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tome 1, Chapitre 1 « L'Edenté » tome 1, Chapitre 1

Chapitre 1

L’Edenté

Je pris une grande inspiration. L’air marin était délicieux par cette nuit fraîche. Au-dessus des flots calmes le croissant de lune me lançait son sourire édenté, comme chaque soir depuis celui où je suis monté sur ce navire. C’est d’elle que je tiens mon nom : l’Edenté. Une nuit d’insomnie, comme chacune en réalité, un matelot m’avait rejoint sur le pont. Saisi d’une mélancolie poétique, c’est alors ainsi que j’avais décrit la pleine lune cachée derrière les nuages. ‘Elle doit nous regarder. Sûrement se moque-t-elle de nous de son sourire édenté.’ Il avait poussé un grand éclat de rire et, après une bourrade sur l’épaule, avait déclaré que j’étais drôle avec mes "beaux mots tout phrasés comme il faut". ‘Et pis, avait-il ajouté, c’est marrant ça, édenté. Ç’t’irait bien, j’trouve, t’as un beau sourire.’ Je crois qu’il n’avait pas compris le sens de ce mot, mais peu importait. De "le petit nouveau", "blanc bec" ou même "la bleusaille", j’étais passé à l’Edenté. Ce devait être la plus belle nuit de ma vie. Attention, pas le plus beau jour, celui-ci est tout autre. Mais la plus belle nuit, à n’en pas douter. Depuis, je n’ai cessé d’imaginer la lune avec un grand sourire plein de dent. Alors que je ressassais ces souvenirs et profitait du clapotis de l’eau sur la coque, mon attention fut attirée par une lueur. Elle émanait de la petite porte en bois, que j’avais laissée entrouverte, et par laquelle on pouvait descendre jusqu’au pont principal. Peu après, un marin un peu grassouillet, dit Jambon-beurre, émergea de la porte, une bougie à la main.

- L’Edenté ! s’écria-t-il, au risque de réveillé tout l’équipage. Oh, sacré bon sang ! Que j’aimerais avoir un nom de corsaire comme le tien ! Meuh non, moi c’est Jambon-beurre…

- Que veux-tu, Jambon-Beurre ? dis-je en souriant. As-tu été réveillé par le ronflement de ton imposante bedaine ?

Je partis d’un rire chaleureux, tandis qu’il prenait un air interloqué.

- Bedaine ? bafouilla-t-il. Qu’est-ce que c’est encore que tu me radote ?

D’un geste rieur je frappai mon ventre. Il baissa les yeux vers le sien, et sembla comprendre.

- Oh ! Oh, c’est ça la bedaine ? Eh, mais elle est pas immense d’abord !

Il franchit les quelques derniers mètres qui nous séparait et m’envoya son poing dans le bras, alimentant mes rires.

- Allez, je plaisantais, Jambon-beurre.

Tout en râlant, il déclara :

- Si j’pouvais, j’te défierais en duel, et tu en prendrais plein la gueule !

- Ah ? Et qu’est-ce qui t’en empêche ?

- Le cap’taine m’a dit qu’il voulait t’voir. Et surtout de pas traîner, hein !

Je perdis immédiatement mon sourire. Le capitaine attendait, ce n’était pas bon. Enfin, ce n’est pas pire que s’il était dans la cabine que je partageais avec Jambon-beurre et Coutelas, là, j’aurais eu matière à m’inquiéter.

- Alors que faisons-nous là à nous menacer ? dis-je.

Sans attendre sa réponse, je me dirigeai à grand pas vers la poupe du navire, où se dressait la cabine du capitaine.

- Eh ! Attends !

Je me stoppai et me retournai à demi.

- Il est en bas, poursuivit Jambon-beurre.

- En bas ?

- Eh, comment tu crois qu’il m’a causé ? Il t’attends dans not’ cabine !

J’avançais à grandes enjambées dans l’étroit couloir, dépassant trois cabines : celle de l’Ouïe d’or, Soûl et Cadavre, celle de Motus, Poudrière et Faucon, et celle de Descartes, Courte-Jambe et Coule-sang. Des noms aussi évocateurs que le mien était banal. Mais cela me plaisait bien : j’étais le seul qui, même mon nom connu, resterait un entier mystère. Ma cabine était la dernière. La porte était ouverte, et je pouvais entendre le bruit métallique que produisait la pierre à aiguiser sur la lame du coutelas de… eh bien, de Coutelas. Il résonnait régulièrement dans le couloir, en chuintement aigu et perçant. A peine fus-je arrivé au niveau de la porte que le capitaine me vit avancer au pas de course. Comme il me jeta un regard glaçant, je me stoppai net et, me mettant au garde-à-vous, inclinai légèrement la tête en guise de salut.

- Capitaine, dis-je, vous désiriez me parler ?

- Oui, en effet. Et j’ai été très déçu de ne pas te trouver dans cette pièce, où tu aurais dû être.

Le capitaine était le seul homme à bord, à part moi-même, sachant parler de belle façon. Jambon-beurre, à mon grand désarroi, prit aussitôt ma défense :

- C’est qu’il se fiche des inso… insimi… enfin il peut pas dormir, quoi.

- Tais-toi Jambon, soufflai-je.

Il me lança un regard étonné.

- Ben pourquoi ? C’est normal de lui expliquer !

- Oui, l’Edenté, reprit le capitaine, dis-nous donc pourquoi il doit se taire.

- C’est simplement, capitaine, que les excuses ne servent, à mon sens, à rien.

- Précise ta pensée.

- Je suis sorti sur le pont. C’était ma décision. J’aurais pu rester dans ma cabine mais je ne l’ai pas fait. C’est donc ma faute, et toutes les circonstances du monde ne sauraient justifier un écart de la conduite que vous attendiez de moi. De plus, je trouve que les excuses sont pour les lâches, ceux qui ne peuvent assumer la responsabilité de leurs actes.

Il sembla satisfait de ma réponse et hocha la tête. Puis, sans même le regarder, il s’adressa à Coutelas.

- Coutelas, n’as-tu pas envie d’aller prendre l’air ?

Le chuintement du métal cessa immédiatement. Le marin leva des yeux étonnés et bafouilla :

- Je… non, j’suis bien là…

Jambon-beurre lui jeta un regard insistant, et Coutelas compris immédiatement.

- J’veux dire… oui, je veux aller respirer l’air.

Il se leva précipitamment, et fila part la porte. Lui et Jambon-beurre, qui avait compris les intentions du capitaine, retournèrent sur le pont supérieur, me laissant seul avec ce terrible corsaire. Celui-ci ricana :

- Repos, soldat.

Mes épaules s’affaissèrent. Bien sûr, c’était ridicule, nous n’étions pas à l’armée.

- Assieds-toi, repris-t-il en désignant une vieille chaise.

Lui-même étant debout, j’hésitai quelques instants, par soucis de politesse. Mais, lorsqu’on risque de se voir la tête tranchée, mieux vaut obéir sans discuter aux ordres. Je m’installai peu confortablement et attendis qu’il prenne la parole. Prenant son temps, comme pour bien me faire mijoter avant de me servir, il s’approcha d’un vieux cadre pendant sur le mur, l’effleura négligemment su doigt en entraînant une couche de poussière, puis s’avança ma couchette, au-dessus de celle de Jambon-Beurre et parallèle à cale de Coutelas. Il retira l’oreiller maigre de plume et mon cœur fit un bond dans ma poitrine. Là se trouvait caché quelque chose. Ce quelque chose, le capitaine le prit, et l’agita sous mon nez.

- Belle photo, dit-il. L’enfant, c’est vous ?

En noir et blanc, elle représentait un homme et une femme tenant un bébé. Devant eux, donnant la main à son père, il y avait un petit garçon.

- Non, dis-je prudemment. Cet enfant-là est mon frère. Je me trouve dans les bras de la femme.

- Très belle femme, d’ailleurs, on retrouve certains de ses traits chez vous. Comme votre sourire.

- Merci, mon capitaine.

- L’Edenté… l’idiot qui vous a trouvé ce nom devait être bien moins doué que vous en grammaire.

- Sans doute, mon capitaine.

- Dites-moi, comment avez-vous reçu pareille éducation ?

- Mes parents étaient pour le moins stables financièrement.

- Pour le moins, en effet. J’irais même jusqu’à dire « blindés aux as ». Qu’en pensez-vous ?

- J’en pense que je ne vois pas le rapport entre les richesses de ma famille et votre présence à mes côtés dans cette cabine, mon capitaine.

- Vous savez, voilà un mois que nous avons quittés le port de Mont-Des-Epicéas après avoir fait le plein de provisions.

- Oui.

- Je crois savoir que Mont-Des-Epicéas est votre ville natale.

Je déglutis.

- Oui… comment le savez-vous ?

- J’ai entendu parler là-bas d’un certain Monsieur de Lorée.

A ses mots, je sentis mon sang se figer dans mes veines. Mon cœur sembla cesser de battre tandis qu’un frisson me parcourait le dos.

- De Lorée était propriétaire d’une taverne sur les quais. Le nouveau gérant m’a fait son éloge. A ce qu’il paraît, il s’est marié à une très belle femme au sourire éclatant à l’âge de vingt ans, et as eu deux enfants avec elle. Un garçon puis une fille. Son fils est devenu charpentier, quant à sa fille… Elle a disparue à l’âge de seize ans, alors qu’on songeait à la marier. Parait-il qu’elle aimait à traîner dans le bar de son père, se passionnant à écouter les histoires de marins. Elle avait même caressé le rêve fou de devenir corsaire, mais avait évidemment essuyé des refus catégoriques de la part des capitaines de bateau. Certain ivrognes imaginent donc que, lors de sa disparition, elle s’est faite passer pour homme et a rejoint un équipage. Drôle d’idée, n’est-ce pas ? Quelle belle imagination qu’avaient ces gens-là. J’allais repartir, quand j’ai vu au mur une photo de cette famille. Curieux de pouvoir raconter cette histoire à mes marins, et étant alors en bonne posture financière, je l’achetai au tavernier. J’avais presque oublié toute l’histoire lorsque, hier, je fis le tour des cabines pour vérifier leur état. Je tombai sur cette photo.

Il la brandit à nouveau sous mon nez.

- J’y reconnus l’homme, la femme, et le garçon. Alors la fille… ne pouvait être que le bébé. Et vous venez vous-même de confirmer votre identité, Rose de Lorée.

Je bondis sur mes pieds et tirai le sabre, prêt à me battre. Sans cesser de moduler ma voix malgré mon masque tombé, je crachai :

- Cela fait bien longtemps que je ne me considère plus comme telle. Ce nom, à mes oreilles, est une insulte !

- Vous êtes impressionnante, mademoiselle de Lorée.

- Il suffit ! Depuis que je suis sur ce navire, j’ai craint votre colère, mais je n’hésiterais pas une seconde à me battre à mort pour défendre mon honneur et protéger mon passé.

- Inutile d’aller jusque-là. Vous êtes un remarquable corsaire, et ne plus vous avoir au sein de mon équipage me chagrinerait. C’est d’ailleurs bien grâce à vous que nous avons les cales pleines aujourd’hui. Mais… garder une femme à bord… avouez que c’est peu commun.

- Je n’ai que faire de ce qui est commun ! Sachez bien une chose : si c’est en tant que femme, je ne resterai pas une minute de plus sur ce vaisseau.

- Ha ! Et où iriez-vous ?

- Rejoindre la lune… ou dans votre cabine.

Il comprit le sous-entendu de mes propos.

- Un duel ? Allons, vous n’êtes pas sérieuse !

- Si ! Je suis très sérieux.

J’appuyai ce dernier mot pour qu’il comprenne bien que je n’étais plus femme depuis mes seize ans, depuis ce jour fatal, le plus beau de mon existence, où j’ai décidé de devenir corsaire.

- Je ne veux pas votre mort.

- Et moi je veux celle de ceux qui connaissent mon nom et m’insulte en l’employant. Rose de Lorée est morte ! Je suis l’Edenté, un corsaire redoutable naviguant sur le Fer Blanc, sous les ordres du féroce capitaine Guillotin ! Capitaine que je tuerai ou dont je me ferai tuer ce soir !

- Il suffit ! Je ne vous demanderai qu’une chose, ensuite je verrai si j’accepte le combat.

- Dites toujours.

- Je veux que vous me racontiez votre histoire, la vraie. Et pas avec votre fausse voix gutturale, je veux entendre votre véritable timbre. Une histoire sans masque racontée sans voile. Qu’en dites-vous, l’Edenté ?

J’abaissai légèrement mon sabre, hésitant.

- Juste la vérité, et vous ma laisserez défendre mon honneur en homme, en digne corsaire ?

- Je vous en fais la promesse.

- Alors d’accord.

Je rangeai mon arme et déclarai :

- Nous ferions mieux de laisser Jambon-beurre et Coutelas revenir, ou leur nuit sera longue.

- Allons dans ma cabine.

Sur ce, nous sortîmes de la petite pièce et remontâmes sur le pont. En croisant mes compagnons de chambre, Guillotin, qui tenait sur surnom de la guillotine à cause des nombreuses têtes qu’il avait tranchées, leur ordonna de retourner dormir. Ils se hâtèrent d’obéir. En traversant le pont, je levai les yeux vers la lune.

« Toi et ton sourire, pensai-je, vous allez ce soir assister au récit d’un conte de fée. Des fées de sangs, de feu, d’injustice… Mes fées à moi. »

Le capitaine poussa la porte de bois et je pénétrai dans la plus belle salle de tout le vaisseau. Des tapis recouvraient le sol de bois, la pièce était éclairée de multiples chandelles ne laissant aucun coin dans l’ombre. Un lit, un vrai contrairement à nos pauvres paillasses, se trouvait encastré dans le mur, à environ un mètre du sol. Au centre de la pièce, un grand bureau de bois orné de dorure trônait. Le capitaine prit la chaise qui se trouvait derrière, la tira face à son lit et s’assit dessus. D’un geste, il m’invita à m’asseoir sur le matelas. J’y pris place tout en continuant d’examiner la pièce. Elle était pourvue de tant de détails et de décorations qu’en faire une description serait aussi long que le récit que je m’apprêtais à commencer.

- Par quoi voulez-vous que je commence ?

- Négligez la naissance, vos aïeux et toute la farandole d’information barbante. Démarrez là où ça devient intéressant.

- Soit.

- Et n’oubliez pas, je veux entendre votre vraie voix.

Je me passai la langue sur les lèvres, embêté. Mais il me regardait avec une intensité à brûler ma chaire. Alors, pour la première fois en plus de vingt ans, je laissai aller ma voix librement, je relâchai mes cordes vocale, libérant une nature que j’avais enfouie à des kilomètres sous terre comme un volcan libère son magma, et les mots coulèrent de ma bouche en une lave ardente.


Texte publié par RougeGorge, 5 mars 2024 à 12h22
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