle passa le reste de la soirée avec moi, à m’apprendre comment décrasser l’appartement de mon professeur tout en ricanant de la saleté de "ce sacré vieux porc de Stéphane". Une fois la besogne achevée, je remerciai chaleureusement la vieille dame pas si vieille que ça, et lui promis de venir lui rendre visite le lendemain. Lorsque, vers cinq heures, le sacré vieux porc rentra chez lui, il resta sans voix.

- Alors ? dis-je en riant. Ça change hein ?

- Manfred… T’es sûr que c’est bien chez moi, ça ?

Je pointai la trappe du doigt avec un air agacé :

- Qui d’autre pour entreposer des armes comme des trésors royaux ?

Hébété, il monta quelques échelons et passa la tête par la trappe, comme doutant encore qu’il était bien dans son appartement. Finalement, il redescendit, me considéra un long moment et me serra dans ses bras vigoureux, me soulevant de terre et m’étouffant à demi.

- Manfred ! Ah, Manfred ! Tu es un véritable magicien ! Ah, Manfred !

- Ça va, ça va… lâchez-moi !

Il me reposa parterre et, émerveillé, tourna sur lui-même pour observer les moindres recoins de l’appartement.

- C’est incroyable ! comment as-tu fait ça ?

- Joséphine m’a aidé.

- Qui ?

- Joséphine. Madame Potelle.

- Non ? La vieille Potelle t’a aidé ? Je n’en reviens pas ! Cette vieille bique t’a aidé à nettoyer !

- Vous feriez mieux de ne pas l’appeler ainsi. Croyez-moi. Je m’y suis essayé.

- Oh, arrête… T’es un poltron, à craindre les colères d’une grand-mère.

- Bon… vous ne pourrez pas dire que je ne vous ai pas prévenu. Et maintenant, à votre tour de remplir votre part du marché. Apprenez-moi à me battre.

- Doucement mon gars, faut y aller pas à pas avec ces choses-là.

- Alors qu’attendons-nous pour faire le premier ?

- Le premier quoi ?

- Le premier pas, soupiré-je.

- Le premier pas, c’est de respecter les valeurs des guerriers, parmi lesquels la modestie et la reconnaissance. Viens, on va acheter des fleurs à la biquette.

Il jeta son sac en toile négligemment sur le sol et s’apprêta à repartir, mais je me plaçai devant lui :

- Un instant ! Rangez-moi ce sac.

- Va pas jouer les matrones, petit. Tu n’es pas ma femme, je te signale.

- Je croyais que la reconnaissance était des valeurs des combattants. Or j’ai nettoyé cette porcherie, respectez mon travail et ne remettez pas tout sans dessus dessous, car je vous préviens que ce boulot, je le ferais pas tous les jours !

Sous le coup de la colère, j’entendis ma voix reprendre des intonations aigues, et dus me calmer.

- En plus, une personne modeste ne se comporte pas ainsi, même avec son élève.

- Tu as du cran, j’aime ça.

- J’en ai rien à faire que vous aimiez ça, je veux que vous rangiez ce sac.

Il se pencha vers moi et me dit avec un sourire agaçant :

- Je ne m’abaisserais pas à obéir à un jeune gamin intempestif.

Sur ce, il posa sa main sur ma tête et, me tirant par mes cheveux emmêlés, m’écarta de son chemin. Avant de disparaître dans les escaliers, il se retourna et ajouta :

- Lorsque j’aurais une raison de te respecter, gamin, je rangerais mes affaires. D’ici là, prends ton mal en patience.

Nous sommes donc allés acheter des fleurs à madame Potelle, qui sembla ravie en les recevant, et qui mit une sévère déculotté à monsieur de Bellétendre lorsqu’il l’appela "ma vieille". Puis tout ce passa comme on peut le supposer : Chaque matin, Stéphane me donnait des exercices, je m’entraînais, je nettoyais quand la chose était nécessaire, je rendais visite à madame Potelle, qui nous avait chaleureusement autorisé l’accès à la cour par son salon. Elle me parlait de son passé de jeune fille, des manières de gentleman et m’avait même appris quelques mouvements de lutte Grulunaise. Je préparais aussi les repas de Stéphane, toujours avec l’aide de Joséphine, et mon maître d’arme n’appris pas que je savais pour son sombre passé. Ce quotidien devint ma vie, pendant longtemps. Je passai huit ans avec Stéphane et Joséphine, progressant vite et bien. Jusqu’à ce qu’un jour, en allant au marché accomplir une course que m’avait demandé Madame Potelle, je tombai sur un marchand de journaux.

- Demandez les nouvelles ! criait-il. Monsieur de Lorée assassiné dans son domaine ! Tous les détails de l’enquête !

Je m’arrêtai net. Avais-je bien entendu ?

Je m’approchai du marchand et, oubliant que l’argent que je lui donnais était à madame Potelle, lui achetai un journal. Debout, au milieu de la rue, je commençai à lire. Les larmes me montèrent aux yeux. Mon père était mort. Voilà huit ans que je pensais que la disparition de mes parents ne me ferait ni chaud ni froid, eh bien je me leurrais. Après avoir difficilement parcouru quelques lignes, ma vision brouillée par mes pleurs, je tombai sur ce passage : "Madame de Lorée, tombée en dépression subite, est gravement malade. Tout porte à croire qu’elle ne passera pas la semaine." Alors mon sang ne fit qu’un tour. Retrouvant mon aplomb, je séchai mes larme et, abandonnant le journal dans une flaque, me hâtai vers la petite maison. En m’entendant entrer, madame Potelle sortit pour aller à ma rencontre. Je lui remis précipitamment ses courses à moitié faites et montai les escaliers, sourcils froncés, mine soucieuse.

- Manfred ? s’étonna la vieille femme. Manfred, qu’as-tu ? Manfred !

Je l’ignorai, rassemblai dans un sac de toile quelques maigres affaires et redescendis les marches de bois. Joséphine m’arrêta en me prenant par le bras.

- Manfred, dis-moi ce qui se passe, enfin !

- Mon père et mort, dis-je avec une froide détermination, et ma mère va bientôt le rejoindre dans la tombe.

Presque sans s’en rendre compte, elle me lâcha.

- Oh… comment l’as-tu appris ?

Je m’en allais déjà et, sans prendre la peine de réfléchir à la réponse que je donnais, je criai par-dessus mon épaule :

- Je l’ai lu dans le journal !

Je pris la direction du port, marchand et courant à demi. Dès que je vis passer une voiture, j’arrêtai le cocher.

- Bonjour monsieur, me dit-il. Belle matinée, n’est-ce pas ?

- Oui, oui, magnifique. Pouvez-vous me conduire au p…

Non, pas au port. Le journal disait que mon père était mort au domaine de Lorée, sans doute ma mère y était aussi, plutôt que dans la taverne.

- … au domaine de Lorée ?

Il sauta de son siège et m’ouvrit la porte de la voiture.

- Montez monsieur, vous y serez en un rien de temps.

Je grimpai et il referma la porte. Alors qu’il fouettait les chevaux, je m’inquiétai de la réaction de ma mère en me voyant revenir, surtout dans cette tenue. Joséphine Potelle m’avait offert plusieurs costumes élégants, que je mettais lorsque je sortais. J’étais donc vêtu d’une chemise blanche accompagné d’un gilet noir, un pantalon de toile et d’élégants souliers, que je cirais régulièrement. J’avais aussi un chapeau feutre, que je tenais sur mes genoux. Mes cheveux n’étaient plus en bataille, Joséphine m’ayant conseillé de les laisser pousser et de les attacher d’une lanière de cuire dans mon dos. Heureusement, elle ne s’était jamais inquiétée de mon manque de pilosité faciale. Elle devait croire que je me rasais. Mais, ainsi accoutré, ma mère me reconnaîtrait-elle ? Accepterait-elle seulement de me voir après tout ce temps ?

- Mais qu’est-ce que me prend ? marmonnai-je en me prenant la tête dans les mains. Pourquoi tiens-je tant à revoir cette vieille folle sur son lit de mort ?

Je le sais, maintenant que douze ans ont passé. Ce qui m’a pris, c’est le même sentiment que celui qui m’a poussé à retourner voir madame Potelle lors de notre dernier arrêt au port. De l’amour, et de la peur. La peur de perdre les ombres du passé. Ma mère était naïve, mais gentille et, par-dessus tout, elle m’aimait. Elle ne me comprenait pas, mais elle m’aimait, et je crois bien l’aimer aussi. Aujourd’hui, elle n’est plus et je la regrette, mais je ne suis pas assailli de tristesse en songeant à elle. Mon père en revanche… Je l’ai quitté sur une gifle. Comment aurais-je pu me douter, le jour de ma fugue, que cette claque serait la dernière chose que mon père me donnerait ? Je ne comptais pas revenir, mais je n’ai jamais pensé à ce genre de détail. Aurais-je bien fuis si je l’avais su ? Serais-je là où je suis maintenant, capitaine d’un grand équipage, dans le plus beau port du Premier Royaume, voire du monde, assis sur ces colossales marches de pierre ? Quelle serait alors ma vie ? Je ne le saurais jamais, hélas, mais je suis content de cette vie, malgré mon petit pincement de culpabilité lorsque je repense à mon père.

La voiture se stoppa devant un grand grillage vert. Je ne me rendis compte que nous étions arrivés que lorsque le cocher ouvrit la porte.

- Ça fera trois pièce d’argent, monsieur.

Sortant de ma rêverie, je le regardai avec étonnement.

- Trois pièces d’argent ? Je n’ai point souvenir que la chose fusse si chère.

- Que voulez-vous, monseigneur, tout augmente.

Cet homme essayait manifestement de me berner, et en d’autres circonstances j’aurais ouvert les négociations, mais je n’avais pas le cœur à débattre pour quelques misérables piécettes. Je le payai donc avec l’argent des courses de madame Potelle, me promettant de la rembourser plus tard, et descendis de voiture. Alors qu’elle repartait, les sabots des chevaux claquant sur le pavé, ma gorge de serra en contemplant la grande grille peinte de vert. Combien de fois étais-je rentré ici d’un pas assuré, dans ce qui était ma demeure, mon palais d’enfant ? J’ôtai ma paire de gants blancs et actionnai la poignée du portail, qui s’ouvrit. Je m’avançai dans l’allée de gravillons et de sable doré, contemplant l’immense parc qui s’étendait à ma droite et ma gauche. J’y passais des heures entières étant enfant. Soudain je me sentis replonger dans ces temps passé, et la fille que j’étais auparavant rejaillit en moi comme un fantôme dont on ne peut complètement se débarrasser. Une fois devant la grande porte de chêne, j’hésitai longuement, tendant ma main vers le heurtoir et la ramenant vers moi presque aussitôt. Ce ne fut pas moi qui, finalement, fis le premier pas, mais la servante. Elle m’ouvrit de son plein gré, sans doute m’avait-elle remarqué depuis une fenêtre.

- Monsieur, dit-elle d’un air sévère, je ne sais pas à quoi vous jouez, mais je vous prierais de partir. Madame est malade et ne veux voir personne que son fils, et vous ne l’êtes pas.

Ma gorge se serra un peu plus. Cette dame, c’était Ismène, ma nourrice, ma seconde mère. Elle avait pris quelques rides, mais ses longs cheveux roux étaient toujours aussi flamboyant, attachés en leur éternel chignon sur le sommet de son crâne.

- Ismène, soufflai-je.

Elle me regarda d’un air étonné, ne comprenant pas de quelle manière je connaissais son nom. Alors j’ôtai mon chapeau feutre et, portant la main à mes cheveux bruns, les dénouai et les laissai aller librement.

- Ismène, ne me reconnais-tu pas ? C’est moi, Rose.

Rose. Ce nom était usé, amer dans ma bouche. La vieille Ismène ouvrit de grands yeux, que je vis se faire larmoyant et, me prenant la main, elle la serra contre son cœur, caressant ma peau douce.

- Mademoiselle…

J’étais de retour chez moi.


Texte publié par RougeGorge, 20 mai 2024 à 14h54
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