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tome 1, Chapitre 4 « Rose de Lorée - Partie 3 » tome 1, Chapitre 4

Dans un premier temps, j’ai dû cacher ma féminité comme je le pouvais avec, comme vous l’avez suggéré, des bandes de tissu et, bien évidemment, en me coupant les cheveux. Je devais ensuite trouver un endroit où passer la nuit, ces rues étant salles et dangereuses. Disposant de quelques pièces de monnaies précieusement rangées dans la poche du pantalon depuis que j’en avais fait l’acquisition, j’entrepris de trouver une auberge. Je modulai au mieux ma voix lorsque j’interrogeais les passants et, en ayant trouvée une pas trop chère, m’y installai pour le reste de la journée. Pour éviter de dépenser mes sous, je fis déjeuner de mon pique-nique et profitai de l’après-midi pour songer à la prochaine étape de ma liberté. Comment pouvais-je trouver un logement à perpétuité ? Comment rencontrer un maître d’arme ? Après quelques réflexions, je me souvins de l’institut où était allé mon frère : c’était une école privée où l’on enseignait l’escrime. Certes, ce n’était pas aussi intensif que de vrais combats, mais cela serait un bon début. Vers le milieu de l’après-midi, je me rendis à cette école, qui était à une bonne heure de marche de chez moi, une et demie de l’auberge. Je savais que je ne croiserais guère de monde un dimanche, mais un simple employé de bureau suffirait à m’indiquer comment m’inscrire et sous quelles conditions, car évidemment, cette école était payante et je ne disposais pas d’assez d’argent pour en couvrir les frais tout au long de l’année. Comme je m’y attendais, le directeur de l’établissement était absent et je dus m’adresser au secrétaire, un homme visiblement ennuyeux et ennuyé.

- Bonjour, lui dis-je en cachant de mon mieux mon timbre féminin.

- Vous êtes enroué, jeune homme ?

- Oui, mauvais rhume à cause du vent marin. Pas assez couvert.

- Hm. Que puis-je pour vous aider ?

- Je voulais savoir si je pouvais m’inscrire en cour d’année et comment.

- Il me faudrait l’autorisation et surtout l’argent de vos parents.

- Justement, la question qui fâche est celle de l’argent : voyez, je n’en ai guère, aussi voulais-je savoir si vous m’accepteriez en échange de travaux pour le profit de l’école.

- Il faudrait en parler au directeur.

Visiblement incommodé par cette conversation, il appuya sa tête sur son poing, me scrutant avec des yeux endormis.

- Je n’en doute pas, mais cela s’est-il déjà fait dans cet établissement ? Est-ce possible ?

- Eh bien, si vous combinez vos travaux avec de bons résultats vous donnant accès à une bourse d’étude, oui, cela est faisable. Mais sincèrement, je doute que vous atteigniez le niveau requis : si vous n’avez pas d’argent, vous n’avez donc pas reçue d’éducation.

- Détrompez-vous : j’ai appris des meilleurs professeurs particuliers. Seulement voilà, ma famille à récemment chuté dans la pauvreté et nous avons dû les renvoyer. La seule matière où j’aurais d’éventuelles difficultés serait l’escrime, mais c’est l’un des atouts qui m’a fait choisir votre établissement préférablement à un autre.

- Et quel âge avez-vous, jeune homme ?

- Dix-sept ans.

C’était mensonge, mais je savais d’expérience que la voix des garçons devient grave à cet âge-là, rarement avant, et dire que j’avais seize ans pourrait attirer d’éventuels soupçons. Le secrétaire poussa un profond soupire.

- J’informerai le directeur de votre requête à son retour, dit-il d’un air excédé. Avez-vous une adresse où nous pourrons envoyer la réponse ?

Il était aisé de deviner qu’il ne préviendrait personne. Aussi répondis-je :

- Inutile, je repasserai. Pour gagner du temps, pouvez-vous me donner les documents nécessaires à mon inscription ? Mes parents les rempliront, puis votre directeur signera s’il accepte de me prendre.

Pour seule réponse, il soupira à nouveaux et tira une liasse de papiers d’un tiroir. Après avoir fouillé dedans quelques instants, il en tira une feuille qui, comme la plupart sur ce bureau négligé, était froissée. Je le remerciai d’un hochement de tête et déclarai :

- Je serai de retour après-demain.

Sans plus de convenance, ce malandrin n’en ayant nullement mérité, je sortis. Je suppose que vous avez deviné qu’il était hors de question que je retourne auprès de mes parents. Heureusement, l’administration ne semblait pas être le point fort de cette école. Je conservai le nom "Lorée" autant le "de" pour dissimuler mon ascendance noble, et usurpai le deuxième prénom de mon frère : le premier aurait été trop risqué si quelques professeurs se souvenaient de cet ancien élève. En adresse, j’indiquai l’emplacement d’un domaine en ruine, non loin, où j’envisageais de loger quelques temps.

Le lendemain, je furetai dans des lieus mal famés, jusqu’à tomber sur une prétendue guérisseuse qui fournissait en drogue les voyous du quartier, ainsi qu’un peu de plaisir pour pas cher. Je poussai le panneau de bois qui, moisi, s’effrita sous mes doigts. A l’intérieur, la crasse avait envahi la pièce à vivre, les champignons se logeaient dans les murs, les araignées louaient le plafond. Au centre de la pièce, seul meuble, un bureau rongé par les mites. Il aurait pu être d’une grande beauté si on avait pris soin de l’entretenir, mais bien au contraire on lui avait coupé les pieds à mi-hauteur, de telle sorte que l’on puisse s’asseoir à même le sol pour travailler. Dans le coin gauche, un rideau troué était tiré. Je toussotai pour signifier ma présence.

- J’arrive, j’arrive ! dit-une voix étouffée de l’autre côté du rideau.

J’ouïs quelques froissements de tissus ainsi que des grognements. Peu après, un homme fit son apparition, torse nu, la mine renfrognée. Derrière lui sortit une femme vêtue d’une longue et large robe, sale évidemment, qu’elle avait probablement enfilée à la va vite.

- La prochaine fois, dit-elle d’un air suave, tu payeras un plus, ça dura plus longtemps.

Elle lui fit un baiser en l’air, et l’homme sortit en grognant. Après un petit rire, la guérisseuse se tourna vers moi.

- Alors, jeune homme… C’est pour ta première fois ? Ou peut-être veux-tu essayer l’herbe ?

Elle s’assit sur le sol, derrière son petit bureau, et ouvrit un tiroir d’où elle sortit plusieurs boîtes, la plupart de verre, quelques-unes de conserve.

- Non, je viens pour un autre problème.

- Votre voix…

Je retirai alors ma chemise et déroulai les bandages.

- Vous êtes une femme !

- Oui, et je viens demander vos services pour régler ce petit problème.

- Vous voulez dire…

- Amputez-moi.

Elle resta silencieuse un long moment puis, manifestement réticente à l’idée de répondre à ma requête, demanda :

- Pourquoi ?

- Pour ne pas finir en vieille prostituée droguiste dans un petit cabinet crasseux.

Elle eut à nouveau un petit rire.

- Je ne suis pas si vieille que ça.

Oh si, elle était vieille, surtout pour son genre de métier. Ses couches de maquillages ne devaient tromper personne, mais ses prix avantageux devaient compenser le dégout que cette femme fausse pouvait inspirer.

- Et puis, reprit-elle, ce n’est pas un si mauvais métier. Ça paye bien, et ça permet de garder le sourire…

- Chacun ses rêves, ma petite dame.

- Et quels sont les vôtres ?

- Vous êtes guérisseuse dans les quartiers pourris de Mont-Des-Epicéas, pas psychologue à la capitale de l’Empire.

- Je ne travaille que pour ceux que je connais.

- Mes réparties ne vous en disent donc pas assez sur ma personnalité, vieille folle ?

- Vous êtes une dure à cuire, sans doute, mais je veux connaître vos motivations.

- En échange tu me feras un prix.

- Combien proposez-vous ?

- Combien veux-tu ?

Elle réfléchit quelques instants.

- Dix sous de bronze.

Elle me prenait sans doute pour un pigeon. Ces dix sous, dans ma précédente vie, ne représentait rien, mais ici c’était une véritable fortune. Je partis d’un grand éclat de rire.

- Dix sous ! Dix sous de bronze pour trancher ma chair avec un couteau brûlé ! je ne suis pas née de la dernière pluie, ma vieille. Ce travail n’en mérite même pas cinq de cuivre, et tu le sais aussi bien que moi.

- Je veux du bronze.

- Alors tu me rendras la monnaie.

- Et qui vous dit que je l’ai, cette monnaie ?

Je m’emparai d’une boîte de conserve et la secouait, laissant retentir des tintements métalliques.

- Ceci, vendue.

Elle soupira.

- Et si vous cessiez de m’insulter pour...

- T’insulter ? l’interrompis-je. Les termes que j’emplois pour te nommer ne sont-ils pas parfaitement exactes ?

Elle se renfrogna.

- Ce ne pas en me traitant ainsi que vous obtiendrez ce que vous voulez.

Je sortis une pièce de bronze de ma poche.

- Cela te convaincra peut-être… Vieille pu…

- Inutile d’employer des termes obscènes !

Elle m’arracha l’argent des mains et se leva.

- Par ici, grommela-t-elle.

Je souris de satisfaction. Une pièce de bronze était un peu cher à mon gout, mais je lui avais cloué le bec et affirmer ma supériorité auprès de cette folle. Je la suivis dans la pièce dissimulée par le rideau. Sans surprise, elle n’était pas plus propre que le reste du cabinet, mais au moins était-elle un peu plus meublée. Le meuble le moins repoussant était, élément indispensable dans ce genre d’entreprise, un lit. Il n’était pas très grand, mais les draps semblaient propres. Il y avait aussi une armoire, un tapis et une petite commode sur laquelle reposait un chandelier, seule source de lumière de la pièce, cette chambre étant dépourvue de fenêtre. La vieille s’approcha de la commode et en sortit une dague, qu’elle passa au-dessus de la flamme de la bougie. Pendant que la flamme noircissait, elle demanda :

- Ce sera très douloureux, vous savez ?

- Tu as des drogues, qu’elles servent à quelque chose.

- Cela n’endormira pas toute la douleur.

- J’en ai bien conscience.

- Je suppose que vous n’êtes toujours pas décidez à me dire ce qui vous motive.

- Je t’en informerais… Si tu m’offres une boîte d’herbe.

- Dans vos rêves.

- Alors tant pis pour toi.

- Une demi boîte et je ne vous facture pas les drogues qui seront utilisés durant l’opération.

- D’accord. Je veux simplement devenir pirate.

Après un court silence incrédule, la femme partit d’un grand rire.

- Pirate ! Une jeune fille ! Vous m’en direz tant !

- C’est justement pour me faire passer pour un homme que j’ai besoin de me débarrasser de ça. Des bandages ne suffiront pas éternellement.

- Il faut aussi savoir manier les armes pour piller des navires. Tu sais moi, je peux monter à bord quand je veux en échange de mes services.

- Tout cela me regarde. N’essayes pas de me convertir à tes vices, sorcière.

- Sorcière ? Vendue, vieille, folle je veux bien. Mais sorcière…

- Ne vends-tu pas des potions magiques ?!

Je me mis à rire insolemment.

- Bon, ce doit être assez chaud maintenant, repris-je. Donne-moi ton herbe et bon vent !

Elle soupira.

- Si vous êtes sûre de vous, madame.

Pour seule réponse, je tendis la main. Elle soupira et sortit une boîte de sa poche, qu’elle me remit.

- Une pincée vous fera tourner la tête en deux minutes, c’est un mélange de ma composition. Il faut les infuser…

Elle cessa de parler quand elle vit que, faisant fi de ses conseils, j’avais ouvert la boîte et avalait déjà une petite quantité de poudre. Je me souviens qu’elle a alors soupiré, puis tout est devenu flou. Je n’apercevais plus qu’un léger éclat émanant du chandelier, perdu dans une marée de ténèbres. La prochaine chose que j’entendis fut mon propre cri lorsque la douleur fusa sur ma poitrine. Après quelques atroces minutes, l’opération était finie, et je sombrai dans l’inconscience.


Texte publié par RougeGorge, 25 mars 2024 à 18h32
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