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tome 1, Chapitre 8 « Shérazade - Partie 4 » tome 1, Chapitre 8

Au milieu de la bataille, un rugissement furieux résonna, c’était le capitaine adverse :

- Duel d’honneur !

Les deux équipages s’écartèrent, chacun respectant les duels d’honneurs. Je pus faire le compte de blessés et de morts. Nous n’avions pas combattu très longtemps avant que ces deux canailles se provoquent, à peine quinze minutes. Mais cela avait suffi pour répandre le sang de plusieurs de mes camarades comme de mes adversaires. Coule-sang frappant souvent à tort et travers, d’où son surnom, il n’y avait presque personne sans blessure dans le camp d’en face. Pas blessure, j’entends la perte d’un membre, d’un doigt, d’un œil parfois même d’une oreille, ou de trous béant dans la poitrine, répandant le sang comme une fontaine, empêchant les touchés de combattre sans ciller. Par contre, il ne déplorait aucun morts, peut-être un seul. Chez nous, ce fut pire. Alors que les capitaines se provoquaient et entamaient leur duel, je cherchai des yeux tous les membres de l’équipage. D’indemnes, il n’y avait que moi, Coule-sang et Cadavre. Debout, serrant les dents pour lutter contre la souffrance, je voyais Jambon-Beurre, Coutelas, Soûl, Poudrière, Faucon et Motus. Les blessés plus graves et les morts gisaient au sol, de part et d’autre. Selon les règles de la piraterie, ne pouvions soigner nos blessés durant un duel d’honneur au milieu d’une bataille, mais cela n’en m’empêchait pas d’évaluer nos pertes et de donner du courage aux mourants. Mon cœur battait la chamade. Combien parmi les nôtre avaient péri ? Nous ne pouvions nous être sortis sans déplorer aucun mort. Je vis d’abord le corps de l’Ouïe d’Or, et me penchai sur lui. Je poussai un soupir de soulagement en constatant qu’il vivait. Je le mis sur le côté pour éviter qu’il ne s’étouffe avec sa langue et cherchai les autres blessés. Deux ennemis faisaient de même pour les leurs. Nous n’étions donc que trois à ne pas nous préoccuper du duel, qui pourtant déterminerait sûrement si nous allions vivre ou mourir. Je vis ensuite Courte-jambe étalé à quelques mètres de moi. Je m’agenouillai près de lui. Une épée lui avait traversé le corps, frôlant son cœur. Il saignait abondamment, mais était en vie. C’était triste pour lui, car je savais d’expérience qu’il n’avait plus aucune chance de survivre, la blessure était trop grave. J’avais retrouvé tout le monde, sauf celui que je tenais absolument à voir. C’est finalement sous le corps d’un pirate ennemi blessé que je retrouvai Descartes. Il était pâle, les yeux écarquillés, une plaie sur le front. Il s’était pris une balle entre les deux yeux. Il était mort.

- Descartes… soufflai-je.

Lui qui avait survécu à tous nos accrochages, qui avait vu mourir et arriver des dizaines de marins, lui était mort. Je sentis une larme rouler sur ma joue et je m’empressai de l’essuyer. Même si mon meilleur ami, mon frère, était parti, moi j’étais toujours là, et mon capitaine se battait à mort pour moi et mes compagnons encore debout. Je rejoignis la foule en serrant les dents. Je n’avais pas le droit de pleurer. Pas maintenant. Le regard flou, j’observai le duel sans le voir. Lorsque Guillotin fut en difficulté, je ne le vis même pas. Lorsqu’il reprit le dessus, je ne pus m’en réjouir. Je regardais le duel d’un œil vide. Un cri me sortit de ma torpeur. L’un des deux combattants avait été touché. C’était Guillotin, dont l’épaule avait été transpercée par l’épée adversaire. Il en profita cependant. Ignorant la douleur, il profita de la lame enfoncée dans son épaule pour pivoter, l’arrachant de la main de son adversaire, et envoya sa lame en plein cœur du capitaine ennemi. Il mourut avant de se rendre compte de sa défaite. Guillotin était chancelant. Je le vis porter la main à l’arme qui s’était fichée dans son épaule.

- Non ! m’écriai-je en repoussant la foule.

Peut-être ne m’entendit-il pas, peut-être ne comprit-il pas la raison de ma protestation, peut-être m’ignora-t-il, peut-être crut-il à un cri de désespoir d’un pirate ennemi. Toujours est-il qu’il arracha l’épée. Le sang gicla.

- Merde ! Jurai-je en m’élançant à ses côtés.

- Pourquoi tu te biles ? demanda, railleur, Coule-Sang. Tu sais qu’il est mignon, ton petit "merde" ? C’est du juron de fillette, ça !

Ignorant ce moqueur, j’arrachai un pan de mon habit.

- Asseyez-vous, intimai-je à Guillotin, qui s’obstinait à rester debout.

- Me donne pas d’ordre, toi.

Il agita son bras blessé pour me chasser.

- Asseyez-vous et cessez de bouger !

Mon ton s’était fait si vindicatif que le capitaine se figea. Pour sauver les apparences, il dit tout de même :

- Fais gaffe à toi, l’Edent…

- Attention !

Il s’appuyait à moitié sur son bras blessé pour s’asseoir. Je l’aidais à ménager ce membre, que je bandai de ma manche de chemise. Elle s’imbiba de sang à une vitesse affolante.

- Cadavre, va chercher des bandages, vite ! Coule-Sang, l’Ouïe d’Or est mal en point, transporte-le dans une cabine. Vous autres, intimai-je aux pirates adverse, occupez-vous de vos blessés.

Ils rechignèrent à m’obéir, mais l’un d’eux leur grogna de s’exécuter, et ils s’en allèrent.

- Pourquoi tu t’affoles ? gronda Guillotin en s’agitant légèrement.

- Arrêtez de bouger. Vous saignez trop, si vous vous obstinez vous en mourrez.

- Tu dis n’importe quoi, laisse-moi partir. Je veux voir le contenu des cales de notre prise.

Il voulut se lever.

- Arrêtez, capitaine !

- Ta gueule, je n’ai pas d’ordre à recevoir d’une femme.

Personne ne faisait attention à notre échange.

- Je suis peut-être une femme, mais je suis un bon corsaire, et je tiens à mon honneur. Aussi ne laisserai-je pas mourir mon capitaine. Restez tranquille, vous pourrez me punir plus tard de vous avoir sauvé la vie.

- Je croyais que tu voulais me tuer.

- Pas comme ça.

J’arrachai ma seconde manche, la première étant déjà trempée, et l’appuyai contre la plaie. Lorsque Coule-sang revint, il transporta précautionneusement Guillotin dans sa cabine. Avec Cadavre, nous nous occupâmes des autres blessés. Comme je m’y attendais, Courte-Jambe mourus avant qu’on ait bu bander sa plaie. A l’aube, ennemis comme alliés étaient allés se coucher. Nos deux vaisseaux restèrent côte à côte, les corps des défunts sur le pont, prêts à être honorer après un peu de repos. Je fus le seul à veiller près du capitaine. Malheureusement, le débit de sang ne diminuait pas, il devenait de plus en plus pâle. Il avait dormi pendant que nous soignions les autres, aussi il se réveilla avec le soleil, quand je luttai pour ne pas piquer du nez. Être fatigué m’arrivait rarement, mais aujourd’hui mes insomnies m’avaient quitté. Mes joues étaient alors rouges, j’avais pleuré Descartes. Lorsqu’il ouvrit les yeux, le capitaine fit une plaisanterie :

- Tu m’aimes à ce point, l’Edenté ?

J’essuyai mes larmes et dit calmement :

- Ce n’étais pas vous que…

- Je sais. Descartes y est resté, n’est-ce pas ? J’ai vu celui qui l’a tué.

- Qui était-ce ?

- Un grand blond à forte carrure, très bronzé. Tu vengeras ce brave, n’est-ce pas ?

- Nous verrons.

- Tu verras tout seul.

- Mais…

- Ne me conteste pas, j’ai compris. Je n’en ai plus pour longtemps.

Il poussa un profond soupire.

- Tu avais raison. La mort peut surgir du bras de n’importe qui. Aide-moi à m’asseoir.

- Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée.

- Je vais mourir, l’Edenté. Laisse-moi au moins profiter de la fin.

Je n’y trouvai rien à redire, et l’aidai à se mettre sur son séant, le dos appuyé à un coussin.

- Passe-moi du papier et un crayon.

Je m’exécutai, et il commença à écrire lentement, sa main faiblissant au fil des mots. Quelques minutes plus tard, il demanda :

- Mon sceau.

- Votre… ?

- Mon sceau !

Je lui passai donc la cire et le sceau de capitaine, représentant une pieuvre à cinq tentacules. Il mit son empreinte sur la feuille de papier.

- Tu montreras ça aux autres, quand je serais ailleurs. Ne lis pas avant.

- D’accord.

Je posai la lettre sur le bureau.

- Ce sont mes dernières volontés.

Je fronçai les sourcils. S’il ne me les a pas plutôt communiqué à l’oral comme il se doit dans la piraterie, c’est soit qu’elles ne me plairont pas, soit qu’il ne me faisait pas confiance.

- Tu devines bien, l’Edenté. Si je te le disais, tu refuserais ces volontés.

- Je ferai de mon mieux pour les respecter, mais je ne me compromettrai pas pour vous plaire.

Il eut un petit rire, qui le fit saigner davantage.

- Laisse-moi entendre ta voix, Shérazade.

Je restai longtemps silencieux, hésitant à accéder à cette demande. Puis, songeant que je n’étais pas en mesure de lui refuser ce maigre plaisir, je parlai de ma voix naturelle.

- Pourquoi voulez-vous entendre cette voix ?

- Elle est belle.

Il ferma les yeux.

- Dis-moi, l’Edenté, ce que tu penses de moi. Je veux l’entendre durant mes derniers instants.

- Vous êtes un excellent capitaine et un combattant hors pair. Même si vous êtes rude et très attaché aux traditions, vous savez ce qui est juste. Même si parfois, vous avez besoin de temps pour le comprendre.

- Merci. Et Rose de Lorée, que pense-t-elle de moi ?

- Elle vous hait.

Il eut un petit rire.

- Moi je l’aime bien. Elle est courageuse et honnête.

Il fut alors secoué d’une quinte de toux, qui dura un peu trop longtemps à mon gout.

- Approche, je veux te dire quelque chose, souffla-t-il, sa voix se faisant rauque.

Je me penchai en avant. Il leva le bras, posa sa main derrière ma nuque, m’attira à lui et posa ses lèvres sur les miennes. Je restai figé de consternation. Il me relâcha finalement et dit, dans son dernier souffle :

- Adieu, Rose.

Il retomba sur son oreiller, mort. J’étais partagé entre la rage et la tristesse, entre le saluer dignement et marteler son cadavre de mes poings. Je n’en fis rien. Je me contentai de prendre la lettre qu’il avait écrite.

Chers camarades,

Voici mes dernières volontés.

Je veux d’abord que chaque mort de notre équipage soit vengé : que périssent les pirates ennemis qui les ont abattus.

Je suis parti de ce monde, mais le Fer Blanc me survivra, il lui faut un capitaine. Je veux que l’Edenté prenne le relais.

C’est tout, ainsi je vous quitte le cœur léger, amis.

Un profond silence me saisit alors que je lisais et relisais cette lettre. Je m’attendais à devoir révéler mon identité, me faire prisonnier, voire me suicider. Je lançai un regard au cadavre, déconcerté, relis une fois de plus ses mots, le fixai à nouveau, les larmes me montant aux yeux.

- Merde, capitaine. Je vous hais, grognai-je en me retenant d’éclater. Putain, je vous hais ! Je vous hais !

Et alors que ces mots sortaient de ma gorge, un rire commença à les accompagner, un rire sourd, qui sonnait comme un sanglot. Je me pris la tête dans les mains, le temps de calmer ma respiration et d’assimiler les évènements. Finalement, c’est avec un visage fermé que je me redressai, ignorant cependant qu’il s’y dessinait l’ombre d’un sourire.

- Bon voyage, capitaine Guillotin.


Texte publié par RougeGorge, 20 mai 2024 à 09h56
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