Rose de Lorée
- … au cœur de l’œil des mers, j’te jure ! Dans sa pupille, là !
Le marin pointa un endroit sur la carte que je savais étalée sur la table. De ma cachette, j’étais trop bas… trop basse pour la voir. Mais je devinais à l’air ébloui des autres buveurs qu’elle recelait de multiples trésors.
- Parait qu’il y a un gardien dans l’iris, un monstre, horrible, immense ! Il aurait perdu ses yeux, dit-on, et réclame les plus beaux de la planète en échange d’un passage vers le trésor ! Mais à chaque fois que des corsaires ou pirates assez courageux lui en présentait, il les refusait, disant qu’ils n’étaient pas assez bien. Certains fous ont même arraché leurs propres yeux pour les lui offrir, d’autres ont tué puis arracher les globes oculaires de reines, de rois de princes en excursion sur les mers, mais jamais il n’a laissé passer qui que soit, et ils sont tous morts.
L’homme empoigna son verre de vin et but à grande gorgée avide. Les autres le fixaient avec incrédulité et émerveillement. Si ses dires étaient vrais, ça pouvait leur rapporter gros, en revanche cet ivrogne pouvait juste les entraîner dans un périple d’où ils ne ressortiraient peut-être pas vivant. Pour moi, peu importait la véracité de ses dires : l’histoire était belle, et l’écouter était un délice. L’homme allait reprendre, lorsqu’une voix retentit à travers la taverne, le timbre tremblant e rage.
- Rose !!! Viens ici tout de suite !
Cachée dans mon tonneau vide, je me tendis. J’avais adopté ce refuge quelques semaines plus tôt, et j’espionnais toute la salle par le petit trou dans le bois censé laisser couler la bière, le vin ou le rhum. Mon père ignorait l’existence de cette cachette. Je le vit passer une porte menant aux cuisines et, plus loin, à l’escalier menant à nos appartements. Il fouilla la pièce du regard, se pencha pour vérifier que je n’étais pas sous une table, fit le tour du comptoir puis interrogea le tavernier.
- As-tu vu Rose, Billy ? Je ne la trouve plus depuis que…
Le reste fut inintelligible à mes oreilles. Le brouhaha des conversations avait peu à peu reprit. Je vis Billy secouer négativement la tête. Il était un peu plus âgé que moi, vingt ans, et je savais qu’il m’aimait derrière son masque d’amitié. Lui-même savait que je répugnais au mariage et que, si je me résignais sous la contrainte de mes parents, ceux-ci n’accepteraient jamais que ce soit avec lui, un simple employé à leur solde. Aussi soupirait-il pour moi en silence. Mais, du fait de son inclination pour moi, il n’hésitait pas à me cacher de mes parents, comme à présent : il n’ignorait pas l’endroit où je me trouvais, savait parfaitement que je les observais, riant de la naïveté de mon père tout en craignant son courroux lorsqu’il mettrait la main sur moi. Il jeta un dernier regard à travers la salle et fit mine de s’en aller. D’instinct, Billy regarda dans la direction de la pile de tonneaux où j’étais cachée. Grave erreur : mon père suivit son regard. Je le vis remuer les lèvres et Billy sursauter. C’était mauvais. Très mauvais. Surveillant Billy du coin de l’œil, il s’approcha des réserves de vin. Je profitai d’un court instant où il tournait la tête pour remettre le bouchon de liège à sa place, là où était censé couler la boisson, quand boisson il y avait. Ce tonneau ne devait en aucun cas se démarquer des autres. Ce qui allait être compliqué, s’il contournait la pile, car je l’avais moi-même remarqué, et pouvait entrer dedans par la même occasion, grâce à un gros trou à l’arrière du bois. C’était la raison pour laquelle il était toujours vide. J’avais sommairement reconstitué l’arrière du contenant avec les planches d’un autre tonneau usagé, mais la réparation restait tout de même très visible. Je resserrai davantage l’assemblage de planche contre le reste du tonneau, me faisant la plus petite possible. Puis je fermai les yeux et, n’ayant rien de mieux à faire, priai. J’entendis les pas de mon père devant la pile. Puis des tapotements réguliers, se rapprochant de moi. Il frappait sur les récipients pour vérifier s’ils étaient bien vides ! Hâtivement, je collai mon dos à la paroi, espérant atténuer la résonnance du bois. Toc, toc… Toc, toc. Toc, toc ! Il se rapprochait fatalement de moi. Je continuai de prier muettement. A l’époque je croyais encore en Dieu, car on m’avait toujours appris son existence. Ce n’est que plus tard que je commençai à douter de cette extravagante réalité. Tac, tac !!! Il avait frappé sur mon tonneau. Je retins mon souffle. Mon cœur battait la chamade, et je craignais irrationnellement qu’on l’entendit se répandre à travers les planches. Toc, toc ! Toc, toc. Toc, toc… Mon père avait continué sur son élan. Je relâchai enfin un soupire, me permettant de respirer, mais pas trop fort. Lorsqu’il eut passé en revue tous les tonneaux, je crus qu’il allait s’en aller en foudroyant Billy d’un regard lourd de suspicion mais, à mon grand désarroi, je l’entendis faire le tour de la pile de tonneau et s’avancer lentement. Si lentement que je sus qu’il les examinait. Il allait remarquer la différence sur celui où je me cachais. C’était certain. En effet, arrivé à ma hauteur, il s’arrêta, et au bruit feutré que fit le tissu de son pantalon je compris qu’il se baissait. Je vis le bout de ses ongles traverser la prothèse de planche. Il s’apprêtait à l’enlever, et alors il me verrait. Je pris donc le seul parti qu’il me restait. Je me jetai de toutes mes forces contre le panneau de bois, renversant mon père, puis m’enfuis à toutes jambes. J’offrais un joli spectacle aux clients, ce qui me vaudrait une remontrance de plus si j’étais attrapée. Cela devrait bien arriver tôt ou tard, même si j’arrivais pour l’instant à échapper à mon père, ce qui était loin d’être sûr. Je me précipitai vers la porte de la taverne, sachant que si je me dirigeais vers les cuisines, un employé quelconque m’aurait interceptée. Encombrée par mes jupes, je dus redoubler d’effort pour gagner la porte, mais j’y parvins malgré tout. Je l’ouvris violemment, manquant de renverser un client qui s’apprêtait à entrer. Heureusement pour moi, il n’eut pas le réflexe de m’arrêter. Malheureusement pour moi, il était accompagné de deux amis qui eux eurent le temps de se remettre de leur choc et la vivacité de me bloquer le passage. Je tentai de les repousser mais mes muscles de fille de seize ans étaient de la graisse de porc comparés à ceux de deux hommes dans la fleur de l’âge. Je pestai, leur crachant mille injures au visage, mais ils avaient hélas compris que j’étais en fuite, et commençaient déjà à me pousser à l’intérieur. Mon père eut tôt fait de nous rejoindre et, sans attendre d’être dans l’intimité, devant tous les clients, m’assena une bonne gifle, que j’encaissai sans broncher. Le silence se fit dans la salle, aussi sa voix sembla celle d’un géant lorsqu’il me cria :
- Va rejoindre ta mère !
Il pointa la porte des cuisines du doigt et, sachant qu’il était à présent vain de tenter quoi que ce fût, j’obéis.
- Vous vous demandez sûrement, capitaine, repris-je en réemployant ma voix d’homme, qui me manquait, quelle était cette bêtise que j’avais commise, et qui semble si grave. Eh bien figurez-vous qu’elle était d’une banalité ennuyeuse. Ma mère avait simplement organisé un thé avec des amies à elle qui, sans surprise, avait des fils et en serait accompagnées. Vous devinerez aisément qu’elle espérait me marier, aussi ma disparition et mon insolence lui causèrent-elles un grand chagrin, et à mon père une vive colère.
- Pourquoi maquillez-vous encore votre voix ?
- Cela fait vingt ans que je la module. Je crois même que, lorsque je marmonne dans mes rêve, j’emplois cette voix-là. Elle me manque, voilà tout. A vrai dire, j’ai l’impression que parler normalement me brûle la gorge.
- Dommage. Votre voix naturelle est ravissante.
Il disait cela d’un air absent. Je fronçai immédiatement les sourcils.
- Vous vous oubliez, capitaine, et vous m’oubliez par la même occasion.
Il se contenta de hausser les épaules et de m’inciter à poursuivre, aussi exauçai-je son souhait.
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