Je me réveillai un peu avant l’aube, comme à mon ordinaire, sans gueule de bois. Me dépêtrant des bouteilles et des corsaires empilés les uns sur les autres, je traversai tant bien que mal le couloir. Tous dormaient encore, c’était le bon moment pour entamer ma petite mise en scène. Je rentrai dans ma cabine et me dirigeai vers le lit de Feu-de-Sang. Elle dormait toujours et, comme je l’espérais, poitrine à l’air. Je m’éclaircis la gorge, et commençai alors mon grand jeu d’acteur.
- Aaah ! Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ?! Noms de tous les monstres des mers, une femme !
Réveillée en sursaut, Feu-de-Sang regarda autour d’elle d’un air perdu. Je saisis son poignet et la fis descendre de sa couche, la ménageant du moins pour ne pas la blesser.
- Eh ! Mais que faites-vous ?
Je posai un doigt sur mes lèvre et lui fis un clin d’œil, mais elle ne sembla pas comprendre et continua de se débattre. Malgré ses efforts, je l’entraînai sans difficultés vers la sortie, continuant de vociférer des insultes. Mes cris réveillèrent les hommes, qui se ruèrent sur le pont, pour la plupart avec une jolie trogne de soûlard. Je jetai Feu-de-Sang à terre.
- Je veux qu’on m’explique ! Que fait une femme sur ce navire ?!
Renard repoussa les autres pirates pour s’avancer.
- Ne la touchez pas ! rugit-il.
- Renard ! Traître ! Pourquoi ne m’as-tu rien dit ?
Il allait dégainer, mais je menaçai sa chère fille de mon épée et il se tint tranquille.
- Oui, elle est une femme, et alors ? Êtes-vous à ce point misogyne ?
- Tais-toi, menteur ! Et vous, mes braves, séparez-vous de ces cachotiers !
Deux groupes se formèrent, à regret manifestement. Me tournant vers les hommes du Fer Blanc, je demandai :
- Et bien ? Qu’en dites-vous, mes gaillards ? Ils ont introduit une femme sur notre bateau !
Tous s’entreregardèrent. Ils avaient manifestement leur avis sur la question. Seul Motus me fixai avec ébahissement.
- Alors ? Parlez, ou je la tue sur le champ.
Feu-de-Sang me regardais, la rage brûlant dans ses yeux. Elle croyait que je l’avais réellement trahie.
- Comment oses-tu, fils de larve ?! hurla-t-elle. Je croyais être la bienvenue à bord !
- Avant que je connaisse ta véritable nature, sorcière.
- Mais…
- Plus un mot !
J’appuyai ma lame contre sa gorge.
- Vous n’êtes qu’un menteur !
- J’ai dit...
- Arrête, l’Edenté.
C’était Cadavre. Cet homme fermé me regardait en fronçant les sourcils.
- Quoi ?
- Laisse-la.
- Pourquoi ? C’est une femme.
- Et donc ?
- Ça ne change rien, renchérit Coule-Sang. Vous le saviez, vous ?
Il regarda les nouveaux venus. Tous hochèrent affirmativement la tête.
- Et pourtant, poursuivit le costaud, ils l’ont gardée à bord. Elle doit être douée.
- Exact, furoncle pourri ! gronda Feu-de-Sang.
- Tais-toi ! Vous autres, vous êtes d’accord avec Coule-sang et Cadavre ?
Ils hochèrent la tête.
- Si elle est vraiment un bon élément, y’a pas de raison.
- Sûr. Ce serait con de la butter pour si peu.
Même Motus confirma en souriant. Il avait sans doute compris à quoi rimait tout cela.
- Voilà, espèce de cafard crevé ! cria feu-de-Sang. Tu peux arrêter de faire genre ! Tu voulais que vous restiez entre hommes, hein ? Mais je te rappelle que tu n’en es même pas un !
- Feu-de-Sang, prend garde à ce que tu vas dire.
- Ça t’emmerde, hein, espèce de connard ! Ben oui, les gars, votre cher Edenté est une femme, aussi ! Doublée d’un imbécile !
Tous restèrent muets de stupeur. Je grondai :
- J’aillais dire que j’étais content de mes hommes. Mais quelqu’un parmi eux me déçoit beaucoup. Feu-de-Sang, ta vie ne tient qu’à un fil. As-tu déjà oublié notre échange, la veille ?
- Oublié ? Bien sûr que non, bâtard ! Tu as découvert que j’étais une femme et a prétendu pouvoir me faire confiance en me révélant ton propre secret ! Tu as dit que tu voulais l’apprendre à tes hommes, et donner une leçon en faisant peur à mon père. Que tu allais m’utiliser pour voir leurs réactions…
Sa voix se fit timide au fur et à mesure qu’elle réalisait son erreur.
- C’était… c’était factice ?
- Oui.
- "Tu n’auras qu’à te laisser faire et avoir confiance"… murmura-t-elle.
Elle répétait les paroles que je lui avais laissées en partant hier soir.
- Pardon…
- Pourquoi n’as-tu pas retenu la leçon, hier ? Je t’ai dit que nous étions des hommes d’honneur, et que tes affronts pouvaient te valoir la mort.
- Je n’ai pas réfléchi… Excusez-moi…
Tout le monde était silencieux autour de nous. Ils comprenaient lentement ce qu’il s’était passé. Seul Renard semblait encore complètement à l’ouest.
- Attendez, quoi ? Je ne comprends pas bien. Qu’avez-vous fait, tous les deux ?
- Hier, expliquai-je d’une voix forte en m’adressant à tous, j’ai découvert que Feu-de-Sang était une fille. Elle a alors cru que je voulais la violenter. Je lui révélai être aussi né femme…
Pour illustrer et prouver mes dires, j’ôtai ma chemise, laissant apparaître les cicatrices que Motus avait déjà vues, et qui firent pâlir les corsaires.
- … et je lui ai clairement dit que penser ainsi était offensant, que cela revenait à douter de nos valeurs. Puis nous avons évoqué une manière de vous mettre tous au courant, et d’évaluer si oui ou non vous étiez enclin à accepter des femmes parmi vous. Je lui ai dit de me faire confiance, que j’agirais à l’aube. Mais vous avez tous vu qu’elle n’a pas appris de ses erreurs.
Tous assimilaient les informations, comprenant la gravité de la situation. Feu-de-Sang m’avait insulté. Deux fois.
- Pardon, dit-elle, à genoux sur le pont, les mains tremblantes. Les yeux larmoyants.
- Oh oui, pardon tu peux le demander pour ta bêtise. Mais cela ne te priveras pas de châtiment. La mort aurait pu être donnée à n’importe quel adulte ici présent, mais je vais être clément et considérer ta jeunesse. Penche-toi en avant.
Elle s’exécuta. Je pris le poignard qui m’avait jadis amputé à ma ceinture, et l’approchai de son dos.
- Que faites-vous ? s’inquiéta Renard.
- Tais-toi, père, gronda sa fille en lui jetant un regard noir. Je n’ai que ce que je mérite.
Elle ferma les yeux. De ma dague, je traçai le sigle du Fer Blanc dans son dos, la pieuvre à cinq tentacules, de sorte que ce forme une cicatrice lors de la guérison. Lorsque je retirai mon arme, elle releva la tête et je déclarai :
- Tu te souviendras à jamais de ce jour, Feu-de-Sang, et apprendra à respecter un pirate. Par cet acte, je te lie au Fer Blanc : tu lui dois désormais fidélité, ainsi qu’à son capitaine, quel qu’il soit au fil des générations.
La jeune fille se redressa et, quelques filets de sang coulant de son dos, dit avec solennité :
- J’accepte cette punition et promet d’en respecter toutes les conditions. Si je me fais parjure, que je sois précipitée au fond des océans, et que mon nom soit à jamais synonyme de mépris.
Je lui tendis la main. Elle la saisit et se remit debout.
- Parfait. Tu peux aller t’habiller, maintenant.
- On ne peut pas se la faire, avant ? demanda Coutelas.
Feu-de-Sang tressaillit, mais les corsaires commencèrent à rire. Elle se renfrogna.
- C’était vraiment de mauvais gout…
D’un geste de la tête, je l’invitai à filer, et elle s’exécuta en grommelant.
- Quant à toi, Renard, dis-je, j’espère qu’à l’avenir tu ne me feras plus de cachoteries.
- Non, capitaine. Et je tiens aussi à m’excuser pour le comportement de ma fille à votre égard.
- Elle est jeune, ça lui passera. A son âge, j’aurais sans doute commis les mêmes erreurs.
- Est-ce que je peux… aller la voir ?
J’hochai la tête. Ce devait faire beaucoup d’émotions pour ce vieil homme.
- Allez, vous autres ! m’exclamai-je. Puisque vous vous êtes tous levés de si bonne heure, commencez le travail ! Et Coutelas, n’oublie pas que ta punition est finie aujourd’hui.
- Comment l’oublier ! s’écria mon ancien compagnon de chambre.
- Je compte sur vous, les gars, pour apprendre aux nouveaux comment on fonctionne ici.
Par groupe de deux ou trois, ils se mirent au travail. Je m’approchai d’un corsaire que je reconnus comme étant Gosier, le plus âgé après Renard.
- Dis-moi, quelqu’un de votre équipage parle-t-il la langue des signes ?
- Ouais, y’a Caboche.
Caboche, bien sûr. Le jeune lettré.
- Merci, Gosier.
J’allai m’en aller, mais il me retint par l’épaule.
- Faut pas en vouloir à la petite, vous savez. Elle réfléchit avec sa langue.
- Ne t’en fais pas, je l’ai compris.
- Vous avez été dur avec elle.
- J’ai cerné cette gamine. Elle a du caractère, il lui manque de l’expérience.
- Ne me faites pas croire que vous auriez agi autrement à son âge.
- En effet, il y avait des lacunes dans mon éducation que j’ai dû combler seul par la suite. Je tiens à offrir à cette petite ce que je n’ai pas eu : elle sera un vrai corsaire avant ses vingt ans.
- Elle l’est déjà.
- Pas sous tous les angles.
Il grogna, peu convaincu, mais partit avec Jambon-Beurre pour préparer le petit-déjeuner. Je cherchai Caboche parmi les corsaires : Renard l’avait décrit comme était petit avec une tignasse brune. Je le trouvai avec Motus, faisant de grand signe en se dirigeant vers les serpillères pour nettoyer le pont. Le muet le dépassait de deux têtes, mais il semblait apprécier le petit érudit.
- Caboche, Motus !
Ils s’arrêtèrent et se tournèrent vers moi.
- Bonjour, capitaine, dis Caboche. Que pouvons-nous pour vous plaire ?
Je vis Motus réprimer un sourire. Renard n’avait pas exagéré la qualité de l’élocution de Caboche.
- Je suis content de vous trouver tous les deux. J’aimerais avoir une discussion avec Motus, pour mettre deux trois petites choses au clair. Caboche, pourrais-tu me servir d’intermédiaire ?
- Bien sûr, capitaine l’Edenté, à vos ordres.
Motus, quant à lui, grimaça. La situation lui déplaisait manifestement.
- Désolé, mon vieux, dis-je en lui tapotant s’épaule, mais il faut qu’on parle, toi et moi. Ne t’en fais pas, ce ne sera pas long. Feu-de-Sang et Renard doivent avoir une bonne conversation dans ma cabine, allons dans la tienne.
Motus fit quelques gestes, que Caboche traduisit :
- Il dit que nous ferions mieux d’aller dans la cale.
- Dans la cale ?
De nouveaux gestes.
- "Nous serons plus tranquilles. D’ailleurs, n’est-ce pas à ce sujet que vous voulez m’interroger ?"
- Tu es perspicace, Motus. D’accord, je te suis.
Le muet prit les devants, et bientôt nous nous retrouvâmes dans la cale encore inondée, mais qui avait cessé de se remplir suite aux réparations effectuées à la fin du combat. Motus, dont l’eau dépassait à peine les genoux là où Caboche était trempé jusqu’à la taille et moi à mi-cuisse, s’approcha d’une pile de caisse. Certaines d’entre elles, empilées sur les noyées, étaient encore miraculeusement intactes. Il tendit les mains vers l’une d’elle, se ravisa et se retourna pour effectuer quelques gestes.
- "Je tiens d’abord à dire", traduisit Caboche, "que lorsque je vous ai vu avec Descartes ici même, et que je suis parti sans un mot, ce n’était pas par mépris pour vous, ou à cause du fait que vous êtes une femme. C’était même tout l’inverse : j’étais terrifié par vos cicatrices et votre immense bravoure. Je vous ai fui comme on fui un puissant souverain, par crainte et respect."
- Merci Motus, heureux de l’entendre.
Quelques gestes à nouveaux.
- Pardon, dit Caboche en s’adressant à Motus. Je trouvais ça plus élégant.
- Quoi ?
- Il a dit que j’avais embelli ses propos.
- Peu m’importe. Maintenant, Motus, explique-toi sur ta présence ici.
Le corsaire fit quelques gestes.
- "Je vous ai caché quelque chose, mais ça ne sers plus à rien de le dissimuler."
Il ouvrit la caisse et s’effaça pour me laisser approcher.
- Des livres ? dis-je.
Motus hocha ma tête.
- "Oui", traduisit Caboche.
- Je crois que je sais ce qu’un hochement de tête veut dire, ris-je.
- Désolé capitaine, l’habitude.
Je pris un livre dans la caisse. C’était des contes.
- Mais donc… tu sais lire Motus ?
Le corsaire hocha à nouveaux la tête.
- Pourquoi n’avoir rien dit ?
Avec une nouvelle série de gestes traduits par Caboche, Motus expliqua :
- "Je n’aime pas communiquer avec les autres. Je voulais rester inaccessible, je ne suis qu’un poltron. Mais maintenant qu’il y a Caboche pour traduire mes paroles, me cacher ne sert plus à rien."
Je regardai mon homme d’un air suspicieux. Il semblait tendu. J’ouvris le livre à une page au hasard et le présentai à Motus.
- Lis.
Il parcourut la page des yeux.
- Avec tes gestes, répète ce qui est écrit.
Le muet fit quelques gestes à Caboche, l’air paniqué.
- Il a dit… hum… ce sont des mots trop compliqués pour moi…
- Il a menti, c’est ça ?
- Ouais… désolé Motus, je ne sais pas mentir.
Je sortis ma dague de mon fourreau. Il avait essayé d’inventer un mensonge pour se tirer d’affaire.
- Maintenant, fini les coups fourrés, grognai-je. Tu vas m’expliquer la vérité sur-le-champ.
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