- Chers élèves, voici votre nouveau camarade, Manfred Lorée, veuillez lui faire bon accueil, blablabla... Allez, assied-toi et suit la leçon de monsieur Jacques.
Le directeur m’abandonna ainsi, au milieu de ces étrangers aux airs ennuyés. L’ennui semblait être une norme dans l’établissement, tant tout le monde le répandait autour de soi. Les élèves étaient affalés sur leur bureau, gribouillant quelques notes pendant que le professeur parlait. Il était assis sur sa chaise, et récitait en boucle ses cours, répétant la même chose depuis le matin sans doute, poussé par l’avarice, l’envie de toucher son salaire à la fin du mois. Il était en fait comme un moulin : tant que le vent ou la rivière le poussait, il faisait son travail, même si personne ne se préoccupait de récolter sa farine. En silence, j’allai m’asseoir au hasard au milieu de la salle, sur un bureau inoccupé. Il n’y avait dans cette salle que des bancs à deux places, mais les élèves faisaient tous de leur mieux pour se retrouver sans voisin, sauf quelques-uns, qui discutaient à voix basse. Je sortis quelques affaires de moindre qualité fournies par l’école. Le directeur avait accepté ma candidature suite à un test de connaissance où j’avais obtenu la quasi-totalité des points. "quasi" pour la simple et bonne raison que j’ignorais les règles d’un duel d’escrime. Après avoir porté une moindre attention aux paroles du professeur, je compris qu’il parlait de botanique, un sujet que je maîtrisais sur le bout des doigts. Aussi rangeai-je mes affaires sans avoir pris une seule note et me relevai-je. Quelques regards presque curieux se posèrent sur moi tandis que je regagnais la porte.
- Eh ! s’exclama le professeur. Où tu crois aller ?
- Dans la cour d’escrime, répondis-je.
- T’as pas escrime, mon petit bonhomme, mais botanique.
- Je ne respecte les botanistes que lorsqu’ils sont déjà allés sous une serre.
- De quel droit oses-tu ?!
- Des miens propres.
- J’en parlerai au directeur, jeune homme !
- Faites, je vous en prie. Sur ce, au revoir messieurs.
Je m’inclinai avec un sourire railleur et sortis. Je n’avais pas à perdre ainsi mon temps. Je voulais apprendre l’art de manier une épée, pas celui de débattre avec des professeurs idiots. De plus je devais, pour rester scolarisé, nettoyer les sols et les vitres de l’aile gauche, et ce chaque jour. En cas de baisse de mes résultats s’ajouterait à cette tâche l’aile droite et le bâtiment central, puis une exclusion. Mais peu m’importais, je n’avais qu’un seul but : apprendre à me battre. Une fois dans la cour, je posai mon sac sur le sol et, adossé à un mur, observai les duels qui se jouaient, étudiant les mouvements des élèves. Après quelques minutes, le professeur d’escrime me repéra.
- Eh, toi ! Tu n’as pas cours ?
J’haussai les épaules sans mot dire.
- Retourne en classe !
- J’ai de l’avance en classe et des retards en escrime. Il est plus logique que je sois ici.
- Ce n’est pas comme ça que l’établissement fonctionne, va-t’en, ou j’avertirai le directeur.
- Il s’en moque, vous le savez aussi bien que moi.
- Alors je remplirai moi-même le formulaire d’exclusion.
- Ce serait contre le règlement…
- Ne vas pas me faire croire que cela te dérange.
- Non, en effet, ça ne me dérange pas.
Lui, au moins, semblait impliqué dans son travail. Il était plutôt jeune pour enseigner dans un établissement de ce niveau, trente ans maximum, l’air vigoureux, avec une moustache en brosse répandant une impression d’autorité. Il était tout en tenue d’escrime, son casque sous le bras, son fleuret appuyé contre un mur. Il avait de longs cheveux bruns noués sur sa nuque avec ce qui semblait être un lacet de chemise.
- Tu as des retards en escrime, dis-tu ? Montre-moi ça. Arrêtez, les jeunes !
Il se retourna vers les duellistes et les sépara.
- Le petit curieux qui vous observe va nous faire une démonstration de ses talents.
Il prit un fleuret et me le lança. Je l’attrapai dans un réflexe, et fixai le maître d’arme avec étonnement.
- Mais… je vous ai dit que j’avais des…
- Des retards ? Des difficultés ? Ces mots n’existent pas avec moi. En piste, jeune homme !
- Mais… que dois-je faire ?
- Un duel, que Diable !
- Contre qui ?
- Moi-même. Qui de mieux placé pour juger tes forces et tes faiblesses ?
Il récupéra son arme et m’invita à approcher dans le cercle des combattants. Je me mordis la lèvre. J’allais être ridicule, à n’en pas douter. Je laissai mon sac de toile près du mur et m’approchai dans la cour de terre battue.
- En garde, cria le maître après avoir mis son masque.
- C’est injuste, dis-je. Je ne suis pas équipé, vous si.
- Tu prétends ne pas être bon, cela ne devrait rien changer pour toi.
- Lorsque dans un vrai combat deux adversaires se retrouvent face à face, ils n’ont pas de masque.
- Encore fois, qu’est-ce que ça change ?
- Les yeux peuvent être de bons indicateurs. Si vous voyez où porte mon regard, vous pourrez deviner où je vais frapper. Mais pas moi, si vous gardez ce masque.
- Tu sembles maîtriser la théorie.
- Pas tant, j’ai simplement lu que tel était le cas pour de nombreux sports. Donc, vous l’enlevez, ce masque ?
- Non. Un bon escrimeur ne sera jamais assez présomptueux pour se débarrasser d’un atout.
- Un vrai homme se battrait avec honneur.
- Vois la chose comme il te plaira. Nous commençons ?
- Pas tant que vous porterez ceci.
- Alors tant pis pour toi. En garde !
Il s’élança. je parai son premier coup de mon arme en gardant mes pieds fermement ancrés dans le sol et, de ma main libre, prit son masque et le lui arrachai.
- Tu trouves ça honorable, toi ? railla le maître d’arme en reculant.
Je jetai le masque au sol.
- Peut-être. Je dirais plutôt que c’est… distrayant.
En lançant ce dernier mot, je tentai de lui porter un coup, espérant le surprendre, mais il para sans difficulté apparente.
- Prévisible. Jacasser pour mieux frapper. Pas mal, mais ça peut vite se retourner contre toi, de devoir réfléchir à tes paroles.
- Alors taisez-vous.
- C’est un art que je maîtrise.
Il s’élança à nouveau, je m’esquivai sur la gauche, évitant son coup de justesse, et tentai d’en profiter pour le toucher de la pointe de mon épée. Il esquiva, feinta vers mon flanc gauche et la lame fusa droit vers mon cœur, s’arrêtant à quelques millimètre de ma poitrine.
- Le combat est fini, petit. Tu as perdu. En effet, tu as quelques retards… Depuis combien de temps apprends-tu l’escrime ?
- Mais… depuis jamais. C’est la première fois que je touche une épée.
Il sembla surpris, et les quelques chuchotements autour de nous cessèrent.
- Parbleu… Ce que tu me dis-là est-il bien vrai ?
Ce fut mon tour d’être surpris. Il croyait que je me jouais de lui ?
- Bien sûr. Pourquoi mentirais-je ?
- Tu de bat remarquablement bien pour un entier débutant.
- Ce n’est pas l’impression que j’ai eu, grimaçai-je. Vous m’avez vaincu à plate couture, monsieur… hem…
- Je me nomme Stéphane de Bellétendre. Et vous, jeune homme ?
- Manfred Lorée. Ravi de faire votre connaissance, monsieur de Bellétendre.
- Lorée ? Ce nom me rappelle quelque chose… Mais bien sûr ! Paul de Lorée ! Un grave incompétent si vous voulez mon avis. Il passait ses journées à s’amuser, et ne se gênait pas pour sécher les cours. Le directeur le gardait pour la fortune de ses parents, des nobles.
- Plaisant coïncidence, en effet. J’aurais aimé être du même sang que ces gens-là, cela m’épargnerait sans doute mes corvées. Voyez-vous, contrairement à ce chanceux Paul, je suis sans le sous.
Cet homme semblait perspicace. Je devais à tout prix éviter ses questions, ou il percerait mes mensonges. Aussi enchaînai-je :
- Mais j’abuse. J’empêche vos élèves de travailler. Bonne journée, monsieur de Bellétendre.
Je m’empressai de m’éloigner du centre de la cour, posai l’épée contre un mur et me hâtai vers mes affaires. Dans mon dos, j’entendis Stéphane crier :
- Reprenez l’entraînement ! Manfred, attend !
Je fis mine de ne pas l’avoir entendu, mais il insista et me rattrapa alors que je tournai à l’angle d’un bâtiment.
- Tu as des problèmes d’oreilles ?
- Heu… non, pourquoi ?
- Tu cherches à m’éviter alors.
- Ben, c’est-à-dire… Le cours de botanique est bientôt fini, et je ne sais pas où est le suivant.
- Manfred Lorée, tu es un vilain menteur. Le cours est loin d’être fini et, de toute manière, tu te fiches éperdument de ce genre de choses.
- Oui, bon, peut-être. Qu’est-ce que vous me voulez, à la fin ?
- Toi, que veux-tu ?
- M’en aller !
- Mais non, abruti. Pourquoi tu t’es inscrit ici au prix de corvées déraisonnables ? Tu prétends déjà tout connaître des leçons que l’on donne ici !
- Sauf en escrime.
- Voilà ! Alors je te pose la question : pourquoi veux-tu apprendre l’escrime ?
- Qu’est-ce que ça peut vous faire ?
- Tu deviens impoli, jeune homme.
- Et vous indiscret.
Je tentai de passer outre sa personne, mais alors que je le dépassais, il me saisit le col par derrière, m’étranglant à moitié.
- Eh !
- Je ne te laisserai pas filer aussi rapidement. Quels sont tes projets d’avenir, Manfred ?
- Putain, vous me faites chier !
- Oh là, deux vulgarités en une phrase ? Ton langage se dégrade à une vitesse fulgurante.
Je me dégageai brusquement et crachai :
- Donnez-moi une seule bonne raison de vous parler de moi !
- Mais elle est toute trouvée : je peux t’aider, mieux que cet avare de directeur.
Je le considérai avec suspicion. Qu’entendait-il par m’aider ? Voulait-il me donner des cours particuliers d’escrime ? De toute manière, ça ne pouvait pas me faire de mal, aussi répondis-je avec un soupire :
- Je suis un gamin sans le sous. Je n’ai aucun avenir, sinon dans l’armée impériale. Mais pas en tant que petit soldat qui va se faire trouer la peau, non. Je veux devenir corsaire. Je dois savoir manier une lame.
Stéphane Bellétendre me fixa avec stupeur. Je vis un sourire se dessiner lentement sur son visage et ses yeux pétiller. Il éclata de rire. Irrité, je m’exclamai :
- Quoi, qu’est-ce qui vous fait rire ? Je ne suis pas taillé pour, c’est ça ?
Il se força à s’arrêter et répliqua entre deux gloussements :
- Ce n’est pas ça… Mon garçon, ce n’est pas l’escrime qu’il te faut pour être corsaire.
Je le regardai sans comprendre.
- Mais… Comment ça ?
- Ecoute-moi, bonhomme. En escrime, il y a des règles strictes, des positions à adopter. Sur un champ de bataille, ou à bord d’un navire, personne ne respectera ces règles. C’est intenable.
- Alors quoi ? J’abandonne ?
- Sacristi, non ! Surtout pas ! Je vais t’enseigner le combat, le vrai.
- Et pourquoi vous feriez cela ?
- Eh bien, vois-tu, mon ménage est un peu mal tenu. Je n’ai ni femme, ni enfants, et un peu d’aide me serait pratique.
- Vous voulez que je joue les femmes de ménage ? Pas question !
Je n’avais pas déserté la vie de ménagère prévue par mes parents pour en retrouver une autre avec ce maître d’arme !
- Réfléchis-y. Cette école ne te sert plus à rien, et je t’offre de véritables cours contre un peu de ménage. C’est une proposition intéressante.
- Ouais… j’y repenserai.
Au fond, je savais que c’était tout décidé. S’il avait raison et que l’escrime ne me servirait réellement à rien dans ma vie future, alors cette école n’était qu’un obstacle sur mon chemin, et je me retrouverais sans nulle part où aller. Mais pour la forme, je le ferais patienter un peu. Comme s’il lisait dans mes pensées, il déclara :
- Dépêche-toi, j’ai d’autres personnes prêtes à accepter mon offre, et une seule place à offrir.
- Vous dites ça pour m’embêter ?
- Ça se pourrait… prendras-tu le risque ?
Il était très mesquin, habile de sa langue. Mais je ne me laisserais pas faire si facilement.
- Vous semblez doué avec les mots, monsieur de Bellétendre. J’accepterai votre offre à une condition : apprenez-moi l’art de manier les armes, et de manipuler autrui comme vous le faites si bien.
- Tu as de cran, j’aime ça. C’est entendu.
Il regarda la cour : les duels avaient repris. Il posa une main sur mon épaule et m’entraîna vers le portail de l’école.
- Ils peuvent se débrouiller sans moi quelques temps. Viens, je vais te montrer mon logis. Ce n’est pas grand, mais il y a une petite cour pour s’entraîner. A condition de ne pas abîmer les fleurs de madame Potelle.
- Madame Potelle ?
- Elle loue le rez-de-chaussée de la maison.
- Vous êtes mal payé au point de devoir louer votre maison ?
- Non, tu ne saisis pas. Je suis mal payé au point de ne louer que l’étage d’une maison. Les propriétaires sont monsieur et madame de Lorée, justement. Tu sais, les parents de Paul.
J’étais dépité. Il ne pouvait y avoir pire coïncidence. Stéphane de Bellétendre habitait donc la vieille masure pourrie de mes parents ? Je les avais entendus en parler une fois. Il y avait des champignons dans les murs, et ils avaient décidé de le cacher pour pouvoir maintenir un loyer relativement élevé. Stéphane était vraiment pauvre, alors. Au moins, l’appartement n’était pas loin de l’école : avant cette histoire de moisissure, mon frère habitait la maison pour ses études.
- Ça fait longtemps que vous habitez là-bas ?
- Trois ans. Je l’ai repérée par hasard, et me suis dit que c’était une belle opportunité pour économiser les deux sous de bronze quotidiens que je dépensais dans une voiture.
- Dommage pour le cocher.
Il haussa les épaules.
- Bah, il s’en moque. Il a d’autre client, qui payent le centuple. Tiens, nous y voici.
En effet, de l’autre côté de la rue, encastrée entre deux autres boîtes à sardines, la maison se dressait. Six pas de long, six pas de large, deux étages et un grenier. Même comparée à ces deux pitoyables voisines, elle était en très mauvais état. Nous traversâmes la rue et il déverrouilla la porte d’entrée à la peinture bleu verte caillée. En m’approchant, je constatai que ce n’était pas des restes de peinture… mais du lichen. Le bois était rongé de lichen. Derrière la porte, il n’y avait qu’une étroite pièce, à peine de quoi faire tenir un homme, avec un escalier qui montait roidement, évoquant ceux que l’on trouve dans les phares, et en face de l’entrée une petite porte rouge soigneusement entretenue, un paillasson "Bienvenu" et une petite plaquette de bois sur le panneau indiquant "Joséphine Potelle". Ignorant la porte, mon futur maître d’arme emprunta les escaliers.
- Je t’ai un peu menti, tout à l’heure, dit-il alors que je lui emboîtai le pas.
J’entendis un tour de clef et une porte s’ouvrir en grinçant, puis arrivai en haut.
- Mon ménage n’est pas "un peu mal tenu".
J’écarquillai les yeux d’horreur.
- Il est très mal tenu.
Dans la petite pièce gisaient des vêtements qui se confondaient avec des chiffons, des objets de toilette, comme un rasoir, une brosse à dent ou un peigne, des chandelles à moitié consumées, des allumettes et bien d’autre objets et bibelots en tout genre, sans citer tous les déchets et débris d’objets cassés. Le maigre lit à deux place, qui occupait un bon quarte de la pièce, était évidemment défait, les draps étaient tâchés, et des restes de nourriture s’y trouvait. La seule fenêtre était pleine de poussière, avec un petit rideau jaune déchiré et tâché, une plante mourante sur son rebord. Il y avait aussi un minuscule bureau avec des papiers éparpillés, un encrier renversé, et une plume tellement abîmée qu’elle ressemblait à une arête de poisson.
- Et avec tout ça, songeai-je ironiquement tout haut, vous parvenez à garder les fleurs de madame Potelle intactes ?
Il décida de m’ignorer et s’approcha d’un coin sombre où se trouvait une petite échelle, sortant d’un trou dans le plafond.
- On pourrait croire que je suis pauvre, et c’est vrai, je n’ai pas d’argent. Mais j’ai des biens très précieux, viens voir.
Il grimpa l’échelle. Je m’approchai et posai ma main… sur une crotte de rongeur. Avec une grimace, je m’essuyai sur mon pantalon et montai à la suite de mon professeur. A chaque échelon, je réalisai à quel point le bois était sale et gras. En arrivant en haut, je fermai un instant les yeux, m’attendant au pire. Rien pourtant n’aurait pu me préparer à ce que je découvris alors. Monsieur de Bellétendre me tendit la main pour m’aider à mettre pied au plancher tandis que je regardai, subjugué, cet incroyable spectacle.
- Alors gamin ? Ça change du reste, hein ?
Sur le plancher du grenier, il y avait un magnifique tapis jaune et rouge bordeaux. Des candélabres éclairaient la pièce mieux que le soleil d’été. Des coffres de bois soigneusement vernis étaient appuyés contre les murs. Mais surtout, de part et d’autre de cette pièce, centre de toute cette splendeur, des épées aux fourreaux ornés, des boucliers aux blasons majestueux, des sabres scintillants, des tas et des tas d’armes et d’objets d’arts, constituaient la collection de monsieur de Bellétendre.
- C’est incroyable…
- Même si personne d’autre que moi ne vois ces merveilles, je prends soin d’allumer tous les jours ces chandelles. Maintenant, tu pourras en profiter aussi. Mais attention, pas touche : ils ont une grandes valeur, tant monétaire que sentimentale.
Je promenai mon regard émerveillé dans toute la pièce. Comme c’était riche ! Comme c’était beau ! Mon futur maître était sans aucun doute un homme étrange : il tenait plus compte du lieu de repos de ses armes que du sien.
- Mais j’y pense, dit soudain Stéphane. Etais-tu inscrit à l’internat de l’école ?
- Non, Monsieur de Bellétendre. Je l’aurais bien souhaité, mais le directeur a refusé de payer ces frais en plus.
- Pff ! Il ment, ce vil ! Un pensionnaire de plus ou de moins, sur la centaine qu’il loge déjà, ne changerait rien à ses finances !
- Je m’en doute mais que vous voulez-vous ? Je n’ai aucun pouvoir.
- Où loges-tu, donc ?
Voilà une question qui m’embêtait bien : mon interlocuteur semblait un véritable détecteur de mensonge, aussi dis-je la vérité, ou du moins en partie :
- Mes parents habitent trop loin pour que je vienne à pied tous les jours, alors j’ai trouvé une vieille bâtisse abandonnée où passer mes nuits.
Il me regarda, interloqué.
- Et tes parents l’ont permis ?
- Ils n’en savent rien, je leur ai dit que je directeur m’acceptait à l’internat.
- C’est très mal, jeune homme, de mentir ainsi à tes parents. Mais en tout cas, il n’est pas question que tu loges dans un trou à rats. Reste donc ici, tu pourras mieux travailler.
Je fus tenter de répliquer que sa demeure était un trou à rat pire encore, mais j’optai pour l’amabilité :
- Je veux bien, mais… où dormirais-je ?
- Mon lit a deux places, non ?
Je sentis le sang me monter au visage. Dormir avec lui ? Et l’été, quand il fera chaud et que toute chemise fera suer ? Le verrais-je… nu ? cela ne me dérangerait pas aujourd’hui, vieux frère. J’ai vu et parler de tabous bien plus important que ça avec toi et les copains. Mais à l’époque, fraîchement sorti de ma féminité, cela m’était inenvisageable.
- Heu, je… Merci, mais…
Il rit.
- Je vois que j’ai affaire à un timide ! C’est ça ou le sol, mon gars.
Il ne disait pas cela sérieusement, et pourtant j’approfondis l’idée :
- Ce tapis semble bien confortable. Avec une couverture pour ne pas m’enrhumer, je saurais m’en contenter.
- Tu es sûr de toi ?
Il semblait réticent, et je devinai que ce n’était pas tant par soucis de mon confort que par peur de laisser son précieux armement seul avec moi.
- Certain.
Il réfléchit, se passant la main sur le menton comme s’il avait une barbe à caresser, puis soupira :
- Bon, d’accord. Je te laisse commencer le rangement et ton installation, je dois retourner avec les élèves. Je reviendrai ce soir, après les cours, et commencerai ton enseignement.
Il retourna à l’échelle, commença à descendre et, avant que sa tête ne disparaisse par la trappe, il me lança un regard sévère et dit :
- Rappelle-toi… pas touche.
- Ne vous en faites pas, ris-je. Je ferais attention.
Puis, réalisant que ma voix avait pris un timbre légèrement féminin, je toussai pour cacher la chose. Il me lança un regard suspicieux et s’en alla. Je tendis l’oreille jusqu’à entendre le verrou de la porte et souris. La première chose que je fis fut de me saisir d’un sabre à la garde d’or. Je fendis l’air de sa pointe en riant, laissant libre cours à mes cordes vocales irritées, amusé tant du jeu que de ma désobéissance. Je passai plusieurs minutes ainsi, tentant de soulever les plus lourds boucliers et épées, évaluant quel type d’armes je serais apte à manier. Bien sûr, je prenais bien garde de tout remettre à sa place. Me faire expulser le premier jour serait une très mauvaise idée. Alors que j’allais m’arrêter pour me mettre sérieusement au travail, je voulus essayer une dernière fois de soulever une arme lourde. Je vis un splendide bouclier d’apparat, conçu pour les parades plus que pour les combats du fait de son importante masse. Je le pris à deux mains et tentai vainement de le soulever, parvenant tout juste à le tirer de sa place. Je découvris alors une cache dans le mur, qui était dissimulée derrière l’arme. Curieux de savoir ce que pouvait bien avoir à cacher mon professeur, je posai le plus délicatement possible le bouclier sur le sol et passai la main dans le trou du bois. La première chose que j’en tirai fut une petite photo abîmée. Je reconnu Stéphane de Bellétendre debout à côté d’un jeune garçon et d’une femme richement parée. Stéphane avait une épée de combat à la main, et l’adolescent portait une armure de cuire légère. Avait-il eut une femme, en réalité ? Et un fils, qu’il aurait entraîné au combat ? Ou était-ce simplement l’un de ses élèves ? Je sortis de la cache un autre document. Après l’avoir parcouru des yeux, je constatai qu’il s’agissait d’un mandat d’arrêt au nom de Stéphane de Bellétendre ! Signé de la main de l’empereur lui-même ! Fébrile, je portai à nouveau la main à la cache, et tombai sur un journal. En gros titre : "l’Empereur cocu !". Je commençai à lire l’article. "L’impératrice a pris pour amant le maître d’arme de son fils, monsieur de Bellétendre, et ce à l’insu de l’Empereur depuis douze ans ! Une tâche de naissance commune à l’homme et au garçon montre que celui-ci s’avère être un bâtard. L’Empereur se retrouve donc sans héritier légitime…" Je n’eus pas la force de lire la suite. Stéphane avait eu une relation de plus de douze ans avec l’impératrice ? Il avait eu un fils ? En tremblant je reposai les documents, refermai la cache et replaçai tant bien que mal le bouclier. Tous les honneurs que monsieur de Bellétendre semblait accorder à ses armes, les adressait-il à son fils et sa maîtresse, en réalité ? Tout d’un coup, l’idée de dormir dans ce lieu habité de fantômes ne me semblait plus si plaisante.
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