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Chapitre 5

Manfred Lorée

Quelques jours plus tard, la terre était en vue. Le Premier Royaume, de son nom Dajomaan, signifiant "Terre du cercle doré" s’ouvrait à nous. Ses côtes étaient d’imposantes falaises lui donnant une allure de château fort. Aussi, quoi que la terre fut proche, nous dûmes voguer encore plusieurs heures pour trouver un port où accoster : du fait de sa topographie difficile, il n’y en avait que fort peu. Quoique cela nuise dans un certain sens au commerce du pays, cela lui conférait un grand atout militaire : les quelques côtes abordables étaient étroitement surveillées, il était presque impossible de s’introduire à l’intérieur des terres par voie maritime. J’étais accoudé au bastingage, nous longions la côte depuis trois heures déjà, et je m’attendais à encore devoir naviguer autant, lorsqu’une prouesse de construction s’offrit à mes yeux.

- Magnifique, n’est-ce pas ? dit-une vois derrière moi.

Je n’eus ni le besoin ni l’envie de me retourner pour savoir que c’était Cadavre. Devant nous s’étendait un port creusé à même la roche de la falaise. De petites îles artificielles avaient été construites pour pouvoir amarrer les navires, et un grand quai s’étirai dans la pierre le long de la côte. Avait été taillé dans la roche même de petits bâtiments, sans doute des échoppes touristiques et des maisons de pêcheurs. Mais le plus imposant était, sur toute la longueur du port, un immense escalier derrière le quai, taillé aussi dans la roche, conduisant au sommet de la falaise. Le tout avait la taille d’une ville.

- Tu avais déjà vu ça ? demandai-je sans me retourner.

- Bien sûr. C’est le port le plus proche de la capitale, c’est même ici que j’ai embarqué pour gagner l’Empire et avoir une chance de m’infiltrer à bord de Fer Blanc.

- Ça dû coûter une fortune à tes parents !

- Oh, ce ne sont pas eux qui ont mené les travaux ! Ils en ont vu la fin. Ce chantier s’est étiré sur trois générations de souverains, c’est mon arrière-grand-père qui a payé tous les frais il y a plus de cent ans. Il s’est achevé quelques années avant la venue au monde de mon frère Sofien, aîné de la famille royale, héritier du trône de Dajomaan.

- Trois générations… soufflai-je.

- Nous ferions mieux de nous préparer à accoster.

- Oui, répondis-je en hochant la tête.

Je me retournai et restai figé de stupeur. Devant moi se trouvait un spectacle presque aussi surprenant que ce port encastré dans la falaise. Cadavre ne portait plus son éternelle chemise ocre, son gilet et son pantalon noirs. Il avait des souliers cirés, un pantalon de toile brune, une chemise avec des froufrous sur le col et le bout des manches, et une redingote rouge bordeaux brodée d’or. Mais le plus surprenant était son visage : il avait rasé sa barbe et coupé ses cheveux de geais. Seul son teint pâle restait celui que nous connaissions. En constatant mon trouble, Cadavre se frotta la nuque, gêné.

- Suis-je si méconnaissable ?

Ces atours royaux contrastait tant avec sa gêne et son caractère discret que, une fois ma surprise passée, je dus me couvrir la bouche pour cacher mon sourire.

- C’est ridicule, c’est ça ? dit-il.

- Franchement ? Oui.

J’éclatai alors, incapable de retenir mon rire plus longtemps.

- Arrête, l’Edenté. C’est pas cool.

- Excuse-moi…

Une fois mon fou rire passé, je le regardai, sentant quelques larmes de jovialité me monter aux yeux.

- Ça te va vraiment mal. Sans doute cet attirail sied-il au prince de Dajomaan, mais pas à mon cher Cadavre.

Je lui donnai une claque dans le dos.

- Mais tu as bien raison. Te présenter en chemise et mal rasé à des parents serait inconvenant.

- J’espère qu’on va s’en sortir.

- Ne t’en fait pas tant, notre baratin est au point.

- Sûrement… Manfred Lorée.

- Eh ! Que veux-tu ? On n’allait pas me présenter comme étant l’Edenté !

- Oui, surtout que ta renommée a pu parvenir aux oreilles royales.

- Tu exagères.

- Non, pas du tout. Cette histoire dans la pupille de l’œil des mers, c’est du lourd. T’es devenu une légende dans l’Empire, et ce genre d’histoire passe facilement de corsaires en corsaires, même ennemis.

J’haussai les épaules.

- Peut-être bien. Mais ce n’est pas tant mon nom que celui du capitaine Guillotin qui a dû être retenu.

- Dans tous les cas, te choisir un nom plus civil ne peut qu’être bénéfique. Si mes parents te font assez confiance, ils te choisiront comme nouveau capitaine du Fer Blanc, et nous n’aurons ainsi pas à éliminer un éventuel gêneur.

- Oui. Ça me fait tout drôle de réemployer cette appellation. Ça fait remonter des souvenirs d’une autre époque.

- D’une autre époque ?

- Quand j’étais à l’école de garçon.

- Oh. Pourquoi ce pseudonyme ?

- Mon vrai nom civil était "de Lorée". J’ai simplement retiré le "de" pour dissimuler mon ascendance noble, et Manfred était le deuxième prénom de mon frère.

- Tu avais un frère ?

- Paul Manfred Philippes de Lorée. Un chic type. On n’était pas proches, mais on se soutenait en cas de problème. Sans le savoir, il m’a aidé à me lancer dans la vie.

- Ah ? Comment ?

Avec un sourire songeur, je répondis :

- Il m’a offert un pantalon.

Il sembla surpris de cette réponse, mais un sourire se dessina sur ses lèvres.

- Paul Manfred Philippes, hein ? Ça fait un paquet de nom !

- Manfred était notre arrière-grand-père, il a obtenu la noblesse de la famille lors de la Guerre Liante. Quand à Philippes, c’était le premier empereur. J’ai moi-même porté le nom de mon arrière-grand-mère et de la première impératrice.

J’eus un petit rire.

- Si je pouvais, je lui enfoncerais un couteau dans le dos. Peut-être que sans ces cinglés, cette fichue guerre n’existerait pas.

- Peut-être, en effet.

Comme nous approchions du port, je dis :

- Bon, allez mon grand.

Je lui assenai une tape sur l’épaule.

- Faut y aller.

- Hélas, oui. Il faut y aller.

Une heure plus tard, après avoir accosté, décliné nos identités aux contrôleurs des frontières et nous être faits conduire au palais royal, plus loin dans les terres, nous nous retrouvâmes assis dans une splendide salle de réception à attendre les souverains. Seuls Cadavre et moi étions présents, les autres étaient restés au port pour se renseigner au sujet de réparations, mais surtout boire un coup et se détendre.

- Tout de même, grommelai-je. Ils ont du culot de faire patienter leur fils comme n’importe qui.

- Pour eux, je suis n’importe qui.

- Oui, mais quand même…

- Tais-toi. Ne parle pas en mal de mes parents, se sont d’excellents souverains.

- Mais je croyais…

- Qui est le capitaine ici ?!

Alors que j’allais m’énerver de son comportement, je le vis faire un discret signe du pouce. Je n’eus pas besoin de regarder la direction qu’il indiquait pour comprendre que nous étions observés.

- C’est vous, bien sûr. Désolé mon capitaine.

- Qui sait ? Après tout, ce sera peut-être bientôt ton tour de faire mordre la poussière à l’Empire.

- Je l’espère bien ! Ces chiens auront ce qu’ils méritent !

- Surveille ton langage, tu es dans un palais, ici.

Un valet en belle livré noire brodée d’or entra. Une main gantée sur la poitrine, il s’inclina.

- Monsieur, votre Altesse, le roi et la reine sont prêts à vous accueillir.

Nous nous levâmes, et en partant je jetai un regard discret à l’endroit qu’avait plus tôt désigné Cadavre, pardon, le prince Laurence de de Dajomaan, et vit un petit miroir enchâssé dans le mur. Sans doute s’agissait-il d’une vitre déguisée, translucide d’un seul côté seulement. Seuls les meilleurs orfèvres de Dajomaan connaissaient le secret de ce verre, disait-on : même après la guerre Liante, ils avaient catégoriquement refusé de transmettre ce savoir à leur nouveaux allié du Second et Troisième Royaume, ce qui faisait le prix déraisonnablement élevé de ce matériau. Le roi et la reine était vraiment d’une bassesse méprisable pour ne pas avoir confiance en leur propre fils. Je me détournai du miroir pour découvrir, dans la salle où nous entrâmes, une splendeur à couper le souffle. Le plafond, haut comme dans les temples du culte de l’Ebénier Blanc, était ornée de peintures multiples aux détails aussi nombreux qu’indistincts. Le carrelage semblait rivaliser en beauté, c’était une immense mosaïque représentant le Fantôme Noir et le Fantôme Blanc, ainsi que d’autres personnages de la religion de Dajomaan. Ce carrelage faisait une trentaine de mètres de long, jusqu’aux trônes, surmontés par une estrade et demi-cercle, où siégeaient fièrement le roi Oscar II, de son père Oscar Ier, et son épouse la reine Jeanne. Une fois à une dizaine de mètres des souverains, Cadavre mit un genou à terre et baissa la tête. Je l’imitai, et il prit la parole :

- Père, mère. C’est un honneur pour moi de me retrouver à nouveau en votre compagnie.

- As-tu accompli ta mission, fils ? demanda Oscar d’une voix aigüe qui manqua de me faire pouffer.

- Oui, père. Je n’aurais point osé me présenter devant vous sans être victorieux. Le Fer Blanc est amarré dans le port de la falaise, tout l’équipage est sous mes ordres et prêt à servir la couronne du Premier Royaume.

- Je te félicite, mon fils, dit la reine d’une voix douce et aimablement grave.

Les timbres des souverains pourraient presque se confondre, tant leur hauteur était semblable.

- Relève-toi, poursuivit la reine. Qui est cet homme qui t’accompagne ?

- Une fois sur nos pieds, Cadavre me présenta :

- Voici Manfred Lorée, un corsaire du Fer Blanc. Il m’est des plus fidèles, et j’aimerais présenter sa candidature pour qu’il devienne le nouveau capitaine du navire.

- Enchanté, monsieur Lorée, dit le roi. Est-ce vrai ? Êtes-vous prêt à trahir l’Empire ?

- Oui, votre Altesse royale, dis-je en m’inclinant bien bas.

- Pour quels motifs ?

- Par fidélité envers votre fils, le prince Laurence de Dajomaan.

- Je vois… Mais permettez-moi d’en douter. Un corsaire ne travaille pas par fidélité. Il tue, il pille, il trahit : il ne sert que lui et personne d’autre. Un prince ne fait pas exception à la règle.

En moi-même, je fus offensé par cette vision de la piraterie : ces gens ne connaissaient pas notre code d’honneur, sans doute. Mais ne voulant me les mettre à dos, je dis en me redressant :

- Vous lisez en moi comme dans un livre ouvert, Majesté.

- Prenez garde à vos paroles. Les livres qui ne me plaisent pas, je les brûle.

- J’en ai bien conscience. Aussi vous avouerai-je mon véritable motif : l’or. Dajomaan, soutenue qui plus est par le Second et Troisième Royaume, est bien plus stable financièrement que l’Empire. Vos armements sont aussi de loin supérieurs aux leurs. Quel corsaire digne de ce nom manquerait une occasion de se mettre la famille royale cette puissance dans la poche ?

- Voilà qui me semble plus honnête, reprit le roi. Moins honorable, mais plus honnête. Très bien, fils, cet homme à ma bénédiction pour devenir capitaine du Fer Blanc.

- Merci Majesté, répondis-je en m’inclinant à nouveau. Vous ne le regretterez pas.

- Je l’espère pour ta tête, forban.

- Retournez donc à vos besognes, dit la reine. Nous avons à parler avec notre fils.

- Vos désirs sont des ordres, votre Majesté. Néanmoins, si je puis me permettre une demande, le Fer Blanc est actuellement dans un bien piètre état. Accepteriez-vous, dans votre infinie noblesse, de m’offrir de quoi lui refaire un grand mat et une poupe ?

- Oui. Adressez-vous à mon trésorier, Gontran.

- Merci infiniment, vos Altesses.

Elle eut un geste de la main excédé et je me retirai en crachant intérieurement sur les manières de cette exécrable femme. Une fois sorti, je demandai à un serviteur qui passait :

- Excusez-moi, où puis-je trouver le trésorier Gontran ?

L’homme, sans un mot, sortit un portefeuille de sa poche, visiblement bien garni. Il l’ouvrit, en tira une liasse de billet et me la tendit.

- Heu… Merci, Gontran ?

Il sourit.

- Je ne suis pas Gontran monsieur. Pour tout vous dire, mais ne le répétez pas, la reine, pour gérer son trésor, a donné un nom à chaque somme d’argent. Si quelqu’un vient vers nous en demandant le trésorier Gontran, Il faut lui donner cent-mille sous.

- Cent-mille ?!

J’observai la liasse. C’était bien des billets de cinq-mille sous !

- Tout est donc si cher par chez-vous ?

Il haussa les épaules en souriant aimablement.

- Bonne journée, messire.

- Je… merci, monsieur.

Il inclina la tête et s’éloigna. Ne revenant toujours pas de la somme que je venais d’acquérir, en plus d’une victoire si parfaite sur le roi et la reine, je marchai sans y faire attention dans la rue. Ce n’est qu’après plusieurs minutes que je me rendis compte que j’errais vers nulle part, et appelai une voiture. Heureusement, j’avais un peu de liquide sur moi : j’avais certes la somme offerte par la reine Jeanne, mais je doute que le cocher ait la monnaie nécessaire. Il me déposa au sommet des grands escaliers du port de la falaise, et je pus admirer de belle hauteur le large et les quais. Par ses dégâts et son allure de vieillerie, le Fer Blanc tranchait sur les innombrables navires marchands et touristiques richement ornés, où se jouaient d’incessants va-et-vient d’hommes et de femmes, de vendeurs et d’acheteurs. Je m’assis sur les marches, contemplant le spectacle avec une certaine tristesse, une nostalgie d’un temps passé, sans vraiment savoir lequel. L’emploi de mon nom de jeune homme m’avait-il inconsciemment replongé à l’école ? Ou était-ce Cadavre, devenu un prince que je risquais de ne plus jamais revoir, qui me manquait déjà ? Peut-être encore était-ce Guillotin. Oui, Guillotin me manquait. Sans doute aurait-il dû se tenir à ma place devant se magnifique spectacle de pierre, de navires, d’effervescence et surtout d’océan infini bordé d’une minuscule terre.

- C’est beau, murmurai-je.

- Ouaip. Mais ça vaut pas les côtes sauvages de chez moi.

Je tournai la tête. A ma droite, son éternel jeu de cartes en main, sa pipe éteinte dans la bouche, se tenait Descartes. Il était plus jeune que lors de ses derniers jours. Mon imagination le préférait sans doute ainsi, comme lors de mes premières années à ses côtés, lors de cette fameuse nuit qui lia notre amitié.

- C’est vrai, répondis-je en souriant à ce fantôme. Il n’y a pas plus beau au monde que les forêts de conifères de Conifère.

- Hé ! Il y avait aussi des feuillus là-bas.

- Oui. Mais c’est plus drôle ainsi.

Il rit chaleureusement, de son rire gros qui sonnait faut, avec de temps en temps des pics aigüe qui faisait sa particularité.

- T’en as de bonnes ! Répéter le mot "conifère" ça à rien de drôle, c’est juste chiant pour l’oreille.

- Toujours cette pipe. Tu ne veux pas que je la bourre ? J’ai du tabac.

- Non mon p’tit gars. Le goût du bois est meilleur que celui des plantes. Retiens-le bien, Blanc-bec, et peut-être qu’un jour on t’appellera la Pipe.

- Oui, peut-être.

Je tournai à nouveau la tête vers le large.

- Ce paysage me fait penser à Mont-des-Epicéas, dit Descartes.

- Ce n’est pas pareil.

- T’y a grandi, non ? Vas-y, raconte-moi ça.

- Ma vie a commencé le jour où ma mère a voulu me trouver des prétendants.

- Nan, ça Guillotin m’a déjà raconté, de l’autre côté. Moi je veux la suite.

- La suite…

- Vas-y, Manfred Lorée. Retourne là-bas.

Je regardai à nouveau sur ma droite, quittant un instant le monde des souvenirs ; Descartes n’était pas là, évidemment. Alors je levai les yeux vers le ciel.

- Pour toi, mon ami, je dirai tout.

Alors, affalé sur les marches, je me mis à raconter aux nuages, au vent marin, à l’infinie bleutée de l’océan et du ciel, comment Manfred Lorée avait débuté dans la vie.


Texte publié par RougeGorge, 20 mai 2024 à 14h50
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