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tome 1, Chapitre 5 « Shérazade - Partie 1 » tome 1, Chapitre 5

Chapitre 3

Shérazade

- Et ensuite ? s’impatienta mon capitaine en voyant que je me taisais.

- Ensuite…

J’avais repris mon timbre masculin. Avec un petit rire, je me levai et me dirigeai vers la porte.

- Que fais-tu ?

- J’ai beau être une femme, je ne suis pas dupe, capitaine. Je suis un bon élément dans votre équipage, mais loin d’être irremplaçable. Pourquoi ne me tueriez-vous pas ? Ne dit-on pas qu’une femme porte malheur à bord ?

- Ce ne sont que des superstitions ! Et puis, ne vouliez-vous pas vous battre en duel ?

- J’ai eu le temps de réfléchir en vous parlant. Je ne suis finalement pas pressée de mourir.

- Tu reconnais donc que je suis plus fort que toi.

- Exact. Vous avez un moyen de pression sur moi. En ne révélant pas tout mon passé, j’en ai aussi un sur vous.

Il resta silencieux un instant, et j’ouvris la porte de la cabine.

- Vous voulez dire, balbutia-t-il alors que je me penchais pour sortir, que vous allez jouer les Shérazade ?

- On peut dire ça, capitaine. Après tout, tant que votre curiosité vous retient, vous ne me tuerez pas. Et si vous me dénoncez, je me jette à la mer.

- Vous feriez mieux de ne pas jouer à ce petit jeu avec moi, l’Edenté.

- Je sais, capitaine. Quoi qu’il paraisse, je vous respecte pour votre force et votre courage. Mais je ne puis me fier à votre bon cœur. Comprenez-moi : j’essaye de garantir ma vie et mon honneur.

Sur ces mots, après m’être assuré qu’il ne désirait rien ajouter, je pris congé de mon capitaine. En redescendant dans ma cabine, je croisai Cadavre et Motus. Ces deux silencieux me barrèrent la route. Motus avait l’air inquiet, et quoique Cadavre arborât toujours son expression vide, je vis dans ces yeux ternes un éclat de préoccupation. Sachant pertinemment que ni l’un ni l’autre ne poserait la question qui leur brûlait le cœur, l’un car il était muet, l’autre parce qu’il n’aimait pas parler, je répondis par moi-même :

- Ne vous en faites pas, les gars. Il ne m’a pas réprimandé pour une faute. Il était juste curieux de savoir d’où je tenais mon beau langage. Il me soupçonnait d’être un espion à la solde des autorités des Trois Royaumes.

Quoique peu satisfaits, aucun ne fit d’objections, pour les raisons que j’ai nommées précédemment, et tous deux s’écartèrent. Néanmoins, comme je passais entre les deux hommes, Cadavre posa sa main pâle sur mon épaule. Je me tournai à demi vers lui. Il me fixait.

- Fais attention. Il ne fait pas dans la dentelle.

Je fus étonné d’ouïr cette voix caverneuse, d’abord parce que je ne l’entendais presque jamais, ensuite parce que je réalisai que Cadavre savait parler avec un peu d’élégance. J’hochai la tête et il me lâcha. Je repartis vers ma cabine, oubliant bien vite cette rencontre, négligeant de demander ce que tous deux faisaient là au beau milieu de la nuit.

Le lendemain matin, je me levai tôt, comme à mon ordinaire, et allai commencer à préparer le petit déjeuner sur le pont, face au lever de soleil. Nous voguions alors plein sud, vers des pays marchands, aussi m’étais-je installé à bâbord, adossé au grand mât, avec mon panier de pomme de terre à côté de moi. Je les épluchais avec mon propre poignard, qui ne me quittait jamais. C’était mon premier, un cadeau d’une vieille folle vendeuse de vertu, un gage de consolation pour la douleur qu’elle m’avait infligé, que cette dague m’avait infligé. Après quelques minutes, j’entendis craquer légèrement le pont, ainsi que le chuintement discret d’une lame que l’on tire de son fourreau. Je continuai d’éplucher mes légumes comme si de rien était puis, alors que la lame fusait vers ma gorge, je parai le coup de ma dague et bondit sur mes pieds. Sans surprise, c’était le capitaine Guillotin.

- Bien paré, Rose, dit-il.

Il abaissa sa lame, mais je gardai une posture défensive.

- Je suis l’Edenté, répondis-je, amère.

Il rangea sa lame au fourreau, et alors seulement je baissai la mienne.

- Si tu le dis.

- C’était quoi, ce coup bas ? Ça ne ressemble pas au valeureux Guillotin.

- Ah ! Tu crois que j’ignorais que tu parerais le coup ? Tu es l’un de mes meilleurs hommes, ou plutôt l’un des meilleurs membres de mon équipage. Comprends-moi bien, Rose l’Edentée, je ne peux plus te considérer comme étant homme à présent.

- Je n’ai jamais cessé de l’être depuis mes seize ans. Si vous vous obstinez dans votre dessein, je vous ai déjà averti de ce qui se passerait. Je vous défierais en duel d’honneur, l’un de nous deux mourras.

- Mais supposons alors, je dis bien supposons, car cela n’arrivera pas, que tu gagnes ce duel. A quoi cela t’aura-t-il servi si j’ai déjà révélé ta véritable nature au reste de l’équipage ?

- Homme ou femme, votre mort fera de moi le maître légitime du navire. De plus, les autres pirates me respectent et m’apprécient. Ils ne se contentent pas de me craindre comme il en va d’une certaine personne…

- Si tu aspires à prendre le commandement de ce navire, tu ferais mieux de me tuer maintenant. Quoi que tu en penses, jamais mes hommes n’accepteront femme à bord, encore moins comme capitaine.

- C’est pour cela que vous êtes venu me rencontrer ? M’inciter à vous tuer ?

- Entre autre. Je voulais te mettre en garde. Je vais garder ton secret pour le moment, mais ne crois pas que c’est pour entendre la suite de ton histoire à dormir debout. Il est un bon moyen de te soumettre à mes volontés.

- Vous vouliez donc me menacer.

- Exact. Comme je te l’ai dit, tu ferais mieux de me tuer.

- Je ne le peux pas.

Il sembla étonné.

- Et pourquoi donc ?

- Vous êtes trop fort pour moi. Vous êtes et resterez invaincu. Je ne sais qu’une chose capable de vous surpasser, une chose que vous affronterez une fois, une seule, puis que vous ne reverrez jamais plus. Elle vous vaincra, et jamais vous ne pourrez vous venger d’elle. Elle est l’éternel, l’immortel adversaire, à laquelle succombent tous les combattants.

- Elle ne me fait pas peur. C’est une lâche qui me prendra dans mon lit, en plein sommeil, d’un coup en traître.

- Prenez garde. Elle peut surgir de la main de n’importe qui.

- Pas de la vôtre.

Je ne répondis rien à cela. La mort a déjà surgi par mon bras, traversant mon épée, le corps et le cœur de mes victimes. Le capitaine en fera-t-il un jour partie ?

- Tu te crois trop forte, grogna le capitaine. Jamais une femme ne me vaincra.

- Je ne suis pas femme !

- A quoi bon le nier ?

Mon sang commença à bouillir.

- Ton nom, ma chère, reprit le capitaine, est Rose de Lorée, petite noble capricieuse qui a renoncé au seul destin qu’elle était apte à avoir : se marier et avoir des enfants. Tu n’auras jamais un autre futur, sinon celui de nettoyer le pont de ce bateau. Et peut-être d’occuper les draps de mon…

Je lui lançai mon poignard à la figure, le faisant tournoyer dans les airs, droit sur le visage de Guillotin. Habilement, il l’attrapa par le manche au vol. Il s’y était préparé. C’était ce qu’il attendait de moi. Il n’avait fait que jouer avec mes nerfs.

- Gamine, ricana-t-il.

Il laissa négligemment tomber mon arme et se détourna. Il venait de me vaincre au jeu des mots. Il avait affirmé sa supériorité sur ma personne. Il avait joué avec moi. Juste avant de retourner dans sa cabine, il se retourna à demi et me lança un regard en coin.

- Tu ne peux pas me vaincre.

Aussitôt, malgré mon dépit et l’humiliation que je venais de subir, je me laissai aller à une répartie :

- Vous non plus.

Il referma sa porte. J’avais eu le mot de la fin, mais c’était une maigre consolation. J’avais même peine à croire qu’il m’avait entendu, impassible comme il l’avait été. Et pourtant je croyais mes paroles. Oui, à l’épée il me tuerait. Mais il ne me vaincra jamais de l’intérieur. Il avait réussi à me mettre en colère, qu’à cela ne tienne : il ne m’avait pas fait baisser les bras. Je ramassai ma dague et retournait éplucher mes pomme de terre, l’air serein. L’air seulement, car dans mon esprit se rejouait cette scène humiliante, soulevant en moi certains questionnements. Sa réponse lors de mon évocation de la mort, seule ennemie qu’il ne parviendrait pas à vaincre, était étrange. "C’est une lâche qui me prendra dans mon lit, en plein sommeil, d’un coup en traître."

- Il s’attend à ce que le tue ainsi… mais je ne me salirai pas les mains de son sang illégitimement. Sans doute a-t-il déjà oublié que je suis l’Edenté, un homme d’honneur.

Et quand il m’avait fait sortir de mes gonds, cette phrase dont j’ai interrompu le cours : "Et peut-être d’occuper les draps de mon…"

- Lit… soufflai-je.

Y pensait-il sincèrement ? Je pouvais comprendre qu’il avait rarement l’occasion de coucher avec une femme. En fait, il ne le pouvait qu’une fois au port. Me désirait-il vraiment ? Le manque d’amour l’avait-il rendu aveugle au point de se contenter d’une femme amputée, plate et froide ?

- De toute manière, il ne m’aura pas.

- Qu’as-tu dit, l’Edenté ?

C’était la voix de l’Ouïe d’Or. Un nom à double sens : cet homme était doté d’une bonne audition mais surtout, il avait embarqué pour la première fois plein aux as. Le « Louis d’Or » était la monnaie du royaume de l’autre côté de la grande mer, car son roi fondateur se nommait Louis. Ce pays, contrairement aux Trois Royaumes, était un allié de l’Empire.

- Oh, rien d’important, répondis-je.

- Qui t’aura pas ?

- Pourquoi me demandes-tu ce que j’ai dit si tu connais déjà la réponse ?

- J’sais pas, dit-il en haussant les épaules. Mais qui va pas t’avoir ?

- Le capitaine, soupirai-je.

- Ouch, ça a fini six pieds sous mer, hier ?

- On peut dire ça, ris-je. Pour faire simple, il m’en veut.

- Et en pas simple ?

- En pas simple, c’est trop compliqué.

- Te fou pas de moi.

- Il a des informations compromettantes sur moi et me menace de les diffuser si je ne me tiens pas à carreau.

- Pas cool.

- Oui, pas cool. D’ailleurs, si tu pouvais éviter que ça se sache, ça m’arrangerait.

- Pourquoi tu me l’as dit, alors ?

- Parce que tu es mon pote.

Le mot "pote" sembla le satisfaire, et il s’en retourna en souriant. Quelques minutes plus tard, il nettoyait le pont en sifflotant. L’Ouïe d’Or, ou double O pour ceux qui veulent faire plus court, était un homme simple de vie, mais il ne faut pas s’y tromper : il est intelligent. Sa question, "Pourquoi tu me le dis ?", était d’une extrême pertinence, Et ma réponse simple n’était pas un mensonge : je lui ai parlé de mon entrevue avec le capitaine parce que c’est un homme que j’apprécie. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, je ne suis pas un homme froid. Je suis sérieux et fermé avec mon capitaine, mais entre copain sur le pont, ou en pleine corvée, mes rires se joignent aux leurs. Bien sûr, mes relations ne sont pas les même avec chaque pirate. Je m’entends mieux avec Jambon-Beurre et Coutelas, qui partage ma cabine, double O, Motus et, surtout, Descartes. Il tient son nom du fait qu’il joue tout le temps et, contrairement au reste de l’équipage, il ne se plie pas qu’au poker. Il m’a appris plusieurs jeux de cartes dont il a lui-même pris connaissance lors de nos nombreux arrêts au port, pendant que ses camarades se soûlaient et tentaient de faire roucouler les filles. Descartes était membre de l’équipage bien avant moi, depuis presque aussi longtemps que le capitaine. Tout en épluchant mes légumes, je me souvins de l’interaction qui nous avait liés d’amitié, lui et moi...


Texte publié par RougeGorge, 20 mai 2024 à 09h44
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